Qu’est-ce qu’est une géographie anarchiste ?
Les
systèmes de hiérarchie et de domination qui structurent nos vies découlent d’un
apprentissage. Devenir anarchiste, c’est les désapprendre. J’ai trois enfants,
qui détiennent de manière inhérente beaucoup de valeurs anarchistes. Ce sont mes
plus grands professeurs. La géographie est un champ très vaste qui va de la
géographie physique à la géographie humaine. Si vous revenez à Pierre Kropotkine
et Elisée Reclus, aux sources de la géographie comme de l’anarchisme, il n’y a
pas de séparation claire. Doreen Massey, une géographe radicale britannique,
considère que la géographie raconte l’histoire, les histoires. Il s’agit de
penser toutes les histoires collectées, pas uniquement d’un point de vue
anthropocentrique. Cela inclut l’histoire des animaux, des plantes, et toutes
les interconnexions qui font de la Terre ce qu’elle est.
On
ne conçoit pas l’espace de manière générale, mais de manières particulières, au
pluriel. Doreen Massey considère que les lieux forment des constellations, comme
un squelette des interconnexions que nous expérimentons. Cet ensemble de
relations sociales, politiques et économiques est en évolution permanente. Il y
a la grande histoire, et il y a le canevas des petites histoires. Rien n’est
figé, accompli.
En quoi l’anarchisme et ses idées permettent-ils de repenser notre rapport à l’espace et aux histoires des uns et des autres ?
L’anarchisme
est une manière d’être au monde, une question de liberté, d’émancipation. Dès
lors qu’il y a une forme de hiérarchie, il y a un positionnement critique à
avoir, et pas uniquement au sujet des relations que les humains ont entre eux.
La pensée des Lumières a longtemps positionné l’homme au sommet de l’évolution
des espèces. Chez Kropotkine et Reclus, dès le XIXe siècle,
il s’agit de lui redonner une juste place : non pas supérieur, mais simplement
existant aux côtés des autres espèces vivantes. Kropotkine pensait la
mutualisation, la collaboration et la réciprocité à l’échelle de l’évolution
entière. Afin de s’opposer au darwinisme, interprété comme une nécessaire
compétition et la suprématie d’une espèce sur une autre, il souligne qu’un autre
pan de la pensée de Darwin met en avant l’interdépendance des êtres vivants. Le
processus d’évolution est lié à cela : certaines espèces survivent uniquement en
vertu des liens qu’elles ont avec d’autres. Cette perspective permet de
réimaginer la notion de survie, en réorientant la lecture de Darwin de la seule
compétition à la coopération. L’anarchisme est aussi une question d’association
volontaire et d’action directe. La première relève du choix, du libre arbitre,
la seconde en découle : nous n’avons pas besoin d’attendre que des leaders élus,
qu’une avant-garde, que quelqu’un d’autre nous autorise à repenser nos vies si
nous avons envie de le faire. Selon Doreen Massey, il s’agit d’influer sur
l’histoire, sur les histoires, pour qu’elles correspondent plus à nos désirs,
nos intérêts et nos besoins.
En quoi cette pensée peut-elle être actuelle ?
Oppression
raciale, violence d’Etat, violence capitalistique : les formes de violence dues
aux hiérarchies se multiplient et se perpétuent aujourd’hui. L’anarchisme est
beaucoup plus large que le proudhonisme originel. Il ne s’agit pas seulement
d’une remise en cause de l’Etat, de la propriété, mais de toutes les formes de
domination, en terme de genres, de sexualités, de races, d’espèces. L’anarchisme
doit contribuer à forger une autre forme d’imagination, plus large, à mettre en
avant les connexions entre les êtres plutôt que de leur assigner des
étiquettes.
Vous avez écrit un pamphlet intitulé «Fuck neoliberalism» (1), littéralement, «emmerdons le néolibéralisme»…
A
un moment donné, il faut juste dire «fuck it !» [«merde
!», ndlr]. Car on a beau étudier dans le détail le fait que le
marché avantage certains et en désavantage d’autres, un grand nombre de gens
continueront de ne pas se sentir concernés. Donc il faut dire stop et s’atteler
à renverser la tendance. Le capitalisme est fondé sur la domination, sa fonction
première est de produire des inégalités. Dans ce système, certains réussissent,
les autres restent derrière. En tant qu’universitaires, combien d’articles
devrons-nous encore écrire pour dénoncer ses méfaits à tel endroit ou sur telle
population ?
C’est
une provocation pour attirer l’attention sur le problème plutôt que de continuer
à tourner autour. C’est le texte le plus lu de ma carrière. Il porte un message
profondément anarchiste. Or, la réponse à cet article a été massivement positive
dans le monde universitaire. Peut-être car le terme d’«anarchisme» n’apparaît
jamais. La plupart des gens qui ont intégré des principes anarchistes à leur vie
quotidienne ne l’identifient pas nécessairement comme tel. La coopération, la
réciprocité, l’aide mutuelle, tout le monde les pratique chaque jour avec ses
amis, sa famille. Lancer un jardin partagé, rester critique face à ses
professeurs, interroger l’individualisme qui va de pair avec le néolibéralisme,
cela fait partie d’une forme d’éthique de la vie en communauté. Nous sommes tous
coupables - moi compris - de perpétuer le système. L’un des piliers du
néolibéralisme est cette volonté de se focaliser sur l’individu, qui entraîne
une forme de darwinisme social, les «tous contre tous», «chacun pour soi».
Vous évoquez un activisme de la vie quotidienne. Quel est-il ?
L’activisme
ne se résume pas à être en tête de cortège, prêt à en découdre avec la police.
Il passe par des gestes très quotidiens, ce peut être de proposer à vos voisins
de s’occuper de leurs enfants un après-midi. A Victoria, il existe un groupe de
«mamies radicales» qui tricotent des vêtements pour les sans-abri. Mieux
connaître ses voisins, aider quelqu’un à traverser la route, lever les yeux de
nos téléphones ou débrancher notre lecteur de musique et avoir une conversation
avec les gens dans le bus ou dans la rue : ces choses très simples font peser la
balance dans l’autre sens, permettent de court-circuiter l’individualisme
exacerbé produit par le néolibéralisme. Si vous vous sentez de manifester contre
le G20, très bien, mais il faut également agir au quotidien, de manière
collective.
Une
des meilleures façons de faire changer les gens d’avis sur les migrants est de
leur faire rencontrer une famille syrienne, d’engager un échange. Frôler leur
situation peut être le moyen de réhumaniser les réfugiés. Cela implique d’avoir
un espace pour enclencher cette conversation, un lieu inclusif, libre des
discours haineux. En s’opposant au nationalisme, l’anarchisme encourage le fait
de penser le «non-nationalisme», de regarder au-delà des réactions épidermiques,
d’élargir le cercle de nos préoccupations et notre capacité à prendre soin de
l’autre, à se préoccuper de l’humanité entière.
Cet ethos permet-il de lutter contre la violence institutionnelle ?
Je
me considère pacifiste, mais ça ne veut pas dire que les gens ne devraient pas
s’opposer, lutter, pratiquer l’autodéfense. Pour moi, l’anarchisme est
fondamentalement non-violent - un certain nombre d’anarchistes ne sont pas
d’accord avec cela. Un système de règles et de coercition est intrinsèquement
violent. L’Etat revendique le monopole de cette violence. Quand des groupes
d’activistes, d’anarchistes ou n’importe qui s’opposent à l’Etat, c’est un abus
de langage d’appeler cela de la violence. C’est un moyen pour l’autorité de
discréditer la dissidence. Si l’Etat revendique le monopole de la violence,
acceptons-le en ces termes. La violence est répugnante, vous en voulez le
monopole ? Vous pouvez l’avoir. Mais alors n’appelez pas «violence» notre
réponse. Le but d’un anarchiste, d’un activiste, ce n’est pas la domination, la
coercition, mais la préservation de son intégrité, la création d’une société
meilleure, de plus de liberté. L’autodéfense n’est pas de la violence.
D’une certaine façon, un Black Bloc ne serait pas violent, selon vous ?
Chaque
Black Bloc, dans un contexte donné, peut être motivé par de nombreuses raisons.
Mais de manière générale, je ne crois pas que son objectif soit la violence. La
première raison pour laquelle le Black Bloc dissimule son visage, c’est parce
qu’il ne s’agit pas d’intérêts individuels, mais d’un mouvement collectif. La
majorité des médias parle du Black Bloc uniquement en terme de «violence», or
c’est d’abord une forme de résistance, d’autodéfense, non pas uniquement pour
les individus qui forment à un moment le Black Bloc, mais une autodéfense de la
communauté et de la planète sur laquelle nous vivons. Qu’est-ce que va changer,
pour une banque, une vitrine brisée, très vite remplacée ? Condamner la violence
des Black Blocs, ça permet d’occulter la violence de la police, vouée à la
domination, la coercition, la suppression de la liberté de certains individus
dans le seul but de préserver la propriété d’une minorité puissante.
(1)
«Fuck le néolibéralisme», revue Acme, 2016, en libre accès sous Creative Commons
sur www.acme-journal.org
Simon
Springer Pour une géographie anarchiste Lux, 308 pp., 18
€.
https://www.liberation.fr/debats/2018/08/20/simon-springer-a-un-moment-donne-il-faut-juste-dire-fuck-au-neoliberalisme-dont-la-fonction-premiere_1673582
-- « Ceux qui produisent tout n’ont rien et ceux qui ne produisent rien ont tout » Alexandre Jacob-1905
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