mercredi 11 juillet 2012

Le Surhomme (Der Übermensch) selon le philosophe allemand Friedrich Nietzsche

 Le Surhomme est une notion principalement associée au nom du philosophe allemand Friedrich Nietzsche. Richard Roos l'a ainsi définie :

« Le Surhomme de Nietzsche est un dieu épicurien ramené sur la terre. Il ne doit pas se soucier des hommes, ni les gouverner : sa seule tâche est la transfiguration de l'existence. »

Le Surhomme romantique

La notion de surhumanité n'a pas été inventée par Nietzsche, et daterait du XVIIe siècle. On la trouve chez Herder. Mais on la rencontre surtout à partir de la littérature romantique, désignant un idéal impossible, mettant en lumière les limites de l'existence humaine : Lord Byron (Manfred), Giacomo Leopardi (Zibaldone) l'évoquent avec désespoir ou ironie.

Goethe, Faust :
GEIST:
Du flehst, eratmend mich zu schauen,
Meine Stimme zu hören, mein Antlitz zu sehn;
Mich neigt dein mächtig Seelenflehn,
Da bin ich! — Welch erbärmlich Grauen
Fasst Übermenschen dich!


L'ESPRIT :
« Tu aspirais si fortement vers moi !
Tu voulais me voir et m'entendre.
Je cède au désir de ton cœur.
— Me voici ! Quel misérable effroi
Saisit ta nature surhumaine ! »

Le Surhomme dans la pensée de Nietzsche

Dans la philosophie de Nietzsche, la notion de Surhomme est liée à deux autres grandes notions, la Volonté de puissance et l'Éternel Retour. Le Surhomme est, par hypothèse, l'incarnation de la Volonté de puissance humaine la plus haute, accomplissement de la vie qui trouve à s'affirmer dans la pensée de l'Éternel Retour. Cette idée d'un accomplissement de la Volonté de puissance humaine est, pour Nietzsche, un essai pour surmonter (überwinden) le nihilisme et donner un sens à l'histoire sans but de l'humanité.
 
Genèse du Surhomme
 
Dans l'ensemble du développement de la pensée de Nietzsche, le Surhomme, ou, plus exactement, la qualité désignée par l'adjectif surhumain, se comprend comme une notion qui regroupe des réflexions qui ont pu tout d'abord se présenter de manière éparse (en particulier la critique de la morale, la sagesse tragique, la moralité des mœurs, la culture et l'art). Ces réflexions trouvent leur genèse dans la période qui va de Humain, trop humain au Gai Savoir, et la notion apparaît ensuite sous sa forme nominale dans Ainsi parlait Zarathoustra ; elle prend alors une forme philosophique différente puisqu'il s'agit maintenant d'annoncer une nouvelle réalité humaine visée à travers un processus de dépassement dont Nietzsche avait décrit auparavant les formes constituant une part importante de l'histoire de l'humanité.


Il utilise tout d'abord, dans Humain, trop humain, l'adjectif übermenschlich pour qualifier péjorativement l'élan supranaturel par lequel les hommes aspirent à une autre réalité, à une réalité transcendante que symbolise le saint[9] :

« Ce qui donne sa valeur au saint dans l'histoire universelle, ce n'est pas ce qu'il est, mais ce qu'il signifie aux yeux des autres, les non-saints. On s'est trompé sur son compte, on a faussement interprété ses états d'âme et on l'a autant que possible écarté de soi, en phénomène absolument incomparable et de nature étrangère, surhumaine : mais c'est justement ce qui lui a valu cette force extraordinaire avec laquelle il a pu s'emparer de l'imagination d'époques et de peuples entiers. »

Ainsi, avec l'exemple du saint, le préfixe über- désigne ici un processus interprétatif par lequel on se convainc de la valeur élevée au plus haut degré d'un état d'âme qui exalte la puissance de l'homme tout en le rendant étranger au monde. Toutefois, ces auto-interprétations métaphysiques sont pour Nietzsche des falsifications, ce qui pose la question de la valeur du dépassement considéré : Affirmation et totalité


« Chaque fois, beaucoup d'hypocrisie et de mensonge s'est introduit dans le monde à la faveur d'une telle métamorphose : chaque fois également, et à ce prix, un nouveau concept surhumain, exaltant l'homme. »

Nietzsche fait sur ce modèle un usage abondant du préfixe über-, usage qui permet d'éclairer la notion de dépassement qui ne concerne pas seulement l'élévation et la fuite métaphysique de l'homme, mais est inhérente à toute Volonté de puissance, et, en particulier, au Surhomme. C'est ainsi que Zarathoustra dit :

« Et la vie elle-même m'a dit ce secret : "Vois, dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même." »

Dans le cas du dépassement moral, c'est l'homme moral qui se rend maître de ses instincts et les domine, ce qui lui permet d'assouvir sa passion de maîtrise sur ses instincts : il se surmonte en tant qu'animal, en se prêtant une double réalité rendue pensable par la morale. L'homme est ainsi un sur-animal (Ueber-Thier), parce qu'il a inventé un type d'interprétation morale de son animalité :

« Le sur-animal. La bête qui est en nous ne veut pas être trompée ; la morale est ce mensonge de secours qui nous permet de n'être pas déchirés. Sans les erreurs que comportent les hypothèses de la morale, l'homme serait resté animal. Mais de la sorte, il s'est pris pour quelque chose de supérieur et s'est imposé des lois plus sévères. »

La valeur de cette supériorité est cependant douteuse pour Nietzsche. En effet, dans le cas du dépassement métaphysique, c'est l'humain même, l'homme vivant qui se retrouve affaibli, aliéné à une valeur absolue et étrangère :

« Dans la mesure où tout ce qui est grand et fort a été conçu par l'homme comme surhumain, comme étranger, l'homme s'est rapetissé — il a dissocié ces deux faces, l'une très pitoyable et faible, l'autre très forte et étonnante, en deux sphères distinctes, il a appelé la première « homme », la seconde « Dieu ». »

Dieu a été jusqu'ici l'expression la plus intense du dépassement de l'homme par lui-même, i.e. l'expression la plus élevée de la Volonté de puissance. Ce dépassement était un mépris de l'homme pour lui-même. Mais les choses changent avec la mort de Dieu : si, dans le cas de l'histoire occidentale, le dépassement de l'homme a toujours été un dépassement supranaturel, il niait la possibilité d'un autre type de dépassement, celui qui concernait ce monde, qui n'aurait pas d'autre horizon que l'existence même de l'homme :

« Je considère toutes les formes métaphysiques de la pensée comme la conséquence d'une insatisfaction chez l'homme d'un instinct qui l'attire vers un avenir plus haut, surhumain — avec cette particularité que les hommes voulurent fuir eux-mêmes dans l'au-delà au lieu de travailler à la construction de cet avenir. Un contresens des natures supérieures qui souffrent de la laideur de l'homme. »

La conception du surhumain fut donc, selon Nietzsche, le fruit d'erreurs d'interprétation de l'homme sur lui-même (il a pris ses aspirations animales pour des inspirations divines), du dégoût et d'une insatisfaction qui le poussait à chercher son assouvissement dans un ailleurs imaginaire. C'est ainsi que les pulsions de l'animal-homme furent éduquées et structurées, en sorte de ne plus désirer qu'une consolation supra-terrestre. Ce n'est pas seulement le christianisme qui incarne aux yeux de Nietzsche cette disposition psychologique, mais également l'homme supérieur (évoqué notamment dans Ainsi parlait Zarathoustra) et l'idéaliste moderne. La culture européenne est dans son ensemble la conséquence de l'élevage de ce type humain.

Le sur- qualifie donc chez Nietzsche une transfiguration de la structure des pulsions qui fait apparaître un type nouveau (homme par rapport à l'animal ; surhomme par rapport à l'homme) : cette transfiguration se fait par le moyen de jugements de l'homme sur lui-même, jugements qui, en amont, supposent des valeurs au service d'une volonté de puissance, et, en aval, une incorporation de ces valeurs, une éducation des pulsions qui conduit par exemple à associer des idées désagréables au sentiment de fierté ou à la sexualité (c'est le cas dans l'idéal ascétique). C'est pourquoi le processus de dépassement est toujours lié à la question de l'éducation, ainsi qu'à la plasticité de la Volonté de puissance.

Enfin, c'est dans Ainsi parlait Zarathoustra que le Surhomme est finalement rattaché à la question d'un dépassement purement immanent qui touche au sens de l'histoire humaine et qui va déboucher sur une éthique artistique de soi:

« Voici, je vous enseigne le Surhomme. Le Surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : Que le Surhomme soit le sens de la terre. »

C'est, dans l'annonce faite par Zarathoustra, la promesse d'un homme qui s'affirme comme homme, et s'accomplit en tant que tel, d'où les deux principaux aspects du Surhomme liés aux deux autres grandes notions de Nietzsche : l'affirmation et la totalité.


 
En rétablissant, par-delà les aspirations métaphysico-morales de l'humanité, le rapport naturel de l'homme au monde, i.e. l'immanence de sa Volonté de puissance, Nietzsche met en avant plusieurs qualités, qui, pleinement accomplies, peuvent servir à caractériser le Surhomme :


Le Surhomme ne nie plus, il est :

« C'est de ce passage, et d'aucun autre, qu'il faut partir pour comprendre ce que veut Zarathoustra : la race d'hommes qu'il conçoit conçoit la réalité telle qu'elle est : ils sont assez forts pour cela ; — la réalité n'est pas pour eux chose étrangère ni lointaine ; elle se confond avec eux : ils ont en eux tout ce qu'elle a d'effrayant et de problématique car c'est à ce prix seul que l'homme peut être grand. »

Parce qu'il est, le Surhomme n'est pas l'étranger en ce monde qu'incarne l'idéaliste ou l'homme supérieur, c'est-à-dire le nihiliste qui condamne le monde d'après un autre monde transcendant qui n'existe pas. Non seulement ce monde lui est familier, jusque dans les souterrains de la psychè animale, mais il le veut, il y consent et en désire le retour ; ce désir est ainsi une véritable conversion et une rédemption délivrant de la malédiction du ressentiment qui prend la forme de l'Éternel Retour :

« Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t'anéantirait-elle aussi; la question « veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d'un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, que tu t'aimes toi-même pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! — » »

L'inversion des valeurs est liée à ce désir nouveau qui justifie l'existence, qui lui donne des couleurs inédites. Puisque l'Éternel Retour doit conduire à « ne plus désirer autre chose », puisqu'il y a un Amor fati qui nous délivre du ressentiment, la philosophie de Nietzsche, en se fondant sur cette métamorphose du désir, métamorphose qui induit une transformation des valeurs nécessitée par la constatation que « l'essence la plus intime de l'être est la volonté de puissance, » consiste à penser par-delà bien et mal, tandis que tous les philosophes antérieurs pensaient dans les limites de la morale idéaliste. Cette pensée par-delà bien et mal est ainsi à la fois la pensée de l'innocence et de la tragédie de l'existence.

L'affirmation de l'existence, le consentement à la totalité des aspects de la vie, conduit à concevoir le Surhomme comme homme total qui fait la synthèse des qualités contradictoires que l'on rencontre éparpillées dans l'humanité. Ce dernier point incitera Nietzsche à rechercher des cas de dépassement de soi chez certains grands hommes, dont l'un des plus éminent à ses yeux est Goethe.

À la recherche du Surhomme

Nietzsche n'a pas commencé par tracer une figure théorique, idéale, du Surhomme. Il n'a pas non plus supposé que le Surhomme ait déjà existé, mais que, s'il est vrai que les hommes tendent à se surmonter, alors il a pu exister déjà des hommes présentant les caractéristiques de la surhumanité. Il s'est donc tourné vers les grands hommes, et les a scrutés, en en retirant des leçons de dépassement de soi, tout comme il s'est tourné vers les moralistes français pour explorer la psychologie humaine. Il est toutefois notable que pour Nietzsche le chemin à parcourir avant l'émergence de surhommes est encore long, comme l'indique ce passage de Ainsi parlait Zarathoustra :

« Jamais encore il n'a existé de Surhumain. Je les ai vus nus tous les deux, le plus grand et le plus petit des hommes. Ils se ressemblent encore trop. En vérité, le plus grand m'a paru - par trop humain. »
 
De toute l'œuvre de Nietzsche, Goethe est probablement celui qui ressort comme la figure la plus affirmative, au point de se confondre presque avec Dionysos, affirmation pleine et entière de l'existence. À ce titre, Goethe est pour Nietzsche, avec Shakespeare, l'un des exemples les plus précis de préfiguration du Surhomme :

« Goethe concevait un homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les choses de la vie physique, se tenant lui-même bien en main, ayant le respect de sa propre individualité, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans toute sa richesse et toute son étendue, assez fort pour la liberté ; homme tolérant, non par faiblesse, mais par force, parce qu’il sait encore tirer avantage de ce qui serait la perte des natures moyennes ; homme pour qui il n’y a plus rien de défendu, sauf du moins la faiblesse, qu’elle s’appelle vice ou vertu... Un tel esprit libéré, apparaît au centre de l’univers, dans un fatalisme heureux et confiant, avec la foi qu’il n’y a de condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans l’ensemble, tout se résout et s’affirme. Il ne nie plus... Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de Dionysos. — »

Goethe, l'individu, sait dominer ses contradictions, tout en laissant libre cours à sa nature impulsive, c'est ce que Nietzsche souligne également ailleurs, en évoquant la fausse dualité, à ses yeux, entre la sensualité et l'ascétisme : le besoin d'ascétisme de l'artiste n'est jamais la négation d'une nature animale, mais la conséquence d'un besoin de concentration des forces. Dans ce but, il est capable de se soumettre à des contraintes qu'il inventera si nécessaire. Se soumettre ici à un idéal moral qui ferait de la maîtrise une vertu, ce serait pour l'individu créateur se soumettre à des valeurs contraires à la partie de lui-même d'où il puise sa force, son inspiration, et cela compromettrait également l'unité des multiples facettes de son existence, en reléguant une partie de son être du côté du mal, de l'interdit. C'est pourquoi un artiste comme Goethe sait jouir, en toute indépendance à l'égard de la religion et des idées bourgeoises (Goethe, rappelle Nietzsche, détestait la croix et les vertus allemandes), des composantes, contradictoires aux yeux de la morale, de sa vie instinctive.

L'autre avenir de l'homme : le dernier homme

Le dernier homme (der letzte Mensch) est une expression utilisée par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, pour désigner l'extinction à venir du dépassement de soi de l'homme. Il représente l'état passif du nihilisme, dans lequel l'homme ne désirera plus rien que le bien-être et la sécurité, et se réjouira de son absence d'ambition. Il s'oppose ainsi à l'affirmation de la Volonté de puissance et à l'élévation de l'homme, dont le symbole est la figure à venir du Surhomme.Le dernier homme n'est pas une figure historique, mais un type d'hommes que Nietzsche imagine comme le plus bas dans la hiérarchie des valeurs. C'est le pendant du Surhomme. Ces deux figures sont des exemples de ce que peut devenir l'humanité, et elles posent donc la question de la finalité de l'homme, de sa capacité de se créer un avenir. Le dernier homme est l'une des figures du « désastre nihiliste » qui menace la culture occidentale.

Après avoir tenté d'enseigner le Surhomme aux hommes, Zarathoustra, constatant son échec, veut leur montrer la figure humaine la plus méprisable, afin de susciter en eux le désir de créer la figure nouvelle de l'humanité qu'il est venue leur annoncer :

« Il est temps que l’homme se fixe à lui-même son but. Il est temps que l’homme plante le germe de sa plus haute espérance. Maintenant son sol est encore assez riche. Mais ce sol un jour sera pauvre et stérile et aucun grand arbre ne pourra plus y croître. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne jettera plus par-dessus les hommes la flèche de son désir, où les cordes de son arc ne sauront plus vibrer ! Je vous le dis : il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos. Malheur ! Les temps sont proches où l’homme ne mettra plus d’étoile au monde. Malheur ! Les temps sont proches du plus méprisable des hommes, qui ne sait plus se mépriser lui-même. Voici ! Je vous montre le dernier homme. »

Alors que la foule a ri de Zarathoustra quand il a parlé du Surhomme, elle lui réclame le dernier homme en entendant ce dernier discours :

« Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton surhumain ! »

Surhomme et humanité

La notion d'humanité s'étant construite sur un malentendu et une insatisfaction, la question se pose à Nietzsche de savoir quelle place une autre sorte d'hommes occuperait dans le cours de l'évolution humaine ; s'agit-il d'une abolition de l'espèce humaine, ou d'une transfiguration qui aurait un rapport avec la sélection naturelle ? Nietzsche répond par la négative à ces deux questions :

« Je ne pose pas ici ce problème : Qu’est-ce qui doit remplacer l’humanité dans l’échelle des êtres (— l’homme est une fin —) ? Mais : Quel type d’homme doit-on élever, doit-on vouloir, quel type aura la plus grande valeur, sera le plus digne de vivre, le plus certain d’un avenir ? »

Le Surhomme ne remplace pas l'humanité, et il n'est pas non plus le résultat d'un processus d'évolution biologique : le Surhomme est le dépassement du nihilisme (envisagé comme une possibilité à venir) qui a dominé jusqu'ici les hommes. Il propose une transfiguration de l'existence, une forme de délivrance qui rend obsolète la notion religieuse de rédemption. Nietzsche a d'ailleurs écrit: " le surhomme est le sens de la terre. restez fidèles à la terre et ne croyez pas ceux qui vous parlent d'espoirs supraterrestres, ce sont des empoisonneurs qu'ils le sachent ou non." Dans ce sens, le surhomme est un dépassement vers une humanité plus terrestre que jamais.

Bien que Nietzsche a pris soin d'écarter les risques de confusions, il ne peut que se plaindre des amalgames qui ont été faits malgré tout :

« Le mot « Surhomme » dont j'usais pour désigner un type d'une perfection absolue, par opposition aux hommes « modernes », aux « braves » gens, aux chrétiens et autres nihilistes, et qui, dans la bouche d'un Zarathoustra, devait donner à réfléchir, ce mot a presque toujours été employé avec une candeur parfaite au profit des valeurs dont le personnage de Zarathoustra illustre l'opposé, pour désigner le type « idéaliste » d'une race supérieure d'hommes, moitié « saints », moitié « génies »... à son sujet, d'autres ânes savants m'ont soupçonné de darwinisme ; on a même voulu retrouver à l'origine de ma création le « culte des héros » de Carlyle, « ce faux monnayeur inconscient », alors que j'avais pris un malin plaisir à n'en pas tenir compte. »

Nietzsche rejette ainsi l'idée d'un Surhomme reposant sur des bases biologiques, mais il rejette également l'exaltation du génie et l'héroïsme, comme il l'avait clairement fait dire à Zarathoustra, dans un discours où il exige de l'homme fort et violent une forme de bonté acquise en se dominant soi-même :

« Le beau est imprenable pour toute volonté violente. [...] Et je n'exige la beauté de personne comme de toi, homme violent : que ta bonté soit la dernière de tes victoires sur toi-même. [...] Car ceci est le secret de l'âme : c'est seulement quand le héros l'a quittée que s'approche d'elle en silence — le surhéros. — »

Une autre question est de savoir quelles relations le Surhomme pourrait avoir avec les autres hommes : est-il un maître, un dominateur ? Nietzsche le nie :

« Le but n'est absolument pas de comprendre ces derniers [les Surhommes] comme maîtres des premiers : mais au contraire : il doit y avoir deux espèces qui coexistent : les uns comme les dieux épicuriens, ne se souciant pas des autres. »

Le Surhomme met donc de la distance entre lui et les autres hommes ; sa différence, qui repose sur un ensemble de valeurs incorporées et non sur des différences quantitatives ou biologiques, lui interdit de prêter attention à des valeurs médiocres qui sont indispensables aux communs des mortels pour supporter de vivre, mais qui ne lui sont pas indispensables à lui. Pourtant, le Surhomme n'est pas un individu, il est un type, et, à ce titre, il a besoin de la communauté de ses pairs. Le Surhomme n'est donc pas non plus un héros solitaire.

Souhaitant instituer une sélection par l’Éternel Retour, Nietzsche écrit dans L'Antéchrist :

« Périssent les faibles et les ratés : premier principe de notre amour des hommes. Et qu'on les aide encore à disparaître ! »

Ainsi ceux que Nietzsche considère comme faibles seraient-ils poussés au suicide par l’idée d’une vie revenant sans cesse.

Cette sélection, visant à contrer la sélection chrétienne conduirait en outre à adopter une forme de domination de soi, que Nietzsche considère comme un sacrifice refusé par cette religion :

« L'individu a été si bien pris au sérieux, si bien posé comme un absolu par le christianisme, qu'on ne pouvait plus le sacrifier : mais l'espèce ne survit que grâce aux sacrifices humains… la véritable philanthropie exige le sacrifice pour le bien de l'espèce — elle est dure, elle oblige à se dominer soi-même, parce qu'elle a besoin du sacrifice humain. Et cette pseudo-humanité qui s'intitule christianisme, veut précisément imposer que personne ne soit sacrifié »


Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Surhomme

12 commentaires:

Je a dit…

La Volonté de puissance (Wille zur Macht [ˈvɪlə tsuːɐ̯ mart]) est une notion du philosophe allemand Friedrich Nietzsche, que l'on trouve essentiellement dans ses Fragments posthumes, bien que l'expression soit déjà présente dans des œuvres publiées, notamment Ainsi parlait Zarathoustra, Par-delà le bien et mal et Généalogie de la morale.

La Volonté de puissance ne désigne pas seulement chez Nietzsche une velléité de pouvoir, mais la force humaine la plus importante, plus forte que la volonté de vie. Elle est ainsi parfois désignée par Nietzsche comme l'essence de l'être ou l'essence de la vie.

N'étant pas définie de manière systématique dans l'œuvre de Nietzsche, elle a suscité des interprétations diverses et contradictoires.

Le concept de Volonté de puissance est, pour de nombreux commentateurs (Heidegger, M. Haar par exemple), l'un des concepts centraux de la pensée de Nietzsche, dans la mesure où il est pour lui un instrument de description du monde, d'interprétation de phénomènes humains comme la morale et l'art (interprétation connue sous le nom de généalogie), et d'une réévaluation de l'existence visant un état futur de l'humanité (le surhomme). C'est pourquoi il est souvent utilisé pour exposer l'ensemble de sa philosophie.

L'expression a donné lieu à un projet de livre, intitulé La Volonté de puissance. Essai d'inversion de toutes les valeurs, abandonné à la fin de l'année 1888, et à plusieurs compilations de fragments présentées comme son œuvre principale et aujourd'hui considérées comme des falsifications.

Je a dit…

L’Éternel retour, aussi appelé Éternel retour du même, est un concept philosophique originellement héraclitéen et stoïcien, puis repris par la pensée nietzschéenne.

Dans l'Antiquité

L'éternel retour est un concept d'origine mésopotamienne repris par plusieurs philosophes, d'après lequel l'histoire du monde se déroule de façon cyclique. Après plusieurs milliers d'années (« la Grande Année »), une même suite d'événements se répète, identique à la précédente, avec des éléments recomposés. Le mot employé chez les Grecs est palingénésie (παλιγγενεσία), notion proche qui signifie « genèse à nouveau », « nouvelle naissance » ou « régénération ».

Je a dit…

Chez Nietzsche

D'après l'interprétation exclusivement éthique qu'en donne Patrick Wotling, on pourrait grossièrement résumer l'idée de l'Éternel Retour en un simple précepte tel que celui-ci : mène ta vie en sorte que tu puisses souhaiter qu’elle se répète éternellement.

Ce concept est alors très éloigné de l’idée de résurrection ou de réincarnation présente dans certaines religions : Nietzsche ne semble pas tenir pour véritable la possibilité de revivre à l’infini sa propre vie, mais il fait de cette perspective une pierre de touche pour la valeur de sa propre existence. Ainsi, pour de nombreux penseurs de la fin du XIXe siècle en Allemagne, époque phare du pessimisme, le bilan que la plupart des hommes feraient au soir de leur vie suffit à prouver l’absurdité de l’existence (sur ce point, voir l'aphorisme no 36, Dernières paroles). Si en effet la mort venait nous voir ce jour même en nous annonçant que notre heure est venue mais que nous pouvons décider, au lieu de sombrer dans le néant, de revivre à l’infini et dans ses moindres détails toute la vie que nous avons menée jusqu’ici, il y a fort à parier que nous préfèrerions retourner au néant – c'est ce que Nietzsche appelle le nihilisme incomplet, par opposition au nihilisme complet qu'il propose, celui qui caractérise le surhumain. Aussi faut-il tâcher de vivre de telle sorte que l’on puisse souhaiter que chaque instant se reproduise éternellement.

Sur le plan éthique, ce point de vue est contraire à celui adopté par l'hindouisme et le bouddhisme avec notamment la notion de saṃsāra : dans ces spiritualités, le sage cherche à se libérer du cycle des renaissances successives ; il cherche la paix, le repos, et la disparition des désirs (nirvāṇa). Nietzsche, pour sa part, exalte la lutte, tout comme Héraclite, d'après qui « la guerre est le père de toute chose, et de toute chose il est le roi » ; être en bonne santé, être plein de vigueur, c'est être prêt à se battre et à affronter la souffrance, de sorte que ceux qui cherchent le repos sont malades – ils ne veulent plus vivre. Le temps qui importe n'est pas à venir, c'est le temps présent, la vie telle que nous la connaissons. C'est un temps que nous mettons à profit si nous le consacrons à ce qu'Aristote aurait nommé notre entéléchie.

La comparaison entre Éternel Retour et saṃsāra demande d'examiner ces deux concepts en matière métaphysique. Le rapport entre Nietzsche et les spiritualités extrême-orientales n'est pas anodin : Schopenhauer est l'un de ses plus grands inspirateurs, tout en étant l'un de ses rivaux en popularité. En comprenant l'Éternel retour à la façon d'Héraclite et des stoïciens, une consistance métaphysique en découle : même si l'individu sombre dans le néant et n'a qu'une seule vie, le monde, lui, ne cesse jamais de répéter les mêmes schémas, éternellement. Couplée à la critique que Nietzsche fait de la notion d'individualité, le surhumain est alors celui qui embrasse pleinement cette lutte éternelle, celle de la volonté de puissance, qui constitue le monde.

Ces considérations trouveront échos dans le texte Notre destin et les lettres, de Paul Valéry, dans des passages de Vol de nuit de Saint-Exupéry (« Il s'agit de les rendre éternels ») et chez André Malraux, grand admirateur aussi de l'Inde. On peut aussi retrouver une trace de ces considérations dans toute œuvre accomplie en commun pour établir quelque chose qui survit à l'individu, et sera ensuite repris par d'autres ; de la construction des Pyramides à celle des cathédrales, ou même de l'Open Source et de la Wikipédia, cela peut être vu comme relevant de cet état d'esprit, qui consiste à apporter sa modeste part à une œuvre elle-même surhumaine et transcendant ainsi le vécu de l'homme.

Je a dit…

Le nihilisme (du latin nihil, « rien ») est une doctrine ou attitude, enclavée sur la négation de toutes valeurs, croyances ou réalités substantielles. Souvent associé au pessimisme ou au scepticisme radical, le nihilisme nie ou émet des doutes, quant aux causalités, intentionnalités et normativités de l'existence. Cette notion est applicable à différents domaines : politique, littéraire, religieux et philosophique.

Un mouvement révolutionnaire nihiliste et anarchiste apparu en Russie dans la seconde moitié du XIXe siècle rejetait l'autorité de l'État, de l'Église orthodoxe et de la famille et revendiquait une organisation de la société basée sur la rationalité et le matérialisme.

Je a dit…

Pensée de Nietzsche

À la fin du XIXe siècle, Friedrich Nietzsche décrit l'accélération de l'histoire avec les déséquilibres qui s'accentuent, ces déséquilibres tendant à être compensés par la tyrannie anonyme des institutions, tyrannie elle-même génératrice de « stress ». Pour lui, la notion de nihilisme recèle un paradoxe intéressant. Il décrit deux formes de nihilisme :

* un nihilisme passif : « Nihiliste est l’homme qui juge que le monde tel qu'il est ne devrait pas être, et que le monde tel qu'il devrait être n'existe pas. De ce fait, l’existence (agir, souffrir, vouloir, sentir) n’a aucun sens : de ce fait le pathos du « en vain » est le pathos nihiliste — et une inconséquence du nihiliste »2. Ce nihilisme passif peut être « très approximativement », rapproché de la doctrine de Schopenhauer, qui influença grandement la pensée du philosophe.

* un nihilisme actif, lorsque les croyances s'effondrent du fait qu'elles sont dépassées. C'est ici un nihilisme des forts qui est une sorte de mue : des valeurs sont abandonnées et d'autres sont adoptées. La volonté du fort n'est pas abattue par l'absurde, mais invente de nouvelles valeurs à sa mesure. Ainsi, le dépassement du nihilisme, à travers la pensée de l'éternel retour, est-il nommé transvaluation des valeurs. Ce nihilisme conduit alors au surhomme, qui est celui qui approuve entièrement le monde du devenir, son caractère changeant et incertain : on peut dire que le surhomme est ce monde, il le vit. De ce second sens, il est possible d'extraire encore un autre sens, réservé à l'élite des esprits libres : le nihilisme de la pensée, la négation absolue de l'être, négation qui devient selon Nietzsche la manière la plus divine de penser. Selon cette pensée, il n'y a pas du tout de vérité ; nos pensées sont alors nécessairement fausses.

Selon Nietzsche, l'état normal du nihilisme, qui est la négation de l'être, est une manière divine de penser, en ce sens qu'elle est un rejet définitif de tout « idéalisme » (idéalisme identifié à du nihilisme au sens des « faibles ») et de ses conséquences (la morale chrétienne entre autres). Influencé par la pensée nietzschéenne, Cioran inventera le nihilisme « pessimiste », qui ne laisse à l'homme aucune lueur d'espoir : « Contre l'obsession de la mort, les subterfuges de l'espoir comme les arguments de la raison s'avèrent inefficaces. » Par ailleurs et dans une œuvre parfois comparée à celle de Cioran, Albert Caraco voyait la vie comme un non-sens absolu.

« Que les plus hautes valeurs se dévalorisent », voilà la définition que Nietzsche donne du nihilisme dans son livre inachevé, La Volonté de puissance. Heidegger en viendra à critiquer ouvertement cette définition, la jugeant superficielle, car au lieu de dépasser la métaphysique, elle l'accomplit et l'achève via le concept de volonté de puissance.

Je a dit…

Le nihilisme russe désigne un mouvement intellectuel, philosophique, politique, littéraire et journalistique de gauche particulièrement vivace dans l’Empire russe de la fin des années 1850 jusqu’au début des années 1880.

L'apparition du mouvement nihiliste provoque un profond clivage au sein même de l'intelligentsia russe de l'époque, qui se scinde entre « nihilistes » et « antinihilistes ». Pour certains historiens de ce mouvement (par exemple, Sergueï Stepniak-Kravtchinski ou Pierre Kropotkine), celui-ci s'acheva à la fin des années 1860, d'autres le voient se prolonger très au-delà, mais distinguent une première phase plus littéraire, suivie par une phase plus politique.

Concept

Le nihilisme russe a un sens particulier et désigne plus des individus — les « nihilistes » — et un mouvement politique et littéraire radical qu'un mouvement philosophique, tel qu'on le conçoit habituellement en Occident.

« Un nihiliste, c'est un homme qui ne s'incline devant aucune autorité, qui ne fait d'aucun principe un article de foi, quel que soit le respect dont ce principe est auréolé. »

— Ivan Tourgueniev, Pères et Fils.

Dans l'article qu'il consacre à la question, Charles Moser distingue plusieurs « niveaux » de nihilisme :

* le nihilisme intellectuel, qui « soumet toutes les idées reçues au test de la raison, avec comme présupposés que ces tests mèneront au rejet de la plupart des principes traditionnels. »
* le nihilisme politique, qui « nie les structures sociales et politiques existantes dans l'espoir que de nouvelles structures seront créées à leur place. »
* le nihilisme métaphysique, « le [niveau] plus profond », qui est « un nihilisme de désespoir qui aboutit en général à la mort. »

Il indique également que si, outre les journaux, le roman fut le principal champ d'affrontement, la poésie, curieusement, ne fut pas épargnée.

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Contexte

Si en Russie, les première décennies du XIXe siècle furent marquées par l'idéalisme allemand, les décennies suivantes (années 1840 et 1850) furent très influencées par une philosophie « scientifique », souvent positiviste (le positivisme devint l'un des courants philosophiques qui eut le plus grand retentissement en Russie jusqu'au XXe siècle4). Encouragé par les découvertes de la chimie et de la biologie, le mouvement tourna assez vite au scientisme.

Les réflexions de Ludwig Feuerbach, Max Stirner, Henry Buckle, Ludwig Büchner, Charles Darwin, Jacob Moleschott ou même Herbert Spencer font l'effet d'une révélation, annoncent une période nouvelle du savoir humain enfin débarrassé de ses projections (Dieu, l'Homme...), et amènent la jeunesse à rejeter avec mépris les anciennes conceptions philosophiques comme dépassées. Selon l'historien Richard Pipes : « Leur impact ne fut nulle part ailleurs aussi important qu'en Russie, où l'absence d'une tradition humaniste et d'une théologie rationnelle rendit les intellectuels particulièrement vulnérables aux explications déterministes. »

Ce changement de paradigme s'accompagna d'une transformation du questionnement : à l'interrogation idéaliste « Que sommes-nous ? » se substitue l'interrogation pragmatique et positiviste « Que faire ? », et le mouvement intellectuel tend à se polariser entre conservateurs et progressistes, séparés par un petit groupe de libéraux. Les débats devinrent âpres et déclenchèrent fréquemment de solides rancunes : les revues littéraires deviennent des porte-parole d'opinions tranchées et irréconciliables.

D'autres nouveautés marquèrent en profondeur le paysage culturel du pays : l'utilitarisme anglais, l'économie politique, ainsi que le socialisme utopique, surtout français, en particulier celui de Charles Fourier : on connaît le fouriérisme du cercle de Petrachevski et les fâcheuses conséquences que sa fréquentation eurent pour le jeune Fiodor Dostoïevski en 1849.).

L’accession d’Alexandre II au trône impérial en 1855 ouvre une période plutôt faste de l’histoire russe. L’abolition du servage de 1861, que l’on attendait depuis longtemps, ouvre beaucoup d'espoirs. « La fin des années 1850 et le début des années 1860 furent une période d'union nationale, phénomène rarissime : les forces de gauche du centre et de droite s'unirent pour aider l'État à mener à bien son grand programme de réformes. » Malheureusement, leur mise en application sera assez décevante, aussi bien pour la population paysanne que pour les propriétaires terriens. Parmi les premiers à se sentir floués, dès 1861, Nikolaï Tchernychevski, et la revue dont il était le rédacteur en chef, Le Contemporain : selon lui, l'abolition du servage était une escroquerie.

Profitant de la relative ouverture, la contestation politique, étouffée sous le règne répressif de Nicolas Ier, relève la tête : dès avril 1866, on verra la première tentative d'assassinat d'Alexandre II par Dmitri Karakozov et le mouvement révolutionnaire aboutira le 1er mars 1881 (13 mars 1881 dans le calendrier grégorien) à l'assassinat de l'empereur dans un attentat à la bombe organisé par le groupe terroriste Narodnaïa Volia.

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Fiodor1 Mikhaïlovitch Dostoïevski (en russe : Фёдор Михайлович Достоевский, [ˈfʲɵdər mʲɪˈxajləvʲɪtɕ dəstɐˈjɛfskʲɪj]) est un écrivain russe, né à Moscou le 30 octobre 1821 (11 novembre 1821 dans le calendrier grégorien) et mort à Saint-Pétersbourg le 28 janvier 1881 (9 février 1881 dans le calendrier grégorien). Considéré comme l'un des plus grands romanciers russes, il a influencé de nombreux écrivains et philosophes.

Après une enfance difficile, il fréquente une école d'officiers et se lie avec les mouvements progressistes pétersbourgeois. Arrêté en avril 1849, il est condamné à mort. Après un simulacre d'exécution, il est finalement déporté dans un bagne de Sibérie pendant quatre ans. Redevenu sous-lieutenant, il démissionne de l'armée en 1859 et s'engage complètement dans l'écriture. Épileptique, joueur couvert de dettes et d'un caractère sombre, Dostoïevski fuit ses créanciers et mène une vie d'errance en Europe au cours de laquelle il abandonne toute foi dans le socialisme et devient un patriote convaincu de l'Empire russe.

Écrivain admiré après la publication de Crime et Châtiment (1866) et de L'Idiot (1869), l'auteur publie ensuite ses deux œuvres les plus abouties : Les Démons (1871) et Les Frères Karamazov (1880).

Les romans de Dostoïevski sont parfois qualifiés de « métaphysiques », tant la question angoissée du libre arbitre et de l'existence de Dieu est au cœur de sa réflexion, tout comme la figure du Christ. Ses œuvres ne sont pas des « romans à thèse », mais des romans où s'opposent de façon dialectique des points de vue différents avec des personnages qui se construisent eux-mêmes, au travers de leurs actes et de leurs interactions sociales. Dostoïevski chemine ainsi principalement sur différents thèmes de la nature humaine et de la condition humaine.

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Les Frères Karamazov (en russe : Братья Карамазовы) est le dernier roman de l'écrivain russe Fiodor Dostoïevski.

Publié sous forme de feuilleton dans Le Messager russe de janvier 1879 à novembre 1880 (la première édition séparée date de 1880), le roman connut un très grand succès public dès sa parution.

Le roman explore des thèmes philosophiques et existentiels tels que Dieu, le libre arbitre ou la moralité. Il s'agit d'un drame spirituel où s'affrontent différentes visions morales concernant la foi, le doute, la raison et la Russie moderne.

Dostoïevski a composé une grande partie du roman à Staraïa Roussa, qui est aussi le cadre principal du roman (sous le nom de Skotoprigonievsk). Au début de l'année 1881, Dostoïevski songeait à donner une suite au roman, dont l'action se déroulerait vingt ans plus tard.

Depuis sa publication, le livre est considéré comme un chef-d'œuvre de la littérature et a été acclamé par des personnalités comme Sigmund Freud, Albert Einstein ou encore le pape Benoît XVI.

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Contexte

De nombreuses influences semblent être à l'origine du roman. Tout d'abord, celle du philosophe russe Nikolaï Fiodorov. Fiodorov prône un christianisme dans lequel la Rédemption et la résurrection passeraient par le rachat par les fils des péchés de leurs pères, afin de favoriser l'unité des êtres humains au sein d'une famille universelle. Or, la tragédie du parricide dans ce roman représente exactement le contraire de cette idée, où, loin de racheter les fautes de leur père, les fils Karamazov deviennent acteurs, sinon complices, de son meurtre. Dostoïevski y voit la personnification de la désunion de l'humanité.

Bien que la religion et la philosophie aient profondément influencé Dostoïevski dans sa vie, prenant une place importante dans Les Frères Karamazov, une tragédie beaucoup plus intime a changé le cours de son travail : Le décès de son fils. Le chagrin de Dostoïevski pour son jeune fils transparait tout au long du roman, notamment à travers le héros qu'il nomme aussi Aliocha et à qui il attribue des qualités chères à ses yeux. Ce déchirement se retrouve également avec l'histoire du capitaine Snegiriov et de son jeune fils Ilyoucha.

Une autre expérience personnelle a influencé l'auteur dans le choix du parricide comme intrigue principale. Au cours des années 1850, alors qu'il purgeait sa condamnation au katorga Omsk en Sibérie, Dostoïevski y a rencontré un jeune homme qui avait été condamné pour avoir assassiné son père et acquis son héritage. Presque dix ans après cette rencontre, il apprit que l'homme en question, après avoir été fallacieusement condamné dans un premier temps, avait été plus tard disculpé quand le meurtrier réel eut avoué le crime. L'impact de cette rencontre sur l'auteur est évidente dans le roman, dans lequel beaucoup des traits de l'accusé sont repris dans la description de Dmitri Karamazov.

Dostoïevski se livre entièrement dans ce roman. Il y exprime les doutes, les contradictions de son esprit. Il ne cache rien de ce qui se passe dans son être profond. Le destin de ses héros, c’est son propre destin, leurs doutes, leurs tentatives criminelles sont les crimes cachés de son esprit. L’originalité de son génie est telle qu’il a pu, en analysant jusqu’au bout son propre destin, exprimer en même temps le destin universel de l’homme, perpétuellement déchiré entre le Bien et le Mal.

Il ne coupe pas les racines qui l’attachent au sol natal. Mais c’est un Russe errant dans le monde de l’esprit. Il ne possède ni terres, ni demeure. Il n’est lié à aucune forme stable de l’existence : tout dans sa nature est dynamisme, inquiétude, esprit de révolution. Il incarne avant tout le destin du nomade et du révolté. Il est le partisan de l’Europe, le chantre de Saint-Pétersbourg. Il ne conçoit rien en dehors de la littérature.

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Idées principales de l'œuvre (1/2)

Considéré par son auteur comme son œuvre la plus aboutie, Les Frères Karamazov constitue l'expression la plus achevée de son art romanesque. Dostoïevski y fait la synthèse des problèmes philosophiques, religieux et moraux qui ont hanté son univers. Il aborde la question ultime de l'existence de Dieu, qui l'a tourmenté toute sa vie. De nombreux thèmes chers à l'auteur y sont développés : l'expiation des péchés dans la souffrance, l'absolue nécessité d'une force morale au sein d'un univers irrationnel et incompréhensible, la lutte éternelle entre le bien et le mal, la valeur suprême conférée à la liberté individuelle.

La question centrale de la liberté humaine et de sa responsabilité vis-à-vis de Dieu est notamment développée dans un chapitre entier (livre V, chapitre 5) intitulé « Le Grand Inquisiteur ». Celui-ci relate une rencontre en Espagne, à la Renaissance, entre un haut dignitaire de l'Inquisition espagnole et Jésus, le premier reprochant au second sa venue, qui vient « déranger » l'Église. Ce récit raconté par Ivan à son frère Aliocha, expose la thèse selon laquelle Jésus, en résistant à la tentation de la puissance, et laissant ainsi l'homme libre de choisir de croire ou non, s'est trompé sur la nature humaine et a rendu l'homme malheureux. En effet, selon lui, l'homme n'est pas un Dieu, et, à cause de cela, il ne déteste rien tant que la liberté. L'évêque du récit représente l'Église toute-puissante qui a continué l'œuvre du Christ mais en la dévoyant, c'est-à-dire en reprenant cette liberté à l'homme qui, selon lui, s'en trouve bien plus heureux.

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Idées principales de l'œuvre (2/2)

Le roman permet ainsi au grand écrivain russe de développer sa conception de l'âme humaine à travers l'opposition entre les personnages athées (principalement Ivan, mais aussi Kolia Krassotkine - au moins au début - et Rakitine) et ceux qui croient pieusement (Aliocha, Zosime et les hiéromoines du monastère). Tout le raisonnement des premiers se termine par la conclusion que Dieu n’existant pas, il s'ensuit que l'homme est livré à lui-même. Il n'y a plus de morale et chacun peut se comporter comme il l'entend, puisqu'il devient lui-même Dieu. Pour Dostoïevski, le scepticisme d'Ivan ainsi que le matérialisme socialiste sont à condamner. En effet, le socialisme censé satisfaire les besoins et le bien-être de l'humanité entraîne en fait une insatisfaction constante (l'homme est tenté d'obtenir toujours plus que ce qu'il a). Cette perversion se retrouve chez des personnages violents comme Fiodor Karamazov, qui sombre dans l'alcoolisme et le désir sexuel. Au contraire, seul un retour à Dieu peut sauver l'humanité : Aliocha incarne cet espoir face à ses frères dépravés. Ivan est donc le contradicteur de la pensée de Dostoïevski qui, lui, ne voit le salut que dans le Christ et l'Église orthodoxe. Pour l'auteur, il existe bien un espoir de rédemption pour l'humanité.

Comme Dostoïevski l’annonce dans la Préface, ce roman n’aurait dû constituer que le premier volet d’un diptyque consacré à la vie d’Aliocha Karamazov, ce jeune homme pur et généreux, se préparant à entrer dans les ordres. Pourtant, si la seconde partie du roman avait été écrite, il est probable que notre impression aurait été tout autre. Dostoïevski voulait en fait représenter à travers la figure d’Aliocha la tragédie, mais aussi les espérances de la jeune Russie, de « la génération nouvelle ». Aliocha devait, d’après les Carnets, parcourir un long et pénible cheminement spirituel qui l’aurait conduit entre autres choses à l’action révolutionnaire. Il est probable que celui qui inspira le personnage d’Aliocha n’était autre que le fameux terroriste Karakasov, auteur d’un attentat manqué contre Alexandre II. Étrange cheminement que celui qui aurait mené le pieux novice de la cellule de son maitre Zosime à celle de la prison politique !

Ceci permet de comprendre les intentions qui furent à l’origine de l’élaboration des Frères Karamazov. Bien qu’en apparence, la réflexion sur les problèmes politiques et sociaux n’y ait pas la première place, elle reste toujours en filigrane. Dans une vaste première partie, l'auteur s’interroge sur les causes profondes des problèmes qui l’obsèdent depuis toujours, afin de mieux en déployer les conséquences dans la seconde partie.