Une remarquable enquête du magazine Historia: Quand la CIA finançait la construction européenne.
20 Septembre 2016
,
Rédigé par lucien-pons
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Publié le 8 mai 2010 dans Europe / Lien permanent
Une remarquable enquête du magazine Historia
De 1949 à 1959, en pleine guerre froide, les Américains, par l’intermédiaire de leurs services secrets et du Comité pour l’Europe unie, versent l’équivalent de 50 millions de dollars actuels à tous les mouvements pro-européens, parmi lesquels ceux du Britannique Winston Churchill ou du Français Henri Frenay. Leur but, contenir la poussée soviétique…
De 1949 à 1959, en pleine guerre froide, les Américains, par l’intermédiaire de leurs services secrets et du Comité pour l’Europe unie, versent l’équivalent de 50 millions de dollars actuels à tous les mouvements pro-européens, parmi lesquels ceux du Britannique Winston Churchill ou du Français Henri Frenay. Leur but, contenir la poussée soviétique…
A 82 ans, Henri Frenay, le pionnier de
la Résistance intérieure, fondateur du mouvement Combat, arbore une
forme intellectuelle éblouissante malgré sa surdité de l’oreille droite
et sa récente opération de l’estomac. Pourtant, il n’a plus que trois
mois à vivre. En ces jours de mai 1988, il me parle de l’Europe dans son
appartement de Boulogne-sur-Seine. De cette Europe fédérale dont il a
révé en vain entre 1948-1954. De la dette aussi que, en cas de succès,
le Vieux Continent aurait contracté envers les Américains, ceux
notamment du ” Comité “. Et d’insister une fois, deux fois, dix fois,
tandis que moi, je m’interroge : pourquoi diable ce mystérieux ” Comité ”
revient-il à une telle fréquence dans nos conversations ? Pourquoi ?
Mais parce que Frenay me confie, avec il est vrai d’infinies précautions
de langage, son ultime secret : l’aide financière occulte de la CIA via
l’American Committee for United Europe – le Comité – à l’Union
européenne des fédéralistes dont il a été le président. Pour
reconstituer cette filière inédite, il me faudra une quinzaine d’années.
Un jeu qui en valait la chandelle puisqu’il me permet d’ouvrir, pour
les lecteurs d’ Historia, la porte d’un des compartiments les plus
secrets de la guerre froide…
Tout commence à l’automne 1948. Déjà
coupée en deux, l’Europe vit sous la menace d’une invasion totale par
l’armée rouge. Au ” coup de Prague ” en février, vient de succéder en
juin le blocus de Berlin. Un petit cénacle de personnalités de l’ombre
jette alors les bases de l’American Committee for United Europe, l’ACUE –
son existence sera officialisée le 5 janvier 1949 à la maison de la
Fondation Woodrow-Wilson de New York. Politiques, juristes, banquiers,
syndicalistes vont se méler au sein de son conseil de direction. De
hautes figures gouvernementales aussi comme Robert Paterson, le
secrétaire à la Guerre ; James Webb, le directeur du budget ; Paul
Hoffman, le chef de l’administration du plan Marshall ; ou Lucius Clay,
le ” proconsul ” de la zone d’occupation américaine en Allemagne.
Bien tranquilles, ces Américains-là ?
Non, car la véritable ossature de l’ACUE est constituée d’hommes des
services secrets. Prenez son président, William Donovan. Né en 1883 à
Buffalo, cet avocat irlando-américain au physique de bouledogue,
surnommé ” Wild Bill ” par ses amis, connaît bien l’Europe. En 1915, il y
remplissait déjà une mission humanitaire pour le compte de la Fondation
Rockefeller. Deux ans plus tard, Donovan retrouvait le Vieux Continent
pour y faire, cette fois, une Grande Guerre magnifique. Redevenu civil, ”
Wild Bill ” va se muer en missus dominicus du gouvernement américain.
Ses pas d’émissaire officieux le portent vers l’Europe pour des
rencontres parfois imprévues. En janvier 1923, alors qu’ils goà»tent un
repos bien mérité, sa femme Ruth et lui devront ainsi subir une soirée
entière les vociférations d’un autre habitué de la pension Moritz de
Berchtesgaden. Dix-sept ans plus tard, l’agité, un certain Adolf Hitler,
s’est rendu maître de la partie continentale de l’Europe, et c’est ”
Wild Bill ” que Franklin Roosevelt, inquiet, dépéche à Londres
s’enquérir auprès de Winston Churchill du potentiel britannique face à
l’avancée nazie.
En juin 1942, Donovan, homme de
confiance du président démocrate pour les affaires spéciales, crée
l’Office of Strategic Services (OSS), le service secret américain du
temps de la Seconde Guerre mondiale dont il devient le chef et qu’il
quittera à sa dissolution, en septembre 1945, sans perdre le contact
avec l’univers du renseignement : ” Wild Bill ” tisse des liens
privilégiés avec la Central Intelligence Agency, la CIA, créée
officiellement le 15 septembre 1947 par une loi sur la sécurité
nationale signée par le successeur de Roosevelt, Harry Truman.
Prenez le vice-président de l’ACUE
Walter Bedell Smith, ancien chef d’état-major d’Eisenhower pendant la
Seconde Guerre mondiale puis ambassadeur des Etats-Unis à Moscou. A
partir d’octobre 1950, celui que ses amis surnomment le ” Scarabée ” (
beetle en anglais) va prendre les commandes de la CIA. 1950, c’est
justement l’année o๠des universitaires comme Frederick Burkhardt et
surtout William Langer, historien à Harvard, lancent la section
culturelle de l’ACUE. Ces deux proches de Donovan ont servi autrefois
dans les rangs de l’OSS. Langer en a dirigé le service Recherche et
Analyse et, excellent connaisseur de la politique française, a méme
commis après-guerre un ouvrage savant qui s’efforçait de dédouaner Le
Jeu américain à Vichy (Plon, 1948).
Prenez surtout Allen Dulles. A l’été
1948, c’est lui qui a ” inventé ” le Comité avec Duncan Sandys, le
gendre de Churchill, et George Franklin, un diplomate américain.
Principal associé du cabinet de juristes Sullivan & Cromwell, Dulles
n’impressionne guère de prime abord avec ses fines lunettes, ses
éternelles pipes de bruyère et ses vestes en tweed. Sauf qu’avec ce
quinquagénaire, un maître espion entre dans la danse.
Retour à la case Seconde Guerre
mondiale. Chef de l’OSS à Berne, Dulles noue en février 1943 des
contacts avec la délégation de Combat en Suisse. Un temps, il assurera
méme le financement du mouvement clandestin. ” Coup de poignard dans le
dos du général de Gaulle “, s’insurge Jean Moulin au nom de la France
libre. ” Survie de la Résistance intérieure menacée d’étranglement
financier “, rétorque Frenay. Pensant d’abord à ses camarades dénués de
moyens, aux maquisards en danger, il ne voit pas pourquoi Combat devrait
se priver d’un argent allié versé, c’est convenu, sans contrepartie
politique. Cette ” affaire suisse ” va empoisonner un peu plus encore
ses rapports avec Moulin.
En 1946, Dulles démissionne des services
secrets… pour en devenir aussitôt l’éminence grise, prenant une part
prépondérante à la rédaction du texte de loi présidentiel sur la
sécurité nationale. Cofondateur à ce titre de la CIA (pour les initiés :
l’Agence ou mieux, la Compagnie), Dulles pense qu’en matière d’action
clandestine, privé et public doivent conjuguer leurs forces. C’est lui
qui a déjà inspiré, par l’intermédiaire de ses amis du Brook Club de New
York, le versement des subsides de grosses sociétés américaines à la
démocratie chrétienne italienne menacée par un parti communiste
surpuissant. En 1950, il va reprendre officiellement du service comme
bras droit du Scarabée d’abord, comme son successeur à la téte de la CIA
ensuite – de février 1953 à septembre 1961. Record de longévité
d’autant plus impressionnant que son frère aîné John Forster Dulles,
restera, lui, ministre des Affaires étrangères de 1953 à sa mort de
maladie en mai 1959.
Etonnant creuset que l’ACUE, o๠des
personnalités de la haute société et/ou de la CIA côtoient les
dirigeants de la puissante centrale syndicale American Federation of
Labor, l’AFL, dont ils partagent l’aversion du communisme. Exemples :
David Dubinsky, né en 1892 à Brest-Litovsk, en Russie, dirige le
Syndicat international de la confection pour dames (ILGWU) : 45 000
adhérents à son arrivée en 1932, 200 000 à la fin des années 1940 !
Ennemi acharné des nazis hier (les syndicalistes proches de l’ACUE sont
presque tous juifs), c’est aux commies , les ” cocos “, qu’il en veut
dorénavant. Jay Lovestone aussi. Conseiller politique de l’AFL, ce
Lituanien d’origine sait de quoi il parle : avant sa brutale exclusion
puis sa lente rupture avec le marxisme, il fut, entre 1925 et 1929, le
secrétaire général du PC américain ! Autre recrue de choix du Comité,
Arthur Goldberg, le meilleur juriste de l’AFL. Futur secrétaire au
Travail du président Kennedy puis juge à la Cour supréme, Goldberg, né
en 1908, a dirigé l’aile syndicale de l’OSS. A ce titre, il fut en son
temps le supérieur hiérarchique d’Irving Brown, son cadet de deux ans.
Brown, représentant de l’AFL pour l’Europe et grand dispensateur de
dollars aux syndicalistes modérés du Vieux Continent. Puisant dans les
fonds secrets de la toute jeune CIA, laquelle finance depuis 1946 toutes
les opérations anticommunistes de l’AFL, ce dur à cuire ne ménage pas,
par exemple, son soutien à Force ouvrière, la centrale syndicale née fin
1947 de la scission de la CGT (lire ” Derrière Force ouvrière, Brown,
l’ami américain ” dans Historia n° 621 de décembre 1997). Pure et dure,
la ligne Brown contraste d’ailleurs avec celle, plus nuancée, de la CIA.
A la Compagnie, on aurait préféré que les non-communistes restent dans
le giron de la CGT, méme contrôlée par le PCF…
C’est qu’au-delà des hommes, il y a la
stratégie d’ensemble. Face à l’Union soviétique, Washington développe
deux concepts clés : le containment (l’endiguement) et plan Marshall.
L’idée du containment , revient à un diplomate russophone, George
Kennan, qui la développe dès juillet 1947 dans un article de la revue
Foreign Affairs : ” L’élément majeur de la politique des Etats-Unis en
direction de l’Union soviétique doit étre celui d’un endiguement à long
terme, patient mais ferme, des tendances expansionnistes russes. “
Le plan Marshall, lui, porte la marque
de son inventeur le général George Marshall, chef d’état-major de l’US
Army pendant la guerre, et désormais ministre des Affaires étrangères du
président Truman. En apportant une aide massive aux pays d’Europe
ruinés, les Etats-Unis doivent, selon lui, faire coup double : un,
couper l’herbe sous le pied des partis communistes par une hausse rapide
du niveau de vie dans les pays concernés ; deux, empécher leur propre
industrie de sombrer dans la dépression en lui ouvrant de nouveaux
marchés.
Pour le tandem Marshall-Kennan, pas de
meilleur outil que la CIA (lire l’interview d’Alexis Debat, page 51). Et
c’est naturellement un autre ancien de l’OSS, Franck Wisner Jr, qu’on
charge de mettre sur pied un département autonome spécialisé dans la
guerre psychologique, intellectuelle et idéologique, l’Office of Policy
Coordination ! Si ce bon vieux ” Wiz ” ne fait pas partie du Comité, ses
hommes vont lui fournir toute la logistique nécessaire. Mais chut !
c’est top secret…
L’ACUE allie sans complexe une certaine
forme de messianisme américain avec le souci de la défense bien comprise
des intéréts des Etats-Unis. Messianique, cette volonté bien ancrée de
mettre le Vieux Continent à l’école du Nouveau Monde. Phare de la
liberté menacée, l’Amérique a trouvé, la première, la voie d’une
fédération d’Etats, succès si resplendissant que l’Europe n’a plus qu’à
l’imiter… Cet européanisme made in Washington comporte sa part de
sincérité : ” Ils m’appellent le père du renseignement centralisé, mais
je préférerais qu’on se souvienne de moi à cause de ma contribution à
l’unification de l’Europe “, soupire ainsi Donovan en octobre 1952.
De sa part de calcul aussi. Car en
décembre 1956, trois mois avant sa mort, le méme Donovan présentera
l’Europe unie comme ” un rempart contre les menées agressives du monde
communiste “. En d’autres termes, un atout supplémentaire de la
stratégie américaine conçue par Marshall, Kennan et leurs successeurs :
construire l’Europe, c’est remplir un vide continental qui ne profite
qu’à Staline, donc, en dernier ressort, protéger les Etats-Unis.
Ajoutons une troisième dimension. Dans
l’esprit des hommes de la Compagnie, rien de plus noble qu’une action
clandestine au service de la liberté. Tout officier de la CIA le sait :
les Etats-Unis sont nés pour une bonne part du soutien des agents de
Louis XVI, Beaumarchais en téte, aux insurgés nord-américains. Ainsi
l’opération American Committee, la plus importante, et de loin menée,
par l’Agence en Europe pendant la guerre froide, se trouve-t-elle
justifiée par l’Histoire.
Pour chaleureuse qu’elle soit, l’amitié
franco-américaine ne saurait toutefois distendre le ” lien spécial ”
entre Grande-Bretagne et Etats-Unis. En foi de quoi, Comité et Compagnie
tournent d’abord leur regard vers Londres. Hélas ! Churchill, battu aux
législatives de 1945, ronge ses griffes dans l’opposition. Le nouveau
secrétaire d’Etat britannique aux Affaires étrangères, Ernest Bevin, a
bien proclamé le 2 janvier 1948 aux Communes : ” Les nations libres
d’Europe doivent maintenant se réunir. ” N’empéche que ses collègues du
cabinet travailliste et lui repoussent avec horreur la perspective d’une
véritable intégration continentale. Non pas que Bevin craigne de
s’affronter aux communistes : deux jours après son discours de janvier,
il créait un organisme clandestin de guerre idéologique, l’Information
Research Department. Ce méme IRD qui, jugeant La Ferme des animaux et
1984 plus efficaces que mille brochures de propagande, va contribuer à
diffuser partout dans le monde les oeuvres de George Orwell. Mais la
carte Europe unie, alors là , non !
Cette carte, Churchill la joue-t-il de
son côté par conviction profonde ou par aversion pour ses rivaux
politiques de gauche ? Le fait est que le 19 septembre 1946 à Zurich, le
Vieux Lion appelle à un axe anglo-franco-allemand, élément majeur selon
lui d’une ” espèce d’Etats unis d’Europe “. Qu’en mai 1948, Duncan
Sandys, taille aux mesures de son homme d’Etat de beau-père le Congrès
européaniste de La Haye. Qu’en octobre 1948, Churchill crée l’United
European Movement – le Mouvement européen. Qu’il en devient président
d’honneur aux côtés de deux démocrates-chrétiens, l’Italien Alcide De
Gasperi et l’Allemand Konrad Adenauer, et de deux socialistes, le
Français Léon Blum et le Belge Paul-Henri Spaak. Malheureusement pour
les ” amis américains “, cette tendance ” unioniste ” ne propose, à
l’exception notable de Spaak, que des objectifs européens limités.
Reconstruction économique et politique sur une base démocratique,
d’accord, mais sans transfert, méme partiel, de souveraineté.
Le Comité et la tendance ” fédéraliste
“, dont Henri Frenay émerge comme la figure emblématique, veulent, eux,
aller beaucoup plus loin. Aux heures les plus noires de la Seconde
Guerre mondiale, Frenay, patriote mondialiste, a conçu l’idée d’un Vieux
Continent unifié sur une base supranationale. En novembre 1942,
révélera quarante ans plus tard Robert Belot dans le remarquable travail
sur Frenay qui vient de lui valoir l’habilitation à diriger des
recherches à l’Université, le chef de Combat écrivait au général de
Gaulle qu’il faudrait dépasser l’idée d’Etat-Nation, se réconcilier avec
l’Allemagne après-guerre et construire une Europe fédérale. Logique
avec lui-méme, Frenay se jette dès 1946 dans cette croisade européaniste
aux côtés d’Alexandre Marc. Né Lipiansky à Odessa en 1904, ce
théoricien du fédéralisme a croisé la trajectoire de Frenay à Lyon en
1941, puis après-guerre. A rebours de l’européanisme de droite inspiré
des thèses monarchistes maurrassiennes ou du catholicisme social, les
deux amis s’efforcent de gauchir le fédéralisme français alors fort de ”
plusieurs dizaines de milliers d’adhérents “, ainsi que me l’assurera
l’ancien chef de Combat en 1988.
Orientée à gauche, l’Union européenne
des fédéralistes, l’UEF, est créée fin 1946. Elle va tenir son propre
congrès à Rome en septembre 1948. Frenay en devient le président du
bureau exécutif, flanqué de l’ex-communiste italien Altiero Spinelli,
prisonnier de Mussolini entre 1927 et 1937 puis assigné à résidence, et
de l’Autrichien Eugen Kogon, victime, lui, du système concentrationnaire
nazi qu’il décortiquera dans L’Etat SS (Le Seuil, rééd. 1993). A ces
trois dirigeants d’atténuer le profond malaise né de la participation de
nombreux membres de l’UEF au congrès de La Haye, o๠Churchill et son
gendre Sandys les ont littéralement roulés dans leur farine ” unioniste
“.
Faut-il choisir entre le Vieux Lion et
le pionnier de la Résistance intérieure française à l’internationalisme
si radical ? Perplexité au Comité, donc à la CIA. Pour Churchill, sa
stature d’homme d’Etat, d’allié de la guerre, sa préférence affichée
pour le ” grand large “, les Etats-Unis ; contre, son refus acharné du
modèle fédéraliste si cher aux européanistes américains et bientôt, ses
violentes querelles avec le très atlantiste Spaak. En mars 1949,
Churchill rencontre Donovan à Washington. En juin, il lui écrit pour
solliciter le versement de fonds d’urgence (très riche à titre
personnel, l’ancien Premier ministre britannique n’entend pas puiser
dans sa propre bourse). Quelques jours plus tard, Sandys appuie par
courrier la demande de son beau-père : de l’argent, vite, sinon le
Mouvement européen de Churchill s’effondre. Comité et CIA, la principale
bailleuse de fonds, débloquent alors une première tranche équivalant à
un peu moins de 2 millions de nos euros. Elle permettra de ” préparer ”
les premières réunions du Conseil de l’Europe de Strasbourg, qui associe
une assemblée consultative sans pouvoir réel à un comité des ministres
statuant, lui, à l’unanimité.
Pour soutenir leurs partenaires du Vieux
Continent, ACUE et CIA montent dès lors des circuits financiers
complexes. Les dollars de l’oncle Sam – l’équivalent de 5 millions
d’euros entre 1949 et 1951, le méme montant annuel par la suite –
proviennent pour l’essentiel de fonds alloués spécialement à la CIA par
le Département d’Etat. Ils seront d’abord répartis sous le manteau par
les chefs du Mouvement européen : Churchill, son gendre, le secrétaire
général Joseph Retinger, et le trésorier Edward Beddington-Behrens. En
octobre 1951, le retour de Churchill à Downing Street, résidence des
premiers ministres anglais, ne tarira pas ce flot : entre 1949 et 1953,
la CIA va en effet verser aux unionistes l’équivalent de plus de 15
millions d’euros, à charge pour eux d’en redistribuer une partie à leurs
rivaux de la Fédération, la tendance de droite du fédéralisme français,
laquelle reverse ensuite sa quote-part à l’UEF. Sommes substantielles
mais sans commune mesure avec la manne que l’appareil stalinien
international, le Kominform, investit au méme moment dans le financement
souterrain des PC nationaux et des innombrables ” fronts de masse ” :
Fédération syndicale mondiale de Prague, Mouvement de la paix,
mouvements de jeunes, d’étudiants, de femmes…
Pour Frenay, c’est clair : l’Europe
fédérale constitue désormais le seul bouclier efficace contre
l’expansionnisme communiste. Mais comment aller de l’avant quand le nerf
de la guerre manque si cruellement ? L’UEF n’est pas riche. Son
président encore moins, dont la probité est reconnue de tous – après son
passage au ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, Frenay,
ancien officier de carrière sans fortune personnelle, a quitté l’armée
au titre de la loi Diethelm de dégagement des cadres. Comme au temps de ”
l’affaire suisse “, le salut financier viendra-t-il de l’allié
américain ? Oui, assurent dès l’été 1950 les hommes de l’ACUE à un
représentant français de l’UEF en visite à New York. Conforme à la
position officielle du gouvernement américain en faveur de l’intégration
européenne, leur aide ne sera soumise à aucune contrepartie politique
ou autre, condition sine qua non aux yeux d’Henri Frenay. Et de fait, à
partir de novembre 1950, l’ACUE va financer secrètement à hauteur de 600
000 euros l’une des initiatives majeures de Frenay et des fédéralistes
de gauche : la création à Strasbourg, en parallèle du très officiel
Conseil de l’Europe, d’un Congrès des peuples européens, aussi appelé
Comité européen de vigilance.
S’associeront à ce projet des
socialistes (Edouard Depreux), des religieux (le père Chaillet,
fondateur de Témoignage chrétien ), des syndicalistes, des militants du
secteur coopératif, des représentants du patronat et méme… des
gaullistes tels Michel Debré ou Jacques Chaban-Delmas. Mal conçue
médiatiquement, l’affaire échoue de peu. Raison de plus pour accentuer
le soutien financier, oeuvre du secrétaire général de l’ACUE, Thomas
Braden. Connu pour ses opinions libérales, cet ami du peintre Jackson
Pollock, n’a pas hésité quand Donovan, son ancien patron à l’OSS, lui a
demandé de quitter la direction du musée d’Art moderne de New York.
En juillet 1951, Frenay effectue à son
tour le voyage des Etats-Unis sous les auspices du Congrès pour la
liberté de la culture – une organisation que nous retrouverons bientôt.
L’occasion de rencontrer les dirigeants du Comité et ceux de la
Fondation Ford (mais pas ceux de la CIA avec lesquels il n’entretiendra
jamais de rapports directs) pour leur faire part des besoins matériels
des fédéralistes. Message reçu ” 5 sur 5 ” par les Américains…
A cette date, Braden ne figure plus
parmi les dirigeants officiels de l’ACUE. En vertu du principe des vases
communicants, l’agent secret esthète vient en effet de rejoindre Dulles
à la CIA. Les deux hommes partagent cette idée de bon sens : face aux
communistes, ce ne sont pas les milieux conservateurs qu’il faut
convaincre, mais la gauche antistalinienne européenne, dont Frenay
constitue un des meilleurs représentants. Braden va plus loin : ” Comme
l’adversaire rassemblé au sein du Kominform, structurons-nous au plan
mondial par grands secteurs d’activité : intellectuels, jeunes,
syndicalistes réformistes, gauche modérée… “, plaide-t-il. D’accord,
répond Dulles. Naît ainsi la Division des organisations internationales
de la CIA. Dirigée par Braden, cette direction centralise, entre autres,
l’aide de la Compagnie via l’ACUE aux fédéralistes européens. En 1952,
l’American Committee for United Europe finance ainsi l’éphémère Comité
d’initiative pour l’assemblée constituante européenne, dont Spaak sera
président et Frenay, le secrétaire général.
Brouillés avec la ” Fédération “, leur
rivale de droite qui servait jusque-là d’intermédiaire pour le versement
des fonds CIA-ACUE par le truchement du mouvement churchillien, les
amis de Frenay sont très vite au bord de l’asphyxie. Pour parer à
l’urgence, Braden, virtuose du financement souterrain au travers de
fondations privées plus ou moins bidon, va, cette fois, mettre en place
une procédure de versements directs aux fédéralistes de gauche par des
antennes para-gouvernementales américaines. A Paris, plaque tournante
des opérations de la CIA en Europe avec Francfort, on opérera par le
biais de l’Office of Special Representative, conçu à l’origine pour
servir d’interface avec la toute jeune Communauté européenne du charbon
et de l’acier (Ceca), ou de l’US Information Service (USIS). Par la
suite, un bureau ACUE proprement dit sera ouvert.
Jean Monnet : des liens troubles avec les services américains
Comme Jean Monnet,
président de la Ceca, Frenay caresse, en cette année 1952, l’idée d’une
armée européenne, pas décisif vers l’Europe politique selon lui. L’ACUE
approuve chaudement. Prévue par le traité de Londres de mars 1952, cette
Communauté européenne de défense comprendrait – c’est le point le plus
épineux -, des contingents allemands. Reste à faire ratifier le traité
par les parlements nationaux. Frenay s’engage avec enthousiasme dans ce
nouveau combat. Pour se heurter, une fois encore, à de Gaulle, qui
refuse la CED au nom de la souveraineté nationale et, déjà , du projet
ultrasecret de force atomique française, ainsi qu’aux communistes,
hostiles par principe à tout ce qui contrarie Moscou. D’après les
éléments recueillis par Robert Belot – dont la biographie du chef de
Combat devrait sortir ce printemps au Seuil -, Frenay demandera méme à
l’ACUE de financer l’édition d’une brochure réfutant… les thèses
gaullistes sur la CED.
Staline meurt en mars 1953. L’année
suivante, Cord Meyer Jr, un proche de la famille Kennedy, remplace
Braden à la téte de la Division des organisations internationales de la
CIA. Mais 1954 verra surtout cet échec cuisant des européanistes :
l’enterrement définitif de la CED. Découragé, Frenay abandonne alors la
présidence de l’Union européenne des fédéralistes. A partir d’octobre
1955, les ” amis américains ” reportent donc leurs espoirs sur un
nouveau venu, le Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe de Jean Monnet.
Lié à Donovan et surtout à l’ambassadeur américain à Paris, David
Bruce, un proche de Franck Wisner, Monnet est trop fin connaisseur du
monde anglo-saxon pour accepter directement les dollars de la CIA.
Compte tenu de sa prudence de Sioux, l’aide américaine à son courant
européaniste devra emprunter d’autres voies. En 1956, Monnet se voit
ainsi proposer l’équivalent de 150 000 euros par la Fondation Ford. Une
offre qu’il décline, préférant que cet argent soit versé au professeur
Henri Rieben, un économiste et universitaire suisse pro-européen qui
vient d’étre nommé chargé de mission aux Hautes Etudes commerciales de
Lausanne. Rieben utilisera ces fonds en toute transparence financière
pour créer un Centre de recherches européen.
En 1958, le retour du général de Gaulle,
radicalement hostile aux thèses fédéralistes, annihile les derniers
espoirs de l’UEF et de ses amis américains. Dissolution de l’ACUE dès
mai 1960 puis cessation des financements occultes par la CIA
s’ensuivent. En douze ans, la Compagnie aura quand méme versé aux
européanistes de toutes tendances l’équivalent de 50 millions d’euros
sans étre jamais prise la main dans le sac ! Mais pourra-t-on préserver
longtemps le grand secret ?
La première alerte éclate dès 1962. Trop
précise sur les financements américains, une thèse universitaire sur
les mouvements européanistes doit étre ” enterrée ” d’urgence en
Angleterre. Ce remarquable travail est l’oeuvre du fils d’un camarade de
résistance de Frenay, Georges Rebattet, créateur en avril 1943 du
Service national maquis. Georges Rebattet, le successeur en 1952 de
Joseph Retinger comme secrétaire général d’un Mouvement européen dont il
a d’ailleurs assaini pour une bonne part le financement.
Deuxième secousse au milieu des années
1960. L’étau de la presse américaine (le New York Times et la revue
gauchiste Ramparts ) se resserre sur une des filiales du ” trust ”
Braden-Meyer, le Congrès pour la liberté de la culture o๠se côtoyaient
des intellectuels antitotalitaires européens de haute volée – Denis de
Rougemont, Manhès Sperber, Franz Borkenau, Ignazio Silone, Arthur
Koestler ou, par éclipses, Malraux et Raymond Aron. Financé par la CIA
au travers de la Fondation Fairfield, le Congrès édite en français l’une
de ses revues les plus prestigieuses, Preuves . Jouant la transparence,
Braden jette alors son pavé dans la mare. ” Je suis fier que la CIA
soit immorale “, déclare-t-il en 1967 au journal britannique Saturday
Evening Post , auquel il confie des révélations sensationnelles sur le
financement occulte par la CIA du Congrès pour la liberté et sur le rôle
d’Irving Brown dans les milieux syndicaux. Silence radio, en revanche,
sur le soutien aux mouvements européanistes, le secret des secrets…
Ultime rebondissement à partir de juin
1970, quand le conservateur anglais pro-européen Edward Heath arrive à
Downing Street. A sa demande, l’Information Research Department lance
une vaste campagne pour populariser sous le manteau l’européanisme dans
les médias et les milieux politiques britanniques. En 1973, l’Angleterre
fait son entrée dans le Marché commun ; le 5 juin 1975, 67,2 % des
électeurs britanniques ratifient la décision par référendum. Dans ce
renversement de tendance en faveur de l’Europe, un homme s’est jeté à
corps perdu : nul autre que le chef de la station de la CIA de Londres,
Cord Meyer Jr. Ce bon vieux Cord qui remplaçait vingt ans plus tôt son
copain Braden à la téte de la Division des organisations internationales
de la Compagnie.
Par Rémi Kaufer : http://www.historia.fr/la-cia-finance-la-construction-europ%C3%A9enne
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