jeudi 1 novembre 2012

La réinvention de la famille

Régulièrement accusée au XXe siècle d'être une institution répressive pour ses membres et promise à la disparition, la famille a su, ces dernières décennies, s'adapter en Occident pour répondre aux aspirations nouvelles des individus. Au point de devenir un cadre privilégié de solidarité interpersonnelle et de réalisation de soi.

Plus de trente ans après le cri de l'écrivain André Gide : « Famille, je vous hais ! », le mouvement de mai 1968 rejetait la famille comme nuisible car réprimant la vraie identité des enfants et des adultes en les transformant en individus conformistes. La période qui a suivi - les années 70 - a pu faire croire que la fin de la famille était arrivée. En effet, les jeunes se sont mis à vivre en couple sans être mariés ; les adultes ont divorcé de plus en plus ; les hommes ont été contraints de partager avec les femmes et le travail salarié et l'autorité dans la famille. Les indicateurs démographiques se sont affolés, le désordre était entré dans l'institution.
Ainsi, par exemple, plus de la moitié des premières naissances ont lieu aujourd'hui en France hors mariage. Si nos arrière-grands-parents revenaient en France, ils seraient effrayés devant le poids des naissances qu'ils nommaient « illégitimes » ! Le mariage n'est plus la référence unique pour la vie de couple et comme cadre de l'éducation des enfants. Aujourd'hui est déstabilisée la famille perçue comme « traditionnelle », qui exigeait que l'institution et la division du travail entre les sexes soit respectée. C'est incontestable.


Le lieu de la révélation de soi

Mais s'arrêter à ces observations est une erreur. Ce travail de destruction ne prend tout son sens que si on le replace à côté d'une reconstruction du monde domestique qui s'est opérée en même temps (assez peu perceptible, à un niveau général du fait que les instruments de mesure quantitatifs, ayant été conçus pour approcher les familles de la période précédente, ne peuvent pas appréhender le sens des nouvelles familles).
Aujourd'hui, étant donné l'importance des séparations et des divorces, provoqués par le primat de l'amour sur l'institution, les couples sont plus fragiles. Les familles recomposées, les familles monoparentales, les familles concubines coexistent désormais avec les familles de premier mariage.
Ces bouleversements trahissent l'importance d'une plus grande attention accordée au développement personnel des membres du groupe domestique. La famille a moins pour objectif de produire des êtres obéissants, soumis à la hiérarchie familiale et sociale. Elle crée une ambiance au sein de laquelle les petits et les grands se sentent reconnus d'abord comme « personnes » originales. Et ainsi elle est devenue un espace de référence pour la construction de l'identité intime.
Les normes éducatives se sont modifiées, le succès de la psychanalyste Françoise Dolto est significatif, l'enfant doit être respecté dans sa nature profonde, ses parents ne doivent pas avoir pour objectif de le transformer en fonction de principes extérieurs. Ils sont là pour l'aider à devenir lui-même. C'est ce que nous avons nommé dans le Soi, le couple et la famille le travail de révélation de soi, ou le travail de Pygmalion, central dans les familles contemporaines. Le même travail est observé dans la relation conjugale : l'homme ou la femme amoureux vit une relation de confiance dans laquelle il pourra exprimer, avec le soutien de l'aimé(e), toute sa personnalité.
« NOTES : Pygmalion sculpteur (ou roi) légendaire de Chypre, misogyne ou selon une autre version, indigné par la prostitution sacrée d'Amathonte, se voua à un célibat absolu ce qui lui permettait en même temps de se consacrer tout entièrement à la sculpture.
Parmi toutes ses oeuvres, la statue à laquelle il consacrait tout son génie représentait une femme. Jour après jour, il travaillait à cette statue d'ivoire et sous ses doigts habiles elle devenait de plus en plus belle.
Cette passion singulière ne demeura pas longtemps ignorée de la déesse de l'Amour et Aphrodite, pour se venger, le rendit éperduement amoureux de sa statue.
Mais devant les tourments du malheureux sculpteur qui passait ses journées et ses nuits à contempler sa statue, et ses ferventes prières, elle décida de lui donner vie. »

Egalité et respect de chacun

Une nouvelle famille est née, davantage centrée sur les individus et sur la qualité des relations interpersonnelles. C'est pour cette raison que nous la nommons « famille relationnelle et individualiste ». Ainsi changée, depuis le milieu des années 80, la famille est redevenue attractive puisqu'un de ses principes fondateurs est le respect aussi bien des petits que des grands, aussi bien des femmes que des hommes. Une certaine égalité de traitement caractérise désormais le groupe familial, ce qui est une nouveauté historique.
Lorsque, pour l'année internationale de la famille de 1994, l'ONU a déclaré que la famille était « la plus petite démocratie au cœur de la société », elle rendait hommage (volontairement ou non) aux transformations importantes des familles, surtout occidentales, de la seconde moitié du XXe siècle. En effet, contrairement aux familles traditionnelles, dans les familles contemporaines, le chef de famille a été supprimé (en 1970, en France, une loi remplace l'autorité paternelle par l'autorité parentale), au profit d'un mode de régulation où comptent surtout les négociations entre les conjoints, entre les parents et les enfants.
De ce principe de respect de l'individu en tant que personne, découlent des conséquences importantes. Une de celles-ci est le Pacte civil de solidarité (le Pacs), adopté en France, après de longs débats, à l'automne 1999, et par lequel l'Etat reconnaît un contrat différent du mariage, entre un homme et une femme, entre deux hommes, entre deux femmes ; une autre forme publique d'engagement.


De nouvelles formes d'engagement

Malgré l'ambiguïté d'une partie du texte de la loi, il s'agit bien d'une révolution : la vie privée est possible entre deux individus, quels que soient leur sexe et leur orientation sexuelle. Cette reconnaissance de l'homosexualité possible au sein de la vie conjugale signifie que la personne ne se définit pas d'abord en référence à cet élément de son identité. L'Etat ne donne plus de critère a priori pour le contrat fondateur d'une vie à deux, hormis le libre consentement et l'interdiction de la polygamie. Les personnes sont libres de s'apprécier, indépendamment du critère que le mariage exigeait et exige.
La reconnaissance des couples homosexuels pose une nouvelle question portant sur la possibilité pour ces couples de devenir parents (notamment au moyen de l'adoption). L'homoparentalité ne sera sans doute pas reconnue à court terme. Mais à moyen terme, il est possible que cette prise de position soit revue en raison des arguments déjà utilisés pour le Pacs. Un enfant a besoin pour s'épanouir d'être aimé et d'être reconnu comme une personne, cela implique d'avoir des parents qui sachent le faire. Est-ce qu'il est possible de soutenir que seuls les hétérosexuels disposent de cette compétence éducative ?
Actuellement l'absence de travaux scientifiques interdit de fournir une réponse fondée, les interventions des experts renvoient avant tout à des choix éthiques, à des conceptions différentes de l'évolution de l'humanité et de l'individu. Mais la définition de l'individu comme une « personne » - qui renvoie à l'histoire de l'individualisme en Occident, ainsi que le montre bien le philosophe Charles Taylor dans les Sources du Moi - semblant progressivement devenir dominante, le modèle des parents n'a pas fini d'être ébranlé. S'ajoutent aussi les conséquences des nouvelles techniques de reproduction, sans évoquer celles de l'éventuel clonage.
En définitive, pour vivre, pour se reproduire, pour se reconstituer, les hommes et les femmes organisent leur vie privée selon des modalités diversifiées, qui renvoient pour une grande part aux besoins de la société dans laquelle ils sont. Nul doute donc que la famille se transformera encore, dans le domaine de la filiation ; dans les relations conjugales, puisque l'égalité n'est pas encore réalisée, les femmes assurant encore la plus grande part du travail domestique et éducatif1 ; dans les relations entre les parents et les enfants car le droit des enfants est encore balbutiant2. L'avenir de la famille est ouvert, étant donné sa capacité de changement, prouvée par les trente dernières années de ce siècle.
François de Singly
Professeur à la Sorbonne
Directeur du Centre de recherche sur les liens sociaux
(CNRS-Université de Paris V)
1. Voir le dossier consacré à la place des femmes en France dans le Label France n°37.
2. Voir l'article de
Florence Raynal dans le n°38.
Repères bibliographiques
La Famille incertaine, de Louis Roussel, éd. Odile Jacob, Paris, 1999.
Le Droit de la famille, de Frédérique Eudier, éd. Armand Colin, Paris, 1999.
Les Sources du moi, de Charles Taylor, éd. du Seuil, Paris, 1998.
Le Soi, le couple et la famille, de François de Singly, éd. Nathan, Paris, 1996.
Sociologie de la famille contemporaine, de François de Singly, éd. Nathan, Paris, 1993.

2 commentaires:

Je a dit…

Quatorze ans après le « Pacte civil de solidarité » (le Pacs), adopté en France, après de longs débats, à l'automne 1999, est survenu le très controversé « Mariage pour tous » en mai 2013 : Loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.

Voir : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027414540&categorieLien=id

Je a dit…

Mon opinion personnelle est que des adultes consentants, hétérosexuels, homosexuels, deux ou plus de deux, sont tout à fait légitimes pour décider de s'unir.

La difficulté c'est l'épanouissement des enfants.

Même avec deux mères (homosexuelles, dont l'une aura bénéficié d'une insémination artificielle), l'enfant n'aura pas de père.
Même avec deux pères homosexuels, ayant eu recours aux services d'une mère porteuse), l'enfant n'aura pas de mère.

Quelles conséquences psychologiques ?

Étant enseignant, je constate les carences dont souffrent les enfants de familles monoparentales. La banalisation du divorce n'enlève rien de la souffrance des enfants.