Régulièrement accusée au XXe siècle d'être une institution
répressive pour ses membres et promise à la disparition, la famille a su, ces
dernières décennies, s'adapter en Occident pour répondre aux aspirations
nouvelles des individus. Au point de devenir un cadre privilégié de solidarité
interpersonnelle et de réalisation de soi.
Plus
de trente ans après le cri de l'écrivain André Gide : « Famille,
je vous hais ! », le mouvement de mai 1968 rejetait la famille
comme nuisible car réprimant la vraie identité des enfants et des adultes en
les transformant en individus conformistes. La période qui a suivi
- les années 70 - a pu faire croire que la fin de la famille était
arrivée. En effet, les jeunes se sont mis à vivre en couple sans être
mariés ; les adultes ont divorcé de plus en plus ; les hommes ont été
contraints de partager avec les femmes et le travail salarié et l'autorité dans
la famille. Les indicateurs démographiques se sont affolés, le désordre était entré
dans l'institution.
Ainsi,
par exemple, plus de la moitié des premières naissances ont lieu aujourd'hui en
France hors mariage. Si nos arrière-grands-parents revenaient en France, ils
seraient effrayés devant le poids des naissances qu'ils nommaient « illégitimes » !
Le mariage n'est plus la référence unique pour la vie de couple et comme cadre
de l'éducation des enfants. Aujourd'hui est déstabilisée la famille perçue
comme « traditionnelle », qui exigeait que l'institution et la
division du travail entre les sexes soit respectée.
C'est incontestable.
Le lieu de
la révélation de soi
Mais
s'arrêter à ces observations est une erreur. Ce travail de destruction ne prend
tout son sens que si on le replace à côté d'une reconstruction du monde
domestique qui s'est opérée en même temps (assez peu perceptible, à un niveau
général du fait que les instruments de mesure quantitatifs, ayant été conçus
pour approcher les familles de la période précédente, ne peuvent pas
appréhender le sens des nouvelles familles).
Aujourd'hui,
étant donné l'importance des séparations et des divorces, provoqués par le
primat de l'amour sur l'institution, les couples sont plus fragiles. Les
familles recomposées, les familles monoparentales, les familles concubines
coexistent désormais avec les familles de premier mariage.
Ces
bouleversements trahissent l'importance d'une plus grande attention accordée au
développement personnel des membres du groupe domestique. La famille a moins
pour objectif de produire des êtres obéissants, soumis à la hiérarchie
familiale et sociale. Elle crée une ambiance au sein de laquelle les petits et
les grands se sentent reconnus d'abord comme « personnes » originales.
Et ainsi elle est devenue un espace de référence pour la construction de
l'identité intime.
Les
normes éducatives se sont modifiées, le succès de la psychanalyste Françoise
Dolto est significatif, l'enfant doit être respecté dans sa nature profonde,
ses parents ne doivent pas avoir pour objectif de le transformer en fonction de
principes extérieurs. Ils sont là pour l'aider à devenir lui-même. C'est ce que
nous avons nommé dans le Soi, le couple et la famille le travail de
révélation de soi, ou le travail de Pygmalion, central dans les familles
contemporaines. Le même travail est observé dans la relation conjugale :
l'homme ou la femme amoureux vit une relation de confiance dans laquelle il
pourra exprimer, avec le soutien de l'aimé(e), toute sa personnalité.
« NOTES : Pygmalion
sculpteur (ou roi) légendaire de Chypre, misogyne ou selon une autre version,
indigné par la prostitution sacrée d'Amathonte, se
voua à un célibat absolu ce qui lui permettait en même temps de se consacrer
tout entièrement à la sculpture.
Parmi
toutes ses oeuvres, la statue à laquelle il consacrait tout son génie
représentait une femme. Jour après jour, il travaillait à cette statue d'ivoire
et sous ses doigts habiles elle devenait de plus en plus belle.
Cette
passion singulière ne demeura pas longtemps ignorée de la déesse de l'Amour et
Aphrodite, pour se venger, le rendit éperduement
amoureux de sa statue.
Mais
devant les tourments du malheureux sculpteur qui passait ses journées et ses
nuits à contempler sa statue, et ses ferventes prières, elle décida de lui
donner vie. »
Egalité et
respect de chacun
Une
nouvelle famille est née, davantage centrée sur les individus et sur la qualité
des relations interpersonnelles. C'est pour cette raison que nous la nommons « famille
relationnelle et individualiste ». Ainsi changée, depuis le milieu des
années 80, la famille est redevenue attractive puisqu'un de ses principes
fondateurs est le respect aussi bien des petits que des grands, aussi bien des
femmes que des hommes. Une certaine égalité de traitement caractérise désormais
le groupe familial, ce qui est une nouveauté historique.
Lorsque,
pour l'année internationale de la famille de 1994, l'ONU a déclaré que la
famille était « la plus petite démocratie au cœur de la société »,
elle rendait hommage (volontairement ou non) aux transformations
importantes des familles, surtout occidentales, de la seconde moitié du XXe
siècle. En effet, contrairement aux familles traditionnelles, dans les
familles contemporaines, le chef de famille a été supprimé (en 1970, en France,
une loi remplace l'autorité paternelle par l'autorité parentale), au profit
d'un mode de régulation où comptent surtout les négociations entre les
conjoints, entre les parents et les enfants.
De
ce principe de respect de l'individu en tant que personne, découlent des
conséquences importantes. Une de celles-ci est le Pacte civil de solidarité (le
Pacs), adopté en France, après de longs débats, à
l'automne 1999, et par lequel l'Etat reconnaît un contrat différent du mariage,
entre un homme et une femme, entre deux hommes, entre deux femmes ; une
autre forme publique d'engagement.
De nouvelles
formes d'engagement
Malgré
l'ambiguïté d'une partie du texte de la loi, il s'agit bien d'une
révolution : la vie privée est possible entre deux individus, quels que
soient leur sexe et leur orientation sexuelle. Cette reconnaissance de
l'homosexualité possible au sein de la vie conjugale signifie que la personne
ne se définit pas d'abord en référence à cet élément de son identité. L'Etat ne
donne plus de critère a priori pour le contrat fondateur d'une vie à deux,
hormis le libre consentement et l'interdiction de la polygamie. Les personnes
sont libres de s'apprécier, indépendamment du critère que le mariage exigeait
et exige.
La
reconnaissance des couples homosexuels pose une nouvelle question portant sur
la possibilité pour ces couples de devenir parents (notamment au moyen de
l'adoption). L'homoparentalité ne sera sans doute pas reconnue à court terme.
Mais à moyen terme, il est possible que cette prise de position soit revue en
raison des arguments déjà utilisés pour le Pacs. Un
enfant a besoin pour s'épanouir d'être aimé et d'être reconnu comme une
personne, cela implique d'avoir des parents qui sachent le faire. Est-ce qu'il
est possible de soutenir que seuls les hétérosexuels disposent de cette compétence
éducative ?
Actuellement
l'absence de travaux scientifiques interdit de fournir une réponse fondée, les
interventions des experts renvoient avant tout à des choix éthiques, à des
conceptions différentes de l'évolution de l'humanité et de l'individu. Mais la
définition de l'individu comme une « personne » - qui renvoie à
l'histoire de l'individualisme en Occident, ainsi que le montre bien le
philosophe Charles Taylor dans les Sources du Moi - semblant
progressivement devenir dominante, le modèle des parents n'a pas fini d'être
ébranlé. S'ajoutent aussi les conséquences des nouvelles techniques de
reproduction, sans évoquer celles de l'éventuel clonage.
En
définitive, pour vivre, pour se reproduire, pour se reconstituer, les hommes et
les femmes organisent leur vie privée selon des modalités diversifiées, qui
renvoient pour une grande part aux besoins de la société dans laquelle ils
sont. Nul doute donc que la famille se transformera encore, dans le domaine de
la filiation ; dans les relations conjugales, puisque l'égalité n'est pas
encore réalisée, les femmes assurant encore la plus grande part du travail
domestique et éducatif1 ; dans les relations entre les parents
et les enfants car le droit des enfants est encore balbutiant2.
L'avenir de la famille est ouvert, étant donné sa capacité de changement,
prouvée par les trente dernières années de ce siècle.
François de Singly
Professeur à la Sorbonne
Directeur du Centre de recherche sur les liens sociaux
(CNRS-Université de Paris V)
1. Voir le dossier consacré
à la place des femmes en France dans le Label France n°37.Professeur à la Sorbonne
Directeur du Centre de recherche sur les liens sociaux
(CNRS-Université de Paris V)
2. Voir l'article de Florence Raynal dans le n°38.
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2 commentaires:
Quatorze ans après le « Pacte civil de solidarité » (le Pacs), adopté en France, après de longs débats, à l'automne 1999, est survenu le très controversé « Mariage pour tous » en mai 2013 : Loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.
Voir : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027414540&categorieLien=id
Mon opinion personnelle est que des adultes consentants, hétérosexuels, homosexuels, deux ou plus de deux, sont tout à fait légitimes pour décider de s'unir.
La difficulté c'est l'épanouissement des enfants.
Même avec deux mères (homosexuelles, dont l'une aura bénéficié d'une insémination artificielle), l'enfant n'aura pas de père.
Même avec deux pères homosexuels, ayant eu recours aux services d'une mère porteuse), l'enfant n'aura pas de mère.
Quelles conséquences psychologiques ?
Étant enseignant, je constate les carences dont souffrent les enfants de familles monoparentales. La banalisation du divorce n'enlève rien de la souffrance des enfants.
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