mercredi 2 août 2017

Libertalia - Analyse de l'œuvre par Marcus Rediker

Dans le cadre de la postface présentée dans le livre « Libertalia » aux éditions Libertalia, Marcus Rediker, historien nord américain, expert du monde de la mer au XVIIIe siècle, propose une analyse de l'hydrarchie des pirates au début de ce siècle. Le terme hydrarchie a été utilisé initialement par Edward Braithwaite, spécialiste du monde maritime au XVIIe siècle. Il désigne le nouvel ordre social et l'auto-organisation mis en place par les pirates lors de leurs voyages en mer. L'hydrarchie ne relève pas seulement du domaine maritime, elle est aussi présente dans la tradition de la classe ouvrière.
« Libertalia » est une utopie radicale et démocratique qui prône la justice, la liberté et les droits du peuple et qui pourfend le capitalisme, l'esclavage et le nationalisme.
Les pirates ont construit un nouvel ordre social multiculturel, multiracial et multinational en définissant eux-mêmes les lois et les coutumes. Ces mœurs du monde de la piraterie sont en filigrane de l'œuvre « Libertalia ».
L'équipage de Misson recherche « une forme démocratique où le peuple lui-même sera l'artisan et le juge de ses propres lois, qui doivent être les plus unanimes possible. »
Selon l'ancienne prophétie, le paradis était situé sur la côte orientale de l'Afrique. Le capitaine Misson et son équipage sont animés par des idéaux révolutionnaires de liberté, d'égalité et de fraternité.
Les résidents de Libertalia seraient « les gardiens vigilants des droits et des libertés du peuple » ; ils sont des obstacles comme des « barrières » contre « les riches et leur pouvoir ». Ils veulent « distribuer équitablement la justice » en s'opposant aux agissements des oppresseurs. Ces tortionnaires pouvant désigner les capitaines marchands ou les officiers royaux.
Ils « distribuent la justice », ils divisent les gains de manière équitable, impliquant une égale division de la propriété. Les pirates en expropriant les marchands par le biais d'une mutinerie ou la capture d'un bateau, s'emparent de l'objet de production et déclarent qu'il devient la propriété de ceux qui y travaillent. On assiste à un transfert de propriété du bateau et de ses équipements qui passe des mains de l'armateur aux mains de l'équipage qui est embarqué dans une aventure collective et risquée. À Libertalia, les hommes qui ne disposent plus de « leurs droits naturels et des douceurs de l'existence » pourront bénéficier du bien-être et de la liberté. Toutes les personnes victimes de la dépossession trouveront à Libertalia un « endroit qu'ils peuvent considérer à eux, où l'air est à tous, aussi bien que les produits du sol et de la mer. » L'argent n'existe pas à Libertalia car « tout est commun et que les trésors comme le bétail seront équitablement partagés. »
L'équipage de Misson est anticapitaliste. Il dénonce la relation salariale propre au procédé d'accumulation capitaliste. Le travail salarié a impliqué leur dépossession or « chaque homme est né libre et a droit aux biens nécessaires, de la même manière qu'à l'air qu'il respire. » Les inégalités sociales sont dénoncées : certains créanciers deviennent de plus en plus riches alors qu'eux, les pirates, considérés comme des « scélérats » vivent dans le plus profond dénuement. La piraterie est donc pour eux un mouvement de lutte pour leur survie. Ils évoquent le « droit naturel au partage des bienfaits de notre mère la Terre. » Les inégalités sociales sont fortement réduites : le capitaine et le quartier-maître reçoivent entre une part et demie et deux parts, les officiers et les artisans ont droit à une part et demie, tous les hommes obtiennent une part.
Les rapports hiérarchiques sont renouvelés : les pirates élisent leurs officiers, ils élisent démocratiquement leurs chefs et limitent leur autorité. Le pouvoir du chef doit être mis au « service de l'intérêt commun. » Ils reconnaissent cependant une autorité absolue au capitaine en cas de guerre mais ce chef doit être « gouverné par la majorité. » « Ils lui permettent d'être capitaine à la condition d'être eux-mêmes considérés comme ses propres chefs. »
Le capitaine dispose de peu de passe-droits : il ne dispose pas d'un logement spécifique, il n'a pas droit à un surplus de nourriture, il n'a pas de mess. Les pirates peuvent faire une mutinerie ou un putsch ou coup d'État si leur capitaine est estimé trop faible avec une attitude « trop semblable à celui d'un gentleman » ou s'il refuse de « piller les vaisseaux anglais » ou si leur chef se comporte comme un tyran. Les pirates revendiquent leurs droits à ne pas être brutalisés et s'opposent aux pratiques violentes de la marine militaire anglaise (la Royal Navy) et la marine marchande. Un chef considéré comme un tortionnaire pouvait être éliminé. Ils s'opposent à la monarchie et sont favorables au vote et à la rotation des tâches à responsabilité. « Le pouvoir n'est pas héréditaire, il doit s'achever au bout de trois ans. »
Les pirates se présentent comme « les hommes de Robin des bois ». Ils combattent les injustices de l'industrie de la mer. Devenir pirate fait suite à une détermination de revanche contre les marchands et les capitaines tortionnaires.
Lorsque des pirates s'emparent d'un bateau, ils interrogent les marins sur l'attitude du capitaine envers l'équipage. Si le chef est décrit comme un homme outrepassant son autorité, il est exécuté. Si le capitaine est considéré « comme un brave type qui n'abuse pas de ses hommes et se comporte comme un honnête commandant », les pirates le libèrent et lui laissent un peu d'argent pour se rendre à Londres.
La redéfinition du pouvoir passe par la création de la plus haute autorité légitime, un « quartier-maître », élu « dans l'intérêt de l'équipage » et par l'institution du conseil qui réunit régulièrement tous les hommes du navire. L'équipage nomment les membres du conseil, la plus haute autorité, parmi « les plus capables d'entre eux, sans distinction de nationalité ou de couleur. »
Les pirates cherchent à garantir leur sécurité alimentaire et leur santé. L'ivrognerie est bannie à Libertalia. Il est relaté qu'en 1722, l'équipage de Bartholomew Roberts ivre mort a perdu le combat et a été capturé par leurs adversaires. Avec « le partage des biens de la Terre », les pirates révèlent que la question de la nourriture et de la boisson sont essentielles dans leurs choix de « se mettre à leur propre compte ». De multiples témoignages le prouvent. Les premiers articles de la charte de Bartholomew Roberts ne garantissent pas d'argent mais le « vote concernant les affaires du moment » et « un droit égal à la nourriture fraîche et aux fortes liqueurs. » La boisson est une motivation plus importante que l'or. Le travail se fait souvent avec « un large bol de punch ».
Sur les navires des pirates, la sobriété est suspecte. Les occasions de faire la fête sont nombreuses en dansant et en jouant du violon.
Les pirates sont attentifs à leur propre sécurité et à leur bien être. Ils veillent à leur propre « autopréservation ». Leur vie tumultueuse est risquée. Ils versent une partie du butin dans un « fonds commun » pour dédommager ceux qui ont des blessures graves. Ils indemnisent aussi ceux qui ne peuvent plus exercer les travaux les plus laborieux. « Quand l'âge ou les blessures les auront rendus incapables de durs travaux, ils trouveront à Libertalia un lieu où ils pourront jouir des bienfaits du travail passé et attendre la mort en paix. »
Sur la question de l'esclavage, une minorité substantielle a contribué à la traite avec la capture et le transport des esclaves. Ils assimilaient les esclaves à des marchandises et les échangeaient ou les revendaient. Mais d'autres pirates ont intégré les esclaves dans leurs équipages.
Le capitaine Misson est contre l'esclavage : « le commerce des autres ethnies ne peut pas être agréable aux yeux de la justice divine puisque nul homme n'a le droit d'asservir son prochain. » D'ailleurs, lorsque son équipage attaque les navires négriers, il libère les esclaves et les intègre. L'équipage de Misson se caractérise par sa diversité ethnique, culturelle et religieuse : africains, hollandais, portugais, anglais, français, catholiques ou protestants. Le capitaine Misson les nomme « Liberi » pour dépasser le concept de nationalité. En 1718, soixante des cent membres de l'équipage de Barbe-Noire étaient des noirs.
Certains marins noirs étaient déjà des hommes libres avant de devenir pirates. D'autres pouvaient fuir l'esclavage car les pirates ne faisaient pas de différence selon les couleurs de la peau. Les noirs arrêtés par la Navy après la capture de l'équipage de Black Bart ont mené une mutinerie contre des conditions déplorables de réclusion au nom de l' « éthique pirate » soit la liberté et la nourriture à satiété.
Beaucoup de pirates se sont installés en Afrique de l'Ouest où ils ont vécu avec les Kru qui étaient réputés pour être d'excellents marins et des révolutionnaires car ils n'hésitaient pas à se révolter dès qu'ils se sentaient asservis.
Les échanges culturels entre pirates, marins et populations locaux ont été fructueux à l'instar de nombreux points communs entre les chants de mer et chants africains. Certains pirates s'inspiraient de rites totémiques et buvaient du rhum avant de mener les révoltes.
Les connaissances relatives aux pirates noirs sont rares. Tous les pirates ne se sont pas révoltés contre l'esclavage (certains ont même pu se prononcer en faveur de la séparation raciale), mais majoritairement les anciens esclaves et les hommes noirs affranchis ou en fuite ont vécu librement à bord des navires pirates. Lorsqu'on des marins demandaient aux pirates d'où ils venaient, ils répondaient « nous sommes les hommes de la mer ». Savoir d'où ils venaient ne signifiait rien. Ils étaient « les bandits de toutes les nations. »
Bartholomew Roberts résume la philosophie pirate :
« Dans le service marchand, il n'y a rien de commun, les salaires sont maigres et le travail pénible. Ici, c'est la profusion et la satiété, le plaisir et l'aisance, la liberté et le pouvoir. Qui ne voudrait basculer de ce côté malgré les périls ? Une vie courte et joyeuse, telle sera ma devise. »
On estime le nombre de pirates à cinq mille qui ont sillonné les routes maritimes. La classe dirigeante anglaise a mené une lutte acharnée contre la piraterie en amplifiant les réformes des années 1690 et en faisant pendre des centaines de pirates. Les marchands, autres opposants, ont multiplié aussi les pétitions. Le premier ministre anglais Robert Walpole s'est singularisé par son combat contre la piraterie.
Face à cette charge politique contre la piraterie, les rêves libertaliens se sont noyés dans les flots.

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