La sélectivité du droit-de-l’hommisme permet de comprendre pourquoi
la condamnation des violations incriminées épouse toujours un axe
nord-sud. Aucune ONG vénézuélienne ne mène campagne contre la mainmise
d’une poignée de milliardaires sur la quasi-totalité des médias en
France ou aux USA. En revanche, les ONG occidentales dénoncent sans
relâche les violations de la liberté de la presse au Vénézuéla, alors
que la presse, loin d’y être opprimée par le pouvoir, appartient à une
poignée de capitalistes qui combattent le gouvernement.
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Hormis les réactionnaires qui pensent que les hiérarchies sociales sont
fondées en nature et qu’il y a des hommes faits pour commander et
d’autres pour obéir, tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut
défendre les droits de l’homme. Mais il faut admettre que les uns et les
autres ne parlent pas de la même chose. Si l’on entend par cette
expression la possibilité pour chacun de jouir du bien commun, alors
l’accès à l’emploi, au logement, aux soins et à l’éducation fait partie
des droits de l’homme – ou des droits humains, ne jouons pas sur les
mots – au même titre que la liberté d’expression ou le choix de son
orientation sexuelle. Prendre au sérieux les droits de l’homme, c’est y
inclure les droits collectifs, c’est-à-dire la possibilité de vivre dans
des conditions matérielles décentes.
Les militants des droits de
l’homme, pourtant, ne s’intéressent qu’aux droits individuels et
délaissent ostensiblement les droits collectifs. Que des individus
soient emprisonnés ou empêchés de s’exprimer par des gouvernements
autoritaires leur est insupportable, mais que des masses d’affamés
subissent la loi d’airain du capital mondialisé leur est indifférent.
Leur compassion pour l’humanité souffrante est étrangement sélective.
Ils ne se mobilisent que pour des minorités ou des individus isolés, ils
agissent au cas par cas en sélectionnant les individus ou les groupes
qu’ils jugent dignes de leur attention, et on ne les voit jamais prendre
fait et cause pour une classe socialement opprimée.
Le
vocabulaire de la plupart des ONG – majoritairement anglo-saxonnes – en
témoigne clairement. Elles entendent combattre la discrimination et non
l’exploitation, l’exclusion et non la pauvreté, la privation de liberté
infligée à quelques-uns et non la misère imposée au grand nombre. Leur
philosophie est celle de l’individualisme libéral, qui ne connaît que
des individus porteurs de droits et se soucie peu de savoir s’il y a
parmi eux des riches et des pauvres. Ne parlons pas de la lutte des
classes, ce gros mot qu’elles ne veulent même pas entendre prononcer. La
seule lutte qui compte à leurs yeux, c’est celle qui vise à aligner des
individus abstraits sur un standard restreint aux libertés formelles –
et individuelles – en oubliant allègrement que ces libertés n’existent
que sous certaines conditions.
Pour tout dire, le
droit-de-l’hommisme ordinaire occulte le fait que ces libertés
individuelles ne sont effectives que si les droits collectifs sont
garantis par des structures sociales qui les favorisent. En d’autres
termes, les droits individuels ne sont réels que si les individus sont
correctement nourris, logés, éduqués et soignés, et ces conditions ne
sont réunies à leur tour que si un rapport de forces entre classes
sociales les inscrit dans la durée. Bref, les droits-de-l’hommistes
oublient tout bonnement que les individus ne sont rien sans la société
et que les droits individuels dont on réclame l’application ne sont que
du vent si la société est divisée en dominants et dominés.
Cette
indifférence aux conditions d’exercice des droits dont ils font pourtant
leur fonds de commerce n’est pas étonnante. Petits-bourgeois des pays
riches, les défenseurs des droits de l’homme défendent les droits dont
ils jouissent, dont ils pourraient jouir ou dont ils voudraient que
jouissent ceux qui leur ressemblent. Pourquoi dépenseraient-ils leur
énergie à lutter contre la faim dans le monde quand leur assiette est
pleine ? Pourquoi se battraient-ils pour l’appropriation collective des
richesses puisqu’ils n’ont aucun problème de fin de mois ? En luttant
pour les droits de l’homme, ils aspergent d’eau bénite leurs états d’âme
de nantis que leurs conditions d’existence n’amènent jamais à
interroger les ressorts de l’oppression et de l’injustice qu’ils ont
constamment à la bouche, mais sans savoir de quoi ils parlent.
Que les pauvres soient pauvres importe peu à leurs yeux, car les pauvres
revendiquent en général autre chose que la reconnaissance de droits
individuels rendus impossibles par l’absence de droits collectifs.
Lorsque l’extrême richesse côtoie l’extrême pauvreté, revendiquer la
liberté d’expression avec un minimum de sérieux impliquerait d’exiger
l’expropriation des capitalistes qui contrôlent la presse afin de créer
les conditions d’une information plus objective. Mais on n’a jamais
entendu un droit-de-l’hommiste formuler ce genre de revendication. Le
contrôle des médias ne s’expose à sa foudre vengeresse que s’il est
exercé par de méchants dictateurs qui défient le nouvel ordre mondial.
Pour les autres, il n’y a pas de problème.
Sélective, cette
indignation pseudo-humaniste choisit ses victimes. Les autres peuvent
crever. Lors de la chute du communisme, en 1991, les organisations
droits-de-l’hommistes ont crié victoire. L’idéologie des droits de
l’homme ayant été inventée pour lutter contre l’URSS, cette victoire
finale sembla consacrer leur vision du monde. Mais aucune de ces
organisations n’a souligné que les prisons soviétiques étaient vides
depuis longtemps et que le totalitarisme dont la philosophie politique
des années 70 faisait un mal absolu était une coquille vide. On ne
s’émut pas davantage, chez les humanistes, en constatant que sous la
présidence Eltsine (1991-2000) l’espérance de vie régressa de dix ans
sous l’effet des réformes structurelles dictées à la Russie par le FMI.
C’est normal. Les petits vieux qui meurent en masse dans le paradis
capitaliste n’intéressent pas les défenseurs des droits de l’homme.
L’humanité souffrante dont se soucient des ONG pétries d’humanisme se
résume à un agrégat indistinct d’individus abstraits, atomisés, dont le
sort n’est intéressant que s’il témoigne d’une violation de leurs droits
individuels, de préférence dans un pays exotique dont le procès est
instruit par la doxa occidentale. Mais on n’a jamais vu “Amnesty
International” – dont le seul intitulé relève de la publicité mensongère
– s’insurger contre le fait que 800 millions de personnes souffrent de
malnutrition, ou que des centaines de milliers d’ouvrières sont
surexploitées par les multinationales occidentales dans les
“maquiladoras” de la frontière mexicaine. On répondra sans doute que ce
n’est pas l’objet social de cette organisation, et je répondrai à mon
tour que c’est précisément le problème sur lequel il convient
d’insister.
Cette triple sélectivité dans le choix des droits en
question, des individus concernés, et enfin des pays sur lesquels on
braque le projecteur, explique donc beaucoup de choses. Elle explique
que l’on fasse le tri parmi les victimes en évitant soigneusement
d’incriminer les structures – celles de l’exploitation capitaliste
mondialisée – qui sont responsables de 90% des malheurs qui frappent
l’humanité. Elle explique aussi la fascination des ONG
droits-de-l’hommistes pour la défense des LGBT. La lutte contre les
discriminations qu’ils subissent est légitime, mais il faut être lucide
sur l’effet de cantonnement qu’elle génère. Car cette cause, aux yeux du
droit-de-l’hommisme petit-bourgeois, présente l’avantage de transcender
la division sociale, d’évacuer la question des rapports de classe, bref
de conférer à la lutte pour les droits humains une universalité
abstraite qui sert les intérêts dominants.
La sélectivité du
droit-de-l’hommisme permet aussi de comprendre pourquoi la condamnation
des violations incriminées épouse toujours un axe nord-sud. Aucune ONG
vénézuélienne ne mène campagne contre la mainmise d’une poignée de
milliardaires sur la quasi-totalité des médias en France ou aux USA. En
revanche, les ONG occidentales dénoncent sans relâche les violations de
la liberté de la presse au Vénézuéla, alors que la presse, loin d’y être
opprimée par le pouvoir, appartient à une poignée de capitalistes qui
combattent le gouvernement. Machine de guerre contre les États
récalcitrants, le droit-de-l’hommisme bénéficie donc de financements
colossaux, à l’image de ces “Casques blancs” qui jouent au djihadiste
côté cour et au brancardier côté jardin grâce aux 15 millions de dollars
versés par des fondations britanniques. Moyennant une trousse à
maquillage, ils arrivent même à fabriquer des victimes pour émouvoir le
populo scotché devant les petites lucarnes.
Ces exemples montrent
également que la fonction expresse de l’idéologie droit-de-l’hommiste –
servie par ces appareils idéologiques de masse que sont les ONG – est
de saper la souveraineté des États qu’elle a pris pour cibles. De la
fondation de George Soros aux officines qui participent aux conflits
armés sous couvert d’action humanitaire en passant par les révolutions
de couleur organisées de l’étranger, la galaxie droit-de-l’hommiste
intervient partout, distribuant subventions, éléments de langage et
certificats de moralité à qui-mieux-mieux dans le seul but de semer le
désordre dans des pays dont la liste est fournie par la CIA et dont le
seul tort est de faire obstacle à l’hégémonisme occidental. La Russie en
sait quelque chose, et on comprend qu’elle ait neutralisé cette poignée
d’exhibitionnistes à moitié débiles (Femen) dont l’activisme desservait
les intérêts du peuple russe.
Savamment orchestrée au nom des
droits de l’homme, toute cette agitation a pour but de vider de sa
substance le droit des peuples à s’organiser comme ils l’entendent.
Dirigée contre le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, cette
ingérence fait peser une menace d’implosion sur les sociétés dont
l’essor ou la résistance déplaît à Washington, Londres ou Paris.
Pratiquée à grande échelle, l’intervention militaire chez les autres n’a
pas toujours donné les résultats escomptés. Elle est désormais
remplacée par cette épée de Damoclès planant sur la tête de tous ceux
qui osent défier l’Empire et contester le monopole du dollar. Faute de
pouvoir vitrifier ses opposants étrangers à l’arme lourde, un Occident
arrogant brandit alors l’étendard de l’internationalisme humanitaire.
Relayé par un gauchisme qui dissout ses illusions perdues dans le pathos
et oublie Trotsky avec BHL, il agite frénétiquement le miroir aux
alouettes des droits de l’homme, éblouissant beaucoup de bonnes âmes qui
ne voient pas que cette idéologie est le faux-nez de l’impérialisme.
L’Occident a beau croire qu’il a découvert la pierre philosophale, la
conception des droits de l’homme, pourtant, n’est pas univoque. Pour les
Chinois, le premier des droits est celui de ne pas mourir de faim.
Cette priorité n’est pas celle de la gauche occidentale, sinon elle
mobiliserait davantage d’énergie à lutter contre la faim dans le monde
qu’à promouvoir les droits des minorités. Mais cette divergence n’est
pas une raison suffisante pour dire que les idées chinoises ne valent
rien. “A plusieurs, nous sommes moins sujets à l’erreur que lorsque nous
sommes seuls à décider”, disait Aristote. On veut bien admettre qu’un
milliard 379 millions de Chinois puissent se tromper, mais on peine à
croire que ce soit le cas tout le temps, d’autant que leur pays qui
était un champ de ruines en 1949 est aujourd’hui la première puissance
économique du monde. A défaut de quelques coups bien mérités sur le
museau, un peu d’humilité éloignerait homo occidentalis de son penchant
indécrottable à donner des leçons à la terre entière.
Bruno Guigue
Analyste politique. Auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles traduits en dix langues.
Travaille à l'Université de la Réunion
Source : http://chouard.org/blog/2017/08/28/la-supercherie-du-droit-de-lhommisme-par-bruno-guigue/
lundi 28 août 2017
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