Janet Biehl / David Graeber
mardi 30 décembre 2014, par WXYZ
Ces derniers mois, parler du
Kurdistan syrien, c’était parler de la bataille de Kobanê, de ce qui s’y
joue et de sa signification. Or dans cette dernière, l’expérience
sociale et politique originale de l’autonomie proclamée du Rojava occupe
pratiquement tout l’espace... quand elle n’est pas justement niée ou
dénigrée, au profit de considérations géostratégiques mettant en scène
les seules puissances impériales, leurs intérêts et leur défense des
cadres nationaux existant dans la région. D’où l’intérêt d’y revenir,
pour apprendre, en savoir plus, faire connaître et de tenter de
comprendre. Ce qui signifie aussi, par définition, poser des questions.
Début décembre 2014, un groupe d’une dizaine de
personnes (activistes, étudiants, universitaires) de différents pays
d’Europe et des États-Unis, ont visité la plus grande région du Rojava
(Kurdistan de Syrie) pendant 10 jours. Tournée de personnes a priori
sympathisantes et solidaires de l’expérience en cours autant que voyage
d’étude du « modèle kurde » avec de multiples rencontres, discussions,
visites d’écoles, de conseils communaux, d’assemblées de femmes, de
coopératives et de diverses réalités nées de la “révolution du Rojava”.
Voici deux premiers ‟compte rendus” que nous avons reçu.
L’un est de Janet Biehl, proche des idées de Murray Bookchin sur l’écologie sociale et le communalisme libertaire.
L’autre, sous la forme d’une interview publiée dans un quotidien turc, de David Graeber, anthropologue, activiste anarchiste issu du mouvement altermondialiste et engagé dans le mouvement Occupy Wall Street, et beaucoup plus connu pour ses écrits, en particulier son ouvrage sur l’histoire de la dette.
L’un est de Janet Biehl, proche des idées de Murray Bookchin sur l’écologie sociale et le communalisme libertaire.
L’autre, sous la forme d’une interview publiée dans un quotidien turc, de David Graeber, anthropologue, activiste anarchiste issu du mouvement altermondialiste et engagé dans le mouvement Occupy Wall Street, et beaucoup plus connu pour ses écrits, en particulier son ouvrage sur l’histoire de la dette.
Un troisième texte, qui aborde un peu plus les questions
de classe dans le processus en cours, sera disponible dans le numéro à
paraître de Courant Alternatif (janvier 2015).
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La publication de ces textes a provoqué une réaction, qui à son tour, a déclenché une réponse. Voir en fin de document.
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Mes impressions du Rojava
par Janet Biehl (*)
Publié le 15 décembre 2014
Du 1er au 9 décembre, j’ai eu le privilège de visiter le
Rojava dans le cadre d’une délégation d’universitaires d’Autriche,
d’Allemagne, de Norvège, de Turquie, du Royaume-Uni et des États-Unis.
Nous nous sommes retrouvés à Erbil, en Irak, le 29 novembre et avons consacré la journée du lendemain à nous renseigner sur ce pétro-État connu sous le nom de "Gouvernement régional kurde" (KRG), avec sa politique pétrolière, sa politique clientéliste, ses partis rivaux (PDK et UPK) et ses aspirations apparentes à imiter Dubaï. Nous en avons rapidement eu assez et le lundi matin nous avons été soulagés de nous rendre jusqu’au Tigre, où nous avons traversé la frontière avec la Syrie et sommes entrés dans le Rojava, la région autonome majoritairement kurde du nord de la Syrie.
Nous nous sommes retrouvés à Erbil, en Irak, le 29 novembre et avons consacré la journée du lendemain à nous renseigner sur ce pétro-État connu sous le nom de "Gouvernement régional kurde" (KRG), avec sa politique pétrolière, sa politique clientéliste, ses partis rivaux (PDK et UPK) et ses aspirations apparentes à imiter Dubaï. Nous en avons rapidement eu assez et le lundi matin nous avons été soulagés de nous rendre jusqu’au Tigre, où nous avons traversé la frontière avec la Syrie et sommes entrés dans le Rojava, la région autonome majoritairement kurde du nord de la Syrie.
Le lit du Tigre était étroit, mais la société en pleine
révolution sociale et politique que nous avons rencontrée sur la rive
opposée ne pouvait pas être plus différente que celle du KRG. Quand nous
avons débarqué, nous avons été accueillis par les Asayis, ou "forces de
sécurité civiles de la révolution" ; les Asayis rejettent l’étiquette de
police, car la police sert l’État, alors qu’eux servent la société. Au
cours des neuf jours suivants, nous allons explorer l’auto-gouvernement
révolutionnaire du Rojava dans un état d’immersion totale à l’ancienne
(nous n’avons pas eu accès à Internet pour nous distraire).
Les deux organisateurs de notre délégation – Dilar Dirik (talentueuse doctorante à l’Université de Cambridge) et Devris Çimen (leader de Civaka Azad, le Centre kurde pour les relations publiques en Allemagne) – nous avaient préparé une tournée intensive des différentes institutions révolutionnaires.
Le Rojava se compose de trois cantons non contigus géographiquement ; nous ne verrons que celui situé le plus à l’est, Cizîrê, à cause de la guerre en cours avec l’État islamique qui fait rage à l’ouest, en particulier à Kobanê. Mais partout où nous sommes allés, nous avons été chaleureusement accueillis.
Les deux organisateurs de notre délégation – Dilar Dirik (talentueuse doctorante à l’Université de Cambridge) et Devris Çimen (leader de Civaka Azad, le Centre kurde pour les relations publiques en Allemagne) – nous avaient préparé une tournée intensive des différentes institutions révolutionnaires.
Le Rojava se compose de trois cantons non contigus géographiquement ; nous ne verrons que celui situé le plus à l’est, Cizîrê, à cause de la guerre en cours avec l’État islamique qui fait rage à l’ouest, en particulier à Kobanê. Mais partout où nous sommes allés, nous avons été chaleureusement accueillis.
Au début, la vice-ministre des Affaires étrangères,
Amina Ossi, nous a présenté l’histoire de la révolution.
Le régime baasiste, un système de pouvoir à parti unique, avait depuis longtemps insisté sur le fait que tous les Syriens étaient des Arabes et a tenté d’‟arabiser” les quatre millions de Kurdes du pays, en réprimant leur identité et en retirant la citoyenneté à ceux qui s’opposaient.
Après que les groupes d’opposants tunisiens et égyptiens se soient insurgés au cours du Printemps arabe de 2011, les Syriens rebelles, pour se soulever, se sont lancés dans une guerre civile.
Au cours de l’été 2012, l’autorité du régime s’est effondrée dans le Rojava et les Kurdes n’ont pas eu trop de mal à convaincre de façon non violente ses fonctionnaires de partir. Les Rojavans (je vais les appeler ainsi parce que, s’ils sont Kurdes pour la plupart, il y a aussi des Arabes, des Assyriens, des Tchétchènes et d’autres) ont dû faire face à un choix :
- s’aligner soit avec le régime qui les avait persécutés,
- soit avec les groupes de combattants de l’opposition, le plus souvent islamiques.
Le régime baasiste, un système de pouvoir à parti unique, avait depuis longtemps insisté sur le fait que tous les Syriens étaient des Arabes et a tenté d’‟arabiser” les quatre millions de Kurdes du pays, en réprimant leur identité et en retirant la citoyenneté à ceux qui s’opposaient.
Après que les groupes d’opposants tunisiens et égyptiens se soient insurgés au cours du Printemps arabe de 2011, les Syriens rebelles, pour se soulever, se sont lancés dans une guerre civile.
Au cours de l’été 2012, l’autorité du régime s’est effondrée dans le Rojava et les Kurdes n’ont pas eu trop de mal à convaincre de façon non violente ses fonctionnaires de partir. Les Rojavans (je vais les appeler ainsi parce que, s’ils sont Kurdes pour la plupart, il y a aussi des Arabes, des Assyriens, des Tchétchènes et d’autres) ont dû faire face à un choix :
- s’aligner soit avec le régime qui les avait persécutés,
- soit avec les groupes de combattants de l’opposition, le plus souvent islamiques.
Les Kurdes de Rojava étant relativement laïcs, ils ont refusé les deux bords et ont préféré décider de se lancer dans une Troisième Voie, fondée sur les idées d’Abdullah Öcalan, le leader kurde emprisonné qui a repensé la question kurde, la nature de la révolution et une modernité alternative à l’État-nation et au capitalisme.
Initialement, sous sa direction, les Kurdes avaient combattu pour un État, mais il y a plusieurs décennies, toujours sous sa direction, leur objectif a commencé à changer : ils rejettent maintenant l’État en tant que source d’oppression et à la place s’efforcent de conquérir l’autonomie, une démocratie populaire. En s’inspirant de manière éclectique de diverses sources situées dans l’histoire, la philosophie, la politique et l’anthropologie, Öcalan a proposé le Confédéralisme Démocratique, nom donné à un programme global comprenant :
- une démocratie de bas en haut [bottom-up],
- l’égalité des genres,
- l’écologie
- et une économie coopérative.
La mise en œuvre de ces principes, dans les institutions non seulement de l’auto-gouvernement démocratique, mais aussi dans l’économie, l’éducation, la santé et les questions de genre, est appelé Autonomie Démocratique.
Sous leur Troisième Voie, les trois cantons du Rojava ont déclaré l’Autonomie Démocratique et l’ont formellement établie dans un ‟contrat social” (le terme non étatiste utilisé à la place de ‟constitution”). En vertu de ce programme, ils ont créé un système d’auto-gouvernement populaire, basé sur des assemblées communales de voisinage (comprenant plusieurs centaines de ménages chacune), auxquelles n’importe qui peut participer et avec le pouvoir s’exerçant de bas en haut par des députés élus au niveau de la ville et des cantons.
Lorsque notre délégation a visité un quartier de Qamislo, nous avons assisté à une réunion du conseil populaire local, où l’électricité et les questions relatives aux femmes, la résolution de conflits et les familles des martyrs étaient discutés ; des hommes et des femmes avaient pris place, étaient assis et participaient ensemble. Ailleurs dans Qamislo, nous avons assisté à une assemblée de femmes qui s’attaquait aux problèmes spécifiques à leur genre.
Le genre est d’une importance particulière pour ce
projet d’émancipation humaine. Nous avons rapidement réalisé que la
Révolution du Rojava est fondamentalement une révolution de femmes.
Cette partie du monde est traditionnellement une terre d’extrême
oppression patriarcale : être née femme, c’est courir le risque d’abus
violents, le mariage dès l’enfance, les crimes d’honneur, la polygamie,
et plus encore. Mais aujourd’hui, les femmes du Rojava s’affranchissent
de cette tradition et participent pleinement à la vie publique : à tous
les niveaux de la politique et de la société, le leadership
institutionnel ne consiste plus en une position unique, mais en deux, un
homme et une femme, tous deux responsables, par souci d’égalité de
genres mais aussi pour que le pouvoir ne soit pas concentré dans les
mains d’une seule personne.
Les représentantes des Yekitiya Star, l’organisation qui
chapeaute les groupes de femmes, ont expliqué que les femmes sont
essentielles pour la démocratie – elles ont même défini, de façon
saisissante, que ce qui s’oppose à la liberté des femmes n’était pas
tant le patriarcat que l’État-nation et la modernité capitaliste. La
révolution des femmes vise à libérer tout le monde. Les femmes sont à
cette révolution ce que le prolétariat était pour les révolutions
marxistes-léninistes du siècle passé.
Elle a profondément transformé non seulement le statut des femmes, mais tous les aspects de la société. Même ceux qui sont traditionnellement des mâles comme les militaires. Les "Unités de Protection du Peuple" (YPG), qui ont été rejoints par les YPJ, des unités de femmes, dont les photos sont maintenant mondialement connues, défendent la société contre les forces djihadistes de l’ISIS et d’Al-Nosra avec des kalachnikovs et avec, peut-être tout aussi redoutablement, un engagement intellectuel et émotionnel féroce, non seulement pour la survie de leur communauté, mais pour leurs idées et aspirations politiques.
Lorsque nous avons visité une réunion des YPJ, on nous a dit que l’éducation des combattantes se compose non seulement d’une formation sur des questions pratiques comme les armes mais aussi sur l’Autonomie Démocratique. Nous nous battons pour nos idées, ont-elles souligné à chaque fois. Deux des femmes qui nous ont rencontrées avaient été blessées dans la bataille ; une assise avec une poche IV [intraveineuse], une autre avec une béquille en métal ; les deux, grimaçantes de douleur, mais avec le courage et l’autodiscipline nécessaires pour participer à notre session.
Elle a profondément transformé non seulement le statut des femmes, mais tous les aspects de la société. Même ceux qui sont traditionnellement des mâles comme les militaires. Les "Unités de Protection du Peuple" (YPG), qui ont été rejoints par les YPJ, des unités de femmes, dont les photos sont maintenant mondialement connues, défendent la société contre les forces djihadistes de l’ISIS et d’Al-Nosra avec des kalachnikovs et avec, peut-être tout aussi redoutablement, un engagement intellectuel et émotionnel féroce, non seulement pour la survie de leur communauté, mais pour leurs idées et aspirations politiques.
Lorsque nous avons visité une réunion des YPJ, on nous a dit que l’éducation des combattantes se compose non seulement d’une formation sur des questions pratiques comme les armes mais aussi sur l’Autonomie Démocratique. Nous nous battons pour nos idées, ont-elles souligné à chaque fois. Deux des femmes qui nous ont rencontrées avaient été blessées dans la bataille ; une assise avec une poche IV [intraveineuse], une autre avec une béquille en métal ; les deux, grimaçantes de douleur, mais avec le courage et l’autodiscipline nécessaires pour participer à notre session.
Les Rojavans se battent pour la survie de leur communauté, mais surtout, comme les combattantes des YPJ nous l’ont affirmé, pour leurs idées. Ils ont même placé l’instauration réussie de la démocratie au-dessus de l’ethnicité. Leur contrat social affirme l’inclusion des minorités ethniques (Arabes, Tchétchènes, Assyriens) et des religions (musulmans, chrétiens, yézidis). L’Autonomie Démocratique dans la pratique semble faire l’impossible pour inclure les minorités, sans l’imposer aux autres contre leur gré, laissant la porte ouverte à tous.
Lorsque notre délégation a demandé à un groupe d’Assyriens de nous raconter les défis que leur posent l’Autonomie Démocratique, ils nous ont dit qu’ils n’en avaient aucun. En neuf jours, nous ne pouvions pas écumer l’ensemble du Rojava avec tous ses problèmes et nos interlocuteurs admettaient candidement que le Rojava est loin d’être irréprochable. Mais aussi loin que j’ai pu le voir, le Rojava aspire à tout le moins à faire exister durablement la tolérance et le pluralisme dans une partie du monde qui a connu beaucoup trop de fanatisme et de répression – et quel que soit son degré de réussite, cela mérite d’être salué.
Le modèle économique du Rojava « est le même que son modèle politique », nous a déclaré un conseiller en économie à Derik : créer une « économie communautaire », construire des coopératives dans tous les secteurs et éduquer les gens dans cette idée. Le conseiller a exprimé sa satisfaction dans le fait que, même si 70% des ressources du Rojava doivent aller à l’effort de guerre, l’économie parvient toujours à répondre aux besoins de base de chacun. Ils essaient d’atteindre l’autosuffisance, car ils y sont obligés : le fait crucial est que le Rojava est placé sous embargo. Il ne peut ni exporter ni importer avec son voisin immédiat du nord, la Turquie, qui voudrait voir disparaître l’ensemble du projet kurde. Même le KRG, compatriotes kurdes mais économiquement dépendants de la Turquie, observe l’embargo, bien que le commerce transfrontalier KRG-Rojava se développe maintenant, dans le sillage de l’évolution politique. Mais le pays manque encore de ressources. Cela ne tempère pas leur esprit : « Même s’il n’y avait plus que du pain, nous en aurions tous une part », nous a déclaré le conseiller.
Nous avons visité une école supérieure en économie et des coopératives économiques : une coopérative de couture à Derik confectionnant des uniformes pour les forces de défense ; une serre coopérative faisant pousser des concombres et des tomates ; une coopérative laitière à Rimelan, où un nouveau hangar était en construction. Les régions kurdes sont les parties les plus fertiles de la Syrie, approvisionnant abondamment le pays en blé, mais le régime baasiste avait délibérément maintenu la région dans un état préindustriel, uniquement comme une source de matières premières. Ainsi le blé était cultivé, mais ne pouvait pas être transformé en farine. Nous avons visité un moulin, nouvellement construit depuis la révolution, improvisé à partir de matériels locaux. Il fournit désormais la farine pour le pain consommé dans le canton de Cizîrê, dont les habitants obtiennent trois pains par jour.
De même, Cizîrê était la principale source de pétrole de la Syrie, avec plusieurs milliers de plates-formes pétrolières, principalement dans la région de Rimelan. Mais le régime du parti Baas a fait en sorte que le Rojava n’ait aucune raffinerie, ce qui obligeait à transporter le pétrole brut vers des raffineries situées ailleurs en Syrie. Mais depuis la révolution, les Rojavans ont improvisé deux nouvelles raffineries de pétrole, qui servent principalement à fournir le gasoil pour les générateurs qui alimentent le canton. L’industrie pétrolière locale, si l’on peut l’appeler ainsi, produit juste assez pour les besoins locaux, pas plus.
Le niveau d’improvisation est frappant dans tout le canton. Plus nous parcourions le Rojava, plus je m’émerveillais du caractère de bricolage [do-it-yourself] de la révolution, de sa confiance dans l’ingéniosité locale avec les rares matériaux disponibles. Mais ce n’est que lorsque nous avons visité différentes académies – l’académie des femmes à Rimelan et l’Académie Mésopotamienne à Qamislo – que je me suis rendue compte que cela faisait partie intégrante du système dans son ensemble.
Le système d’éducation dans le Rojava est non traditionnel, en ce qu’il rejette les idées de hiérarchie, de pouvoir et d’hégémonie. Au lieu de suivre une hiérarchie enseignant-élève, les élèves apprennent les uns des autres et apprennent de l’expérience des autres. Les élèves apprennent ce qui est utile, des questions pratiques ; ils « recherchent la signification », comme on nous l’a dit, dans le domaine intellectuel. Ils ne mémorisent pas ; ils apprennent à penser par eux-mêmes et à prendre des décisions, à devenir les sujets de leurs propres vies. Ils apprennent à gagner en capacité propre et à participer à l’Autonomie Démocratique.
Les portraits d’Abdullah Öcalan sont partout, ce qui, pour des yeux occidentaux, pourraient suggérer quelque chose d’orwellien : endoctrinement, croyance aveugle. Mais interpréter ces images de cette façon serait passer à côté de la situation dans son ensemble. « Personne ne vous donnera vos droits », nous a déclaré quelqu’un en citant Öcalan « vous aurez à combattre pour les obtenir. » Et pour mener à bien cette lutte, les Rojavans savent qu’ils doivent éduquer à la fois eux-mêmes et la société. Öcalan leur a enseigné le Confédéralisme Démocratique comme un ensemble de principes ; leur rôle a été de comprendre comment le mettre en œuvre, dans l’Autonomie Démocratique, et ainsi de s’émanciper.
Historiquement, les Kurdes ont eu peu d’amis. Ils ont été ignorés par le Traité de Lausanne qui a divisé le Moyen-Orient après la Première Guerre mondiale. Pendant la majeure partie du siècle dernier, ils ont souffert en tant que minorités en Turquie, en Syrie, en Iran et en Irak. Leur langue et leur culture ont été réprimées, leurs identités niées, leurs droits humains annulés. Ils sont du mauvais côté de l’OTAN, où la Turquie est autorisée à faire ce qu’elle veut sur les questions kurdes. Ils ont longtemps été des étrangers. Cette expérience a été brutale, impliquant la torture, l’exil et la guerre. Mais elle leur a aussi donné une force et une indépendance d’esprit. Öcalan leur a enseigné comment redéfinir les termes de leur existence d’une manière qui leur donne la dignité et le respect de soi.
Cette révolution faite de bricolage par une population instruite est placée sous embargo par ses voisins et se débrouille pour réussir de justesse. C’est néanmoins un effort qui pousse les espérances humaines vers l’avant. Dans le sillage du XXe siècle, beaucoup de gens en sont venus aux pires conclusions sur la nature humaine, mais dans ce vingt et unième siècle, les Rojavans sont en train d’établir une nouvelle mesure de ce que les êtres humains sont capables de faire ; dans un monde perdant rapidement tout espoir, ils brillent comme un phare.
N’importe qui ayant un peu de foi en l’humanité devrait souhaiter bonne chance aux Rojavans pour leur révolution et faire ce qu’ils peuvent pour les aider à réussir. Ils devraient exiger que leurs gouvernements cessent de permettre à la Turquie de définir une politique internationale de rejet envers les Kurdes et envers l’Autonomie Démocratique. Ils doivent exiger la fin de l’embargo contre le Rojava.
Les membres de la délégation à laquelle j’ai participé (même si je ne suis pas une universitaire) ont bien fait leur travail. Bienveillants à l’égard de la révolution, ils ont néanmoins posé des questions difficiles au sujet des perspectives économiques du Rojava, sur les usages de l’ethnicité et le nationalisme et sur d’autres sujets encore. Les Rojavans que nous avons rencontrés, habitués à se confronter à des questions difficiles, ont répondu de manière réfléchie et ont même bien accueilli la critique. Les lecteurs intéressés à en apprendre davantage à propos de la Révolution du Rojava pourront se référer avec intérêt aux écrits à venir des autres membres de la délégation : Welat (Oktay) Ay, Rebecca Coles, Antonia Davidovic, Eirik Eiglad, David Graeber, Thomas Jeffrey Miley, Johanna Riha, Nazan Ustundag et Christian Zimmer. Quant à moi, j’aurais beaucoup plus de choses à dire que ce que permet ce court article et j’ai l’intention d’écrire un autre travail, qui incorporera des dessins que j’ai faits pendant le voyage.
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(*) Janet Biehl (1953-) est auteure, éditrice et
graphiste vivant à Burlington, Vermont, États-Unis. À la fin des années
1980, elle a été fortement impliquée avec les Burlington Greens et le
Réseau Left Green, et pendant plus de deux décennies a participé à la
popularisation et aux développements de la théorie et de la politique de
l’écologie sociale.
De 1987 à 2000, elle a publié et, avec Murray Bookchin, co-édité Left Green Perspectives. Elle était membre du premier comité de rédaction de notre journal Communalism. Elle a écrit sur le municipalisme libertaire et tout un éventail de critiques de l’écologie profonde, l’éco-féminisme et les tendances d’extrême-droite. Biehl ne se considère plus comme partie prenante du mouvement de l’écologie sociale mais ses écrits demeurent une source d’inspiration.
Parmi ses livres signalons Rethinking Ecofeminist Politics (1991) et The Politics of Social Ecology : Libertarian Municipalism (1997 ; sur lequel se sont basées une série de conférences internationales). Elle a également édité The Murray Bookchin Reader (1997) et a écrit plusieurs articles sur la vie et la pensée de Bookchin. Biehl était la partenaire et collaboratrice de Bookchin et travaille actuellement sur sa biographie politique.
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De 1987 à 2000, elle a publié et, avec Murray Bookchin, co-édité Left Green Perspectives. Elle était membre du premier comité de rédaction de notre journal Communalism. Elle a écrit sur le municipalisme libertaire et tout un éventail de critiques de l’écologie profonde, l’éco-féminisme et les tendances d’extrême-droite. Biehl ne se considère plus comme partie prenante du mouvement de l’écologie sociale mais ses écrits demeurent une source d’inspiration.
Parmi ses livres signalons Rethinking Ecofeminist Politics (1991) et The Politics of Social Ecology : Libertarian Municipalism (1997 ; sur lequel se sont basées une série de conférences internationales). Elle a également édité The Murray Bookchin Reader (1997) et a écrit plusieurs articles sur la vie et la pensée de Bookchin. Biehl était la partenaire et collaboratrice de Bookchin et travaille actuellement sur sa biographie politique.
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Source : ici
Traduction : OCLibertaire
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« Non, c’est une véritable révolution »
Par David Graeber et Pinar Öğünç
Le 26 décembre 2014
Professeur d’anthropologie à la London School of Economics, activiste, anarchiste, David Graeber avait écrit un article pour The Guardian en octobre dernier,
au moment des premières semaines d’attaques ISIS contre Kobanê
(Kurdistan au nord de la Syrie) et demandait pourquoi le monde ignorait
les révolutionnaires Kurdes de Syrie.
Évoquant son père qui s’était porté volontaire pour combattre dans les Brigades internationales en défense de la République espagnole en 1937, il posait la question : « S’il y avait un parallèle à faire aujourd’hui avec les dévots superficiels de Franco, les tueurs phalangistes, qui serait-il sinon l’État Islamiste ? S’il y avait un parallèle à faire avec les Mujeres Libres d’Espagne, lequel peut-il être sinon ces femmes courageuses qui défendent les barricades à Kobanê ? Le monde – et cette fois le plus scandaleusement qui soit, la gauche internationale – va-t-il vraiment être complice d’avoir laissé l’histoire se répéter ? »
Selon Graeber, la région autonome de Rojava qui s’est fait connaitre avec un ‟contrat social” en 2011 avec trois cantons anti-étatistes et anticapitalistes, est aussi une expérience démocratique remarquable dans la période actuelle.
Au début du mois de décembre, avec un groupe de huit personnes, étudiants, activistes, universitaires de différentes régions d’Europe et des États-Unis, il a passé dix jours dans le Cizîrê – un des trois cantons de Rojava. Il a eu l’occasion d’observer la pratique de l’« autonomie démocratique » sur place et de poser des dizaines de questions. Maintenant, il raconte ses impressions de ce voyage avec des questions et des réponses plus complètes sur pourquoi cette ‟expérience” des Kurdes syriens est ignorée par le monde entier.
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Q: Dans ton article pour The Guardian tu
demandais pourquoi le monde entier ignorait « l’expérience
démocratique » des Kurdes syriens. Après l’avoir vécu pendant dix jours,
as-tu une nouvelle question ou peut-être une nouvelle réponse à cette
question ?
R: Si quelqu’un avait encore un doute sur le fait de savoir s’il s’agit vraiment d’une révolution ou juste de la poudre aux yeux, je dirais que la visite a définitivement réglé la question.
Il y a encore des gens qui parlent comme ça : « ce n’est qu’une façade du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), en réalité, c’est une organisation autoritaire stalinienne qui fait semblant d’avoir adopté la démocratie radicale. »
Non ! Ils sont réellement sincères. C’est une véritable révolution. Mais d’une manière qui est précisément le problème. Les grandes puissances se sont engagées elles-mêmes dans une idéologie qui dit que les véritables révolutions ne peuvent plus arriver. Pendant ce temps, beaucoup de gens à gauche, même dans la gauche radicale, semblent avoir tacitement adopté une politique très semblable, même s’ils font encore croire superficiellement mais bruyamment qu’ils sont encore révolutionnaires. Ils se placent dans une sorte de cadre ‟anti-impérialiste” puritain qui considère que les seuls acteurs qui comptent sont les gouvernements et les capitalistes et que c’est là que se situe le seul jeu dont il vaut la peine de parler. Un jeu dans lequel on fait la guerre, on fabrique des méchants mythiques, on s’empare du pétrole et des autres ressources, on met en place des réseaux clientélistes ; c’est le seul jeu qui compterait.
Les gens dans le Rojava disent : nous ne voulons pas jouer à ce jeu. Nous voulons créer un nouveau jeu. Beaucoup de gens trouvent cela déroutant et dérangeant, aussi ils choisissent de croire que ce n’est pas ça qui se passe réellement ou que les gens sont trompés ou malhonnêtes ou naïfs.
Q: Depuis le mois d’octobre, nous voyons une solidarité croissante de la part de différents mouvements politiques de partout dans le monde. Il y a eu une couverture énorme et assez enthousiaste de la résistance de Kobanê par les grands médias du monde. La position politique concernant le Rojava en Occident a évolué dans une certaine mesure. Ce sont tous des signes significatifs mais penses-tu que l’autonomie démocratique et ce qui est expérimenté dans les cantons du Rojava sont suffisamment examinés ? Dans quelle mesure la perception générale du ‟ce sont des gens courageux qui combattent le mal de notre époque, l’ISIS” dominent cette approbation et cette fascination ?
R: Je trouve remarquable que tant de gens en Occident voient ces cadres féministes armées, par exemple, et ne réfléchissent même pas sur les idées qui logiquement doivent se trouver derrière. Ils se figurent que c’est arrivé comme ça, spontanément. « Je suppose que c’est une tradition kurde ». Dans une certaine mesure, c’est de l’orientalisme évidemment, ou pour faire simple, du racisme. Il ne leur vient pas à l’idée que des gens au Kurdistan peuvent aussi lire Judith Butler. Au mieux, ils pensent : « Oh, ils essaient de parvenir aux normes occidentales de la démocratie et des droits des femmes. Je me demande si c’est sincère ou destiné à l’étranger ». Il ne leur semble tout simplement pas possible qu’ils puissent prendre ces éléments et pousser les ‟normes occidentales” dans une voie BEAUCOUP plus éloignée qu’elles ne l’ont jamais été ; qu’ils puissent véritablement croire en ces principes que les États occidentaux ne font que professer.
Q: Tu as mentionné l’approche de la gauche envers le Rojava. Comment cette question est-elle reçue dans les communautés internationales anarchistes ?
R: La réaction dans les communautés internationales anarchistes a été incontestablement mitigée. Je trouve cela un peu difficile à comprendre. Il y a un groupe d’anarchistes très important – généralement les éléments les plus sectaires – qui insistent sur le fait que le PKK est encore un groupe ‟stalinien” autoritaire et nationaliste qui aurait adopté Bookchin et d’autres idées de la gauche libertaire pour séduire la gauche anti-autoritaire en Europe et en Amérique. Il m’a toujours semblé que c’était là l’une des idées les plus stupides et les plus narcissiques que j’ai jamais entendue. Même si l’hypothèse était correcte et qu’un groupe marxiste-léniniste ait décidé de simuler une idéologie pour obtenir un soutien de l’étranger, pourquoi diable auraient-ils choisi les idées anarchistes développées par Murray Bookchin ? Ce serait la tactique la plus stupide qui soit. Il est évident que s’ils avaient fait semblant d’être des islamistes ou des libéraux, ils auraient obtenu des armes en quantité et un vrai soutien matériel. Quoi qu’il en soit, je pense que beaucoup de gens dans la gauche internationale, et dans la gauche anarchiste inclue, fondamentalement, ne veulent pas vraiment gagner. Ils ne peuvent pas imaginer qu’une révolution puisse vraiment survenir et, secrètement, ils ne le veulent même pas, car cela signifierait partager leur club cool avec des personnes ordinaires ; ils ne seraient plus particuliers et différents. Ainsi de cette façon, il est assez utile de distinguer et séparer les vrais révolutionnaires des frimeurs. Et les vrais révolutionnaires sont restés fermes…
Q: Qu’est-ce qui t’as le plus impressionné dans le Rojava à propos de cette pratique de l’autonomie démocratique ?
R: Il y a eu tant de choses impressionnantes. Je ne pense pas avoir jamais entendu parler d’une quelconque autre partie du monde dans laquelle il y ait eu une situation de double pouvoir et où ce sont les mêmes forces politiques qui en auraient créé deux pôles. Il y a l’‟auto-administration démocratique”, qui dispose de toutes les formes et de tous les attributs d’un État – Parlement, ministères, etc. – mais il a été créé pour être soigneusement séparé des moyens coercitifs du pouvoir. Ensuite, vous avez la TEV-DEM (le Mouvement de la société démocratique), pilotant de bas en haut (bottom-up) des institutions directement démocratiques. En fin de compte – et ceci est fondamental – les forces de sécurité sont responsables devant les structures dirigées de bas en haut et non devant celles commandée de haut en bas.
Un des premiers endroits que nous avons visités était une académie de police (Asayiş). Tous ont dû suivre des cours de résolution non violente des conflits et de théorie féministe avant qu’ils ne soient autorisés à toucher une arme à feu. Les co-directeurs nous ont expliqué que leur but ultime était de donner à chaque personne dans le pays six semaines de formation de policier, de telle sorte qu’au final, ils pourraient éliminer la police.
Q: Que répondrais-tu à certaines critiques concernant le Rojava ? Par exemple : « Ils n’auraient pas fait cela en temps de paix. C’est à cause de l’état de guerre »...
R: Je pense que la plupart des mouvements, confrontés à de graves conditions de guerre, n’auraient pas aboli immédiatement la peine capitale, dissous la police secrète et démocratiser l’armée. Les unités militaires par exemple élisent leurs officiers.
Q: Il y a aussi une autre critique, qui est très populaire dans les milieux pro-gouvernementaux ici en Turquie : « Le modèle que les Kurdes – dans la ligne du PKK et PYD (le Parti de l’Union démocratique kurde) – tentent de promouvoir n’est pas réellement accepté par tous les peuples qui vivent là-bas. Cette structure multi-... est seulement à la surface, comme symbole »...
R: Le président du canton de Cizîrê est un Arabe, en fait le chef d’une importante tribu locale. Je suppose que vous pourriez dire qu’il n’est qu’une marionnette. En un sens, comme l’ensemble du gouvernement. Mais même si vous regardez les structures qui fonctionnent de bas en haut, ce n’est absolument pas les seuls Kurdes qui y participent. On m’a dit que le seul vrai problème était avec certaines colonies de la ‟ceinture arabe”, des gens qui ont été amenés là par les baasistes dans les années 1950 et 60 en provenance d’autres régions de la Syrie dans le cadre d’une politique délibérée visant à marginaliser et assimiler les Kurdes.
Quelques-unes de ces communautés, m’a-t-on dit, sont assez hostiles à la révolution. Mais les Arabes dont les familles sont là depuis des générations, ou les Assyriens, Kirghizes, Arméniens, Tchétchènes, etc., sont assez enthousiastes.
Les Assyriens avec lesquels nous avons parlé nous ont dit qu’après une longue relation difficile avec le régime, ils avaient le sentiment d’avoir enfin acquis la liberté religieuse et l’autonomie culturelle.
Probablement, le problème le plus inextricable est celui de la libération des femmes. Le PYD et le TEV-DEM le voient comme absolument fondamental dans leur idée de révolution, mais ils ont aussi le problème de devoir gérer des alliances les plus vastes avec des communautés arabes qui estiment que cela viole leurs principes religieux fondamentaux. Par exemple, alors que les syriacophones ont leur propre organisation de femmes, les Arabes n’en ont pas, et les filles arabes intéressées par l’idée de s’organiser autour des questions de genre ou même pour assister à des séminaires féministes, doivent se raccrocher aux Assyriens ou même aux Kurdes.
Q: Il ne faut pas tomber dans le piège de ce « cadre ‟anti-impérialiste” puritain » que tu as mentionné plus tôt, mais que dirais-tu à la remarque disant que l’Occident/l’impérialisme demandera un jour aux Kurdes syriens de payer le prix du soutien qu’ils leur ont fourni. Qu’est-ce que l’Occident pense exactement de ce modèle antiétatique et anticapitaliste ? Est-ce juste une expérience qui peut être ignorée pendant l’état de guerre, alors que les Kurdes acceptent volontairement de combattre un ennemi qui a été, soit dit en passant, effectivement créé par l’Occident ?
R : Il est absolument vrai que les États-Unis et les puissances européennes feront tout ce qu’ils pourront pour renverser la révolution. Cela va sans dire. Les personnes avec qui j’ai discutées étaient toutes bien conscientes de cela. Mais elles ne font pas une grande différenciation entre les dirigeants des puissances régionales comme la Turquie ou l’Iran ou l’Arabie saoudite et ceux des puissances euro-américaines comme la France ou les États-Unis. Elles considèrent qu’ils sont tous capitalistes et étatistes et donc antirévolutionnaires, qui dans le meilleur des cas, peuvent être convaincus de les tolérer, mais qui dans le fond ne seront jamais de leur côté.
Ensuite, il y a la question encore plus compliquée de la structure de ce qu’on appelle ‟la communauté internationale”, le système mondial d’institutions comme l’ONU ou le FMI, les grandes entreprises, les ONG, les organisations de droits de l’homme sur ces questions, qui toutes supposent et justifient une organisation étatiste, un gouvernement qui peut adopter des lois et qui dispose d’un monopole de l’exécution coercitive de ces lois.
Il y a un seul aéroport dans le Cizîrê et il est toujours sous le contrôle du gouvernement syrien. Les Kurdes pourraient le prendre facilement, à tout moment, disent-ils. La raison pour laquelle ils ne le font pas, c’est parce que : Comment un non-État peut-il faire fonctionner un aéroport de quelque façon que ce soit ? Tout ce qui se fait dans un aéroport est soumis à des réglementations internationales qui supposent un État.
Q: As-tu une réponse à la question : pourquoi l’ISIS est si obsédé par Kobanê ?
R: Ils ne peuvent pas être vus perdant une telle bataille. Toute leur stratégie de recrutement est basée sur l’idée qu’ils sont un rouleau compresseur imparable, et leurs victoires continuelles sont la preuve qu’ils représentent la volonté de Dieu. Pour eux, être vaincus par une bande de féministes serait l’humiliation suprême. Tant qu’ils se battent encore dans Kobanê, ils peuvent affirmer que les allégations des médias sont des mensonges et qu’ils avancent vraiment. Qui peut prouver le contraire ? S’ils se retirent, c’est qu’ils auront dû admettre leur défaite.
Q: As-tu un avis sur ce que Tayyip Erdoğan et son parti essaient de faire en Syrie et au Moyen-Orient plus généralement ?
R: Je ne peux que le supposer. Il semble qu’il a troqué une politique anti-kurde et anti-Assad contre une stratégie presque purement anti-kurde. À maintes reprises, il a montré qu’il était prêt à s’allier avec les fascistes pseudo-religieux pour attaquer les expériences du PKK inspirées par la démocratie radicale. De toute évidence, comme Daesh (ISIS) eux-mêmes, il voit ces expériences comme une menace idéologique, peut-être la seule véritable alternative idéologique présente actuellement à l’horizon, réelle et viable, à la droite islamiste, et il fera tout pour la détruire.
Q: D’un côté, il y a le Kurdistan irakien placé sur un terrain idéologique très différent en termes de capitalisme et sur la notion d’indépendance. De l’autre, il y a cet exemple alternatif du Rojava. Et il y a les Kurdes de Turquie qui essaient de soutenir un processus de paix avec le gouvernement... Comment vois-tu personnellement l’avenir des Kurdistan à court et à long termes ?
R: Qui peut le dire ? Pour le moment les choses semblent étonnamment bonnes pour les forces révolutionnaires. Le KRG a même dû renoncer au fossé géant qu’ils construisaient le long de frontière avec le Rojava après que le PKK soit intervenu pour sauver efficacement Erbil et d’autres villes de l’ISIS au mois d’août dernier. Une personne du KNK (Conseil national kurde) m’a dit que cela a eu un effet très important sur la conscience populaire là-bas ; qu’un seul mois a été équivalent à 20 années de conscientisation. Les jeunes ont été particulièrement frappés par la façon dont leurs propres peshmergas se sont enfuis au lieu de combattre alors que les femmes soldats du PKK ne l’ont pas fait. Cependant, il est difficile d’imaginer comment le territoire du KRG sera révolutionné dans un avenir proche. Aucune des puissances internationales ne le permettra.
Q: Bien que l’autonomie démocratique ne semble pas être clairement sur la table des négociations en Turquie, le mouvement politique kurde a travaillé dessus, en particulier sur le plan social. Ils essaient de trouver des solutions en termes juridiques et économiques pour des modèles possibles. Lorsque nous comparons, disons, la structure de classe et le niveau du capitalisme dans l’Ouest du Kurdistan (Rojava) et le Kurdistan du Nord (Turquie), que penses-tu des différences entre ces deux luttes pour une société anticapitaliste – ou pour un capitalisme minimisé comme ils le décrivent ?
R: Je pense que la lutte des Kurdes est très explicitement anticapitaliste dans les deux pays. C’est leur point de départ. Ils se sont arrangés pour parvenir à une sorte de formule : on ne peut pas se débarrasser du capitalisme sans éliminer l’État, on ne peut pas se débarrasser de l’État sans se débarrasser du patriarcat. Cependant, la situation en termes de classes est assez simple pour les Rojavans parce que la vraie bourgeoisie, telle qu’elle était dans cette région surtout agricole, est partie avec l’effondrement du régime du parti Baas. Ils auront un problème à long terme s’ils ne travaillent pas sur le système éducatif pour s’assurer qu’une strate de technocrates "développementalistes" n’essaiera pas au final de prendre le pouvoir, mais en attendant, il est compréhensible qu’ils se concentrent davantage sur les questions immédiates de genre. Pour la Turquie, je n’en sais pas autant, mais j’ai la sensation que ces questions sont beaucoup plus compliquées.
Q: En ces jours où les peuples du monde ne peuvent plus respirer pour des raisons évidentes, est-ce que ton voyage dans le Rojava t’a stimulé pour l’avenir ? Quel est selon toi le ‟médicament” pour que les gens respirent ?
R: C’était remarquable. J’ai passé ma vie à penser à la façon dont nous pourrions être capables de réaliser des choses comme ça dans un futur assez éloigné et la plupart des gens pensent que je suis un fou d’imaginer que cela puisse arriver un jour. Ces gens du Rojava sont en train de le faire en ce moment. S’ils démontrent que cela peut être fait, qu’une société véritablement égalitaire et démocratique est possible, cela va complètement transformer la sensation des gens sur les possibilités humaines. Moi-même, je me sens rajeuni de dix ans après avoir passé seulement 10 jours là-bas.
Q: Quelle scène de ton votre voyage au Cizîrê vas-tu garder en mémoire ?
R: Il y a eu tant d’images frappantes, tant d’idées. J’ai vraiment aimé la disparité entre l’apparence des gens et les choses qu’ils disaient. Vous rencontrez un gars, un médecin, il ressemble un type de l’armée syrienne un peu effrayant dans une veste en cuir, avec une expression austère. Ensuite, vous lui parlez et il explique : « Eh bien, nous pensons que la meilleure approche en matière de santé publique est préventive, la plupart des maladies sont causées par le stress. Nous pensons que si nous réduisons le stress, le niveau des maladies cardiaques, le diabète, même le cancer va diminuer. Donc notre projet ultime est de réorganiser les villes pour qu’elles aient 70% d’espaces verts... ».
Il y a tous ces schémas, fous et brillants. Mais ensuite, vous rencontrez le médecin suivant et il explique comment à cause de l’embargo turc, ils ne peuvent même pas obtenir des médicaments ou de l’équipement de base, que tous les patients dialysés qu’ils n’ont pas pu sortir clandestinement de la région sont morts... Ce décalage entre leurs ambitions et leurs circonstances incroyablement difficiles.
Et ... La femme qui était en fait notre guide était une vice-ministre des Affaires étrangères nommée Amina. À un moment donné, nous nous excusons du fait que nous n’avions pas été capables d’apporter de meilleurs cadeaux et d’aider les Rojavans qui souffrent en raison de l’embargo. Et elle nous a dit : « En fin de compte, ce n’est pas très important. Nous avons la seule chose que personne ne pourra jamais vous donner. Nous avons notre liberté. Vous non. Nous souhaitons seulement qu’il existe une certaine façon par laquelle nous pourrions vous la donner. »
Q: On te reproche parfois d’être trop optimiste et enthousiaste sur ce qui se passe dans le Rojava. L’es-tu vraiment à ce point ? Ou bien, ceux qui te critiquent passent-ils à côté de quelque chose ?
R: Je suis de tempérament optimiste, je cherche des situations qui portent une certaine promesse. Je ne pense pas qu’il y ait la moindre garantie que cela, au final, va fonctionner, ne sera pas écrasé. Mais cela échouera certainement si tout le monde décide à l’avance qu’aucune révolution n’est possible et refuse d’apporter un soutien actif, ou même, consacre ses efforts à l’attaquer ou à accroître son isolement, comme beaucoup le font. S’il y a quelque chose dont je suis conscient, et pas d’autres, c’est peut-être le fait que l’histoire n’est pas terminée.
Les capitalistes ont fait de puissants efforts ces 30 ou 40 dernières années pour convaincre les gens que les arrangements économiques actuels – même pas le capitalisme, mais cette forme particulière, financiarisée, semi-féodale du capitalisme que nous connaissons aujourd’hui – est le seul système économique possible. Ils ont consacré plus d’efforts à cela que dans ce qu’ils ont fait pour créer un système capitaliste mondial viable. En conséquence de quoi, le système s’effondre tout autour de nous au moment même où tout le monde a perdu la capacité d’imaginer quelque chose d’autre.
Je pense qu’il est assez évident que, dans 50 ans, le capitalisme sous quelque forme qu’il sera possible de le reconnaître, et probablement sous n’importe quelle forme, aura disparu. Quelque chose d’autre l’aura remplacé. Ce quelque chose pourrait ne pas être mieux. Cela pourrait être encore pire.
Il me semble pour cette raison même qu’il est de notre responsabilité, en tant qu’intellectuels, ou juste comme êtres humains réfléchissants, d’essayer au moins de penser à quoi ce quelque chose de mieux pourrait ressembler. Et s’il y a des gens qui essaient effectivement de créer cette chose meilleure, c’est de notre responsabilité de les aider.
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(Cette interview a été publiée en turc par le quotidien Evrensel)
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Traduction française : OCLibertaire
Il existe une version traduite en castillan ici : https://rojavanoestasola.noblogs.org/post/2014/12/29/esta-es-una-revolucion-genuina-david-graeber-sobre-su-visita-a-rojava/
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Pourquoi le monde ignore-t-il les révolutionnaires Kurdes de Syrie ? - Par David Greaber
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Réactions et débats
Je ne voudrais surtout pas dénigrer ce qui se passe à Rojava ni en minimiser l’importance. Mais je suis un peu gênée.
Je n’ai pas exactement le même passé politique que la majorité d’entre vous. J’ai visité l’Albanie pendant 15 jours en refusant de passer par les Amitiés Franco-Albanaises. J’aurais pu vous expliquer comment, certes, il y avait des aspects staliniens, mais à quel point ce pays était fantastique, avec des tas de tentatives intéressantes : pas de voitures, des comités de justice locaux publics qui permettaient de régler les problèmes sans passer par la case prison (bon, bien sûr, il y avait la case "votre nom affiché en pleine rue"...), des organisations coopératives, des églises transformées en bistrots et salles de spectacle. J’aurais même pu mettre un bémol à mon soutien en expliquant les difficultés que nous avaient [procuré le fait de] de ne pas passer par l’organisme d’amitié officiel. Certes, il y avait le portrait d’Enver Hodja partout, mais il fallait le replacer dans le contexte d’un tout petit pays en butte à la fois à l’URSS et à la Yougoslavie, qui avait les plus grandes difficultés à construire son expérience originale de socialisme. Mais bon, le retour était globalement positif...
Plus près de là, j’ai visité la Palestine en groupe aux lendemains des accords d’Oslo. J’ai pu revenir en faisant des tournées d’information sur le fait que, non, ce n’était pas le commencement de la paix (ce que tout le monde croyait à l’époque), en expliquant le travail et les difficultés des associations. Je n’ai rencontré le Hamas qu’une ou deux fois alors que peu de temps après il était au pouvoir. Je peux dire que je suis revenue en mesure d’expliquer ce que signifiait l’occupation israélienne et de parler de la résistance, pas en mesure de parler réellement de ce qui se jouait sur le terrain entre forces politiques.
Tout ça pour dire que je me méfie considérablement des retours enthousiastes de voyages organisés de 15 jours. Il y en a eu aussi en URSS et en Chine. Par des gens tout aussi bien et avertis que nous. C’est comme ça qu’on prépare les déceptions futures.
J’ai fait parti de comités de soutien. C’est une position inconfortable. D’un côté, si on se trouve dans cette position, c’est qu’on est convaincu du bienfondé de la lutte qu’on soutient, et on en explique les aspects positifs et les enjeux. De l’autre, on peut connaître aussi d’autres aspects plus gênants sur lesquels on ne va pas s’étendre à l’extérieur car l’objectif premier reste de populariser la lutte. Il m’est même arrivé de m’engueuler avec ceux que je soutenais sans que ça change mon discours extérieur. Autant, je n’ai pas grand-chose à faire avec ceux qui dénigraient la lutte, avec les critiques ultragauche ou confortables de gens bien à l’abri chez eux, autant j’étais aussi gênée par la mythification des luttes que je soutenais, par les fantasmes que projetaient des soutiens plus extérieurs qui en fait ne savaient rien (et ne voulaient rien savoir) des contradictions et des luttes politiques qui traversaient le mouvement réel.
Ça ne veut pas dire que je suis en désaccord avec le soutien à la résistance à Kobané, ni avec le fait de montrer l’intérêt de l’expérience du Rojava. Mais de là à prétendre décrire une réalité sur la base d’un voyage organisé par les autorités locales sur une courte durée... Je soutiens ce qui se passe au Rojava quoi que je pense du PKK, quel que soit mon manque de confiance en lui, parce que je soutiens les mouvements véritablement sociaux qui tentent de construire quelque chose. Je soutenais déjà (pas le Rojava, la résistance kurde) il y a plus de 20 ans quand tout le monde disait, à juste titre, que le PKK était un parti stalinien. Je la soutenais pour la même raison. Je soutiens la résistance à Kobané parce que je suis consciente de l’enjeu politique que ça représente au Moyen Orient, et donc en fait bien au-delà, pour le monde entier. Mais je préfère soutenir lucidement : je ne suis pas sur place, je ne prétends pas savoir exactement comment les choses se passent, et je peux même soutenir sans être d’accord avec les pratiques du PYK.
Je pense décisif qu’on soit capable de soutenir des mouvements sur le terrain sans pour autant s’embarquer dans une défense et un éloge d’organisations qu’en réalité nous connaissons mal. Je ne demande pas non plus qu’on se lance dans leur critique. Nous n’avons aucune légitimité pour ça, et certainement aucune leçon ni de politique ni de résistance à donner au peuple kurde. Je voudrais juste qu’on évite de réitérer des erreurs déjà faites dans le passé avec des conséquences quand même assez désastreuses.
J’espère que ma critique ne sera pas trop mal prise.
S.
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Je pense que S. a raison de tirer une sonnette d’alarme.
J’ai eu la même sensation qu’elle en prenant connaissance de ces textes. Ça rappelait les visites organisées en Russie et plus tard en Chine pour édifier les sympathisants et les « idiots utiles » de l’intelligentsia occidentale.
En même temps, sur la question kurde, je trouve cela injuste en ce qui nous concerne. Je ne vois pas où il y a un alignement de l’OCL sur le PKK, ou un soutien sans critique de ce qui se passe là-bas, pour autant qu’on le sache d’ailleurs ! Mais il est vrai que quelques illusions et raccourcis circulent dans des milieux que nous fréquentons.
La difficulté quand on est solidaire d’une lutte, quand on la soutient (je n’entre ici pas dans les subtilités sémantiques entre ‟soutien” et ‟solidarité”), c’est qu’on met évidemment les « bons » aspects de cette lutte en avant et que l’on minimise ou passe sous silence ce qui ne nous va pas.
Une lutte de solidarité n’échappe pas à la « propagande », à tout ce qui se dit et ne se dit pas sous ce registre, elle en fait partie. Dans le cas des Kurdes, il est clair que la visite organisée début décembre par une dizaine d’universitaires et apparentés fait partie des relations publiques, du soutien, de la propagande… C’est une vice-ministre des Affaires étrangères qui leur a servi de guide pendant la tournée… C’est d’ailleurs pourquoi j’ai mis dans le "chapeau" qu’il s’agissait d’une démarche de sympathisants et de personnes solidaires… et pas la visite d’une « délégation internationale scientifique » comme l’a dit l’agence de presse des Kurdes (ici : http://en.firatnews.com/news/news/international-scientific-delegation-goes-to-rojava.htm )
Soyons critiques et attentifs. Et essayons de « revenir aux choses mêmes » et les prendre pour ce qu’elles sont. Ni plus ni moins, ce qui est déjà beaucoup.
Une économie de guerre (70% du budget), de résistance, de survie et de ‟bricolage”, sur une base principalement agricole (‟grenier à blé”), extractiviste (pétrole) et dépendante, sous embargo, sans exportation ni importations, sauf à travers la contrebande. Une absence de réelle bourgeoisie au sens classique du terme depuis que celle qui existait (les grandes familles liées au régime d’Assad) a pris la fuite.
Des tentatives de développer, sur fond d’une « économie de bazar », tout un secteur de coopératives de petite transformation, en principe autogérées, et orientées vers la satisfaction des besoins internes de la population via les marchés locaux (produits laitiers et agricoles…) ou fournissant les autres coopératives ainsi que la sphère « publique » (gasoil, pain, uniformes pour les milices…).
Une appropriation communale des terres, des puits de pétrole et des bâtiments, anciennement propriété d’État et la mise en place de projets coopératifs en matière agricole, de raffinage du pétrole...
Une politique ‟publique” de subvention aux produits de première nécessité (pain, carburant). Des projets de développement d’une petite industrie en marge des coopératives, dans un secteur appelé ‟open economy” cherchant à s’ouvrir aux investissements du ‟capital régional” « aussi longtemps qu’il se conforme au caractère social de l’‟économie communautaire” du Rojava » (“Poor in means but rich in spirit”, Janet Biehl, 30 décembre 2014, http://www.biehlonbookchin.com/poor-in-means/).
Des priorités politiques clairement anti-patriarcales, basée sur de multiples organisations autonomes de femmes, et en faveur d’un système de santé gratuit et ouvert aux méthodes traditionnelles et artisanales de médication et de soins, d’une éducation ‟non traditionnelle” pour toutes et tous, à tous les niveaux : dans le cursus scolaire, dans les formations spécialisées (les « académies ») avec des volontés de dé-professionnaliser les savoir-faire, dans des formes extra-scolaires (séminaires…).
Une organisation politique décentralisée, respectueuse des minorités, dans des formes mixtes de démocratie : délégatives et semi-directes, avec assemblées ouvertes dans les niveaux de proximité maximale (quartier) et stricte mixité de genre paritaire dans toutes les fonctions électives.
Une conception de la justice en rupture avec la logique punitive classique.
Et aussi des informations contradictoires : les unités miliciennes YPG et YPJ (ainsi que les forces de sécurité, l’Asayish) sont en principe formées par des volontaires, mais des opposants parlent de campagnes de conscription, de service militaire obligatoire, et d’arrestations en ce sens.
Mais faisons aussi attention à la pression de la polémique, quasiment de la contre-propagande, qui s’exprime de toutes parts :
- des ‟anti-impérialistes” parce que les Kurdes auraient pactisé avec l’ennemi principal (les USA) et seraient soutenus par Israël,
- des divers anars/ultragauches qui attaquent le processus de l’autonomie kurde parce que c’est nationaliste, étatiste, stalinien ou social-démocrate, rural, anti-prolétarien et trop respectueux de la propriété privée et du petit commerce,
- en passant par certains soutiens (y compris trotskisants) de la résistance syrienne pour qui la lutte kurde est au mieux un dérivatif dommageable et diviseur, au pire une fausse lutte car les Kurdes seraient en fait des alliés du régime de Damas, parce que le front principal et exclusif est contre Assad et que les Kurdes sont sommés de se rallier à la résistance comme des supplétifs sans voie au chapitre... ou en tout cas de choisir clairement leur camp…
Attention aussi aux polémiques où l’on nous attribue vite des propos que l’on n’a jamais tenus, du genre l’OCL soutient les luttes de libération nationale et donc est pro-nationaliste, pro-État...
Il me semble que le peu de textes qui a été signé par
l’OCL ou pour des membres de l’OCL (dont l’auteur de ces lignes) n’a
jamais proclamé que la situation du Rojava correspondait à notre idéal
politique, que c’était là un soulèvement communiste libertaire ou le
début de quelque chose de cet ordre-là. On a bien précisé cela et en
même temps, on a essayé de dire autre chose.
D’abord dans un tract daté du 3 octobre intitulé Aux côtés de la résistance de Kobanê (extrait) :
Contre les dictatures sanglantes de Damas et de Bagdad,
contre les djihadistes,
contre les pétromonarchies,
la lutte kurde ouvre la voie de l’autonomie des peuples
Mais il est vrai qu’ils le font à leur manière : en ne faisant aucunement confiance aux États et aux régimes en place. Ce sont eux qui poussent et aident les populations kurdes et non-kurdes, les nombreuses minorités (ethnico-linguistiques et religieuses) de cette vaste région à s’engager directement dans la résistance, à se battre, à s’organiser par elles-mêmes, à s’armer militairement et politiquement, à s’auto-défendre socialement, à coordonner leurs milices populaires, à ne compter que sur leur propre force et mobilisation pour protéger leur territoire et leurs vies et repousser les djihadistes.
Les différents pouvoirs en place l’ont bien compris : cette invitation à l’autodétermination et à l’organisation autonome des luttes et de la vie sociale contient un redoutable parfum de liberté, une menace de sécession et d’insubordination.
C’est cette menace de ruptures dans les relations de pouvoir établies (clientélisme, corruption, féodalisme, patriarcat, étatisme, obéissance à des systèmes de croyances et de transcendances d’origine extra-sociale…) – et en conséquence la possibilité d’en créer, d’en inventer de nouvelles, sur des bases tout autres –, que la coalition ‟arabo-occidentale” entend effacer à tout prix, quitte pour cela à ce que cette menace soit liquidée dans le sang, par djihadistes, autres milices ou armées régulières interposées.
Si nous appelons à mobiliser et à amplifier la solidarité avec la résistance de Kobanê et plus généralement avec la lutte du peuple kurde, c’est d’abord parce qu’il y a urgence et que chaque jour, chaque heure compte. Et si cette urgence nous concerne, c’est parce que ce mouvement de libération du Kurdistan, dans le sens le plus large de mouvement social et populaire – avec ses caractéristiques plutôt positives et d’autres plus discutables et critiquables – nous apparait aujourd’hui, dans cette région du monde, comme la principale force susceptible non seulement de contrecarrer la double barbarie des islamistes et des régimes en place, mais aussi d’introduire dans les zones kurdes, et bien au-delà, suffisamment d’éléments de transformations et de ruptures à partir desquels il devient au moins possible – et pensable – de postuler des formes d’égalité, d’ouvrir des espaces politiques autonomes d’appropriation du commun et d’avancer des perspectives intelligibles et audibles de libération sociale et politique.
oclibertaire.free.fr/spip.php?article1586
Dans un texte publié le 15 octobre, Le mouvement kurde à un tournant (extrait).
On pourrait multiplier les citations et les faits qui, pour le moins, sont éloignés de l’orthodoxie maoïste-léniniste fréquemment prêtée, et non sans raisons, au PKK. Il ne s’agit pas de prendre pour argent comptant toutes ces déclarations, mais d’essayer de comprendre comment et pourquoi elles sont apparues au sein d’un mouvement plutôt connu pour sa rigidité militaire, et surtout quelle influence cette « révision » peut avoir plus largement sur la société. Certains ne verront là que de la démagogie de la part d’une organisation restant profondément maoïste ou marxiste-léniniste. Cependant la démagogie consiste à caresser dans le sens du poil des positions que l’on ne partage pas ou peu, pour plaire à une population qui, elle, les partage et joue un rôle important et autonome dans le devenir politique d’un territoire. Or, croyons-nous que refuser la tradition de l’État-nation et vouloir vivre sans frontières soit un désir à ce point partagé par de larges masses qu’il faille se plier démagogiquement à ce substrat idéologique ? Peu probable.
L’évolution du PKK qui a abouti à une révision idéologique, dont celle du marxisme-léninisme et de la stratégie de la « guerre populaire », a, nous semble-t-il, deux causes importantes : la fin du « socialisme réel » et l’impasse constatée, dès la fin du siècle dernier, de la guérilla – qui a subi en Turquie de très lourdes pertes et a dû abandonner nombre de villes et villages pour se replier dans les montagnes irakiennes. Et comme, par ailleurs, ces difficultés n’ont pas entamé la détermination des Kurdes, y compris de la diaspora économique en France ou en Allemagne, à s’engager dans la lutte mais l’ont plutôt amplifiée, il a bien fallu réfléchir sur le projet politique et les moyens d’y parvenir. Il ne faut pas négliger non plus la montée de thèmes plus ou moins libertaires qui ont irrigué certaines luttes dans le monde à la suite de la chute de l’URSS. Cela ne veut sans doute pas dire que le PKK va renoncer à jouer un « rôle dirigeant », et encore moins qu’il est devenu anarchiste ! Mais reste à savoir et à observer comment se noueront les rapports politiques entre ce parti, ses organisations (sa sphère militante) et la population, qu’elle soit sympathisante ou pas.
Là où il est fort et quasi hégémonique, quelle place laissera-t-il aux autres expressions de la lutte ? Quels rapports y aura-t-il entre les « institutions pour tous » (administrations, écoles, municipalités, auto-gouvernement…) et le parti et les organisations qui lui sont affiliées en tant qu’institutions partisanes ? C’est sur ces questions que nous devons tenter de recueillir le maximum d’informations et de témoignages, afin de porter encore et toujours un regard critique mais non « idéologique » sur les événements qui secouent la région (comme ailleurs !). Sachant que rien n’est joué d’avance, et que l’on peut tout aussi bien voir l’infléchissement « révisionniste » s’approfondir et se poursuivre que constater un retour à des positions de reproduction de la domination. C’est moins une affaire de ligne politique et de discours, que de développements, parfois inattendus, de l’histoire et… de la lutte des classes.
http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article1420
Dans les notes de la fin octobre qui ont servi à
l’allocution du camarade au meeting anarchiste de Paris et au texte
publié dans le Courant Alternatif de décembre, Réflexions et rappels sur la lutte kurde, l’enjeu de Kobanê et la solidarité (extraits) :
Le projet de l’autonomie kurde n’est pas un projet anarchiste révolutionnaire et anticapitaliste, il ne vise pas l’établissement du communisme libertaire et l’abolition de toutes les hiérarchies, du capital et du salariat : mais par contre, de sa victoire ou de sa défaite dépendra qu’il sera possible, ou pas, de prononcer et de mettre en discussion certaines idées, certaines exigences, comme l’égalité, le combat contre l’exploitation capitaliste du travail vivant et l’exploitation domestique des femmes, la prise en charge collective des décisions sur l’ensemble des questions touchant la vie des gens, en matière de production, d’habitat, d’éducation, une attention particulière à l’agriculture, une critique du développement et du productivisme…
On ne demande généralement pas aux protagonistes des luttes que l’on soutient qu’ils acceptent l’intégralité de nos références et de nos positions en échange de notre solidarité. Sinon, on reste dans l’entre-soi. La tendance la plus courante consiste plutôt à affirmer une solidarité avec certaines luttes, et pas avec d’autres, en fonction de la présence ou non d’un certain nombre de critères et d’éléments partiels et potentiels de transformation qu’elles contiennent et font ressortir.
Se placer en solidarité avec la lutte des Kurdes pour leur autonomie, obéit aux mêmes règles : ce n’est pas se bercer d’illusions et soutenir une « révolution » les yeux fermés ou encore en partager inconditionnellement les tenants et les aboutissants. C’est, en fonction de ce qui a été avancé précédemment sur la signification de cette lutte dans la période et le contexte, plusieurs choses en même temps : soutenir une résistance contre les tentatives d’extermination physique et politique, soutenir les significations politiques que ce combat a déjà produites contre la victimisation et dans l’irruption d’une troisième ou quatrième voie dans le cadre syrien et régional, et en même temps, c’est défendre dans le processus même de cette résistance qu’il est possible de prendre son destin en main, d’affirmer des gestes de l’égalité et de s’affirmer comme sujet politique et comme sujet de l’histoire, de tracer un chemin d’émancipation.
En somme, de contribuer à la possibilité qu’une révolution sociale en profondeur soit ne serait-ce qu’envisageable, faire en sorte que soient réunies quelques conditions pré-requises pour qu’une transformation de cette nature puisse émerger, puisse s’exprimer dans des espaces politiques où la parole est libérée, trouver un écho, des relais, des points d’appui, parvienne à se traduire dans des conflits, des pratiques, des manières de faire et de vivre, réponde le cas échéant à une nécessité socialement partagée, se transforme alors en une sorte d’évidence et devienne réalité.
(Les deux textes sont sur le site)
À relire ces trois extraits, je ne pense pas que l’on puisse parler d’un alignement acritique, une quelconque illusion sur le PKK et ses filiales et sur la caractérisation de la « révolution kurde »…
Mais, par contre, il y a évidemment une tentative de positionnement sur la dynamique sociale et politique en cours et sur le pourquoi elle nous semble positive et donc importante et pourquoi ce processus mérite une solidarité et une information.
Il y a un rappel que c’est à la base une lutte défensive, de résistance à une oppression spécifique, qui a pris l’initiative de proclamer une forme de sécession avec l’État-nation syrien par une autonomisation vis-à-vis du régime.
Ensuite, que cette offensive est en soi une rupture
politique significative avec quelques décennies de
« droit-de-l’hommisme » et d’humanitarisme hégémonique et hypocrite, de
transformation des opprimés en ‟victimes” des aléas et des catastrophes
du monde, en ‟mineurs” qu’il faut prendre par la main, en corps
souffrants et geignants, etc… et pas en humains capables de penser, de
parler, de décider par et pour eux-mêmes et de vouloir maîtriser leur
présent et leur futur, bref en sujets politiques.
Par ailleurs, il a été rappelé qu’il fallait placer cette irruption de la lutte kurde dans le contexte de l’échec des « printemps arabes » (on pourrait même étendre cela aux limites des protestations de rues qu’on a connu en Espagne, Grèce, Taksim, Brésil…) : moins pour des raisons historiques (là c’est plutôt l’évolution de PKK et de la gauche kurde, et sa maturation : une accumulation de forces qualitative et quantitative pour reprendre un vieux langage, ce qui, soit dit au passage, tranche avec la vague « émeutière » mondiale qui semble sans historicité, sans ancrage, sans mémoire, sans projet…), mais en effectuant une mise en rapport strictement politique, pouvant largement se justifier par le partage d’un même espace géopolitique et en conséquence une forme de continuité, de prolongement (le Rojava est situé en Syrie et l’offensive autonomiste a eu lieu parce qu’il y a eu un soulèvement contre le régime de ce pays) et d’une même séquence temporelle (2011-2012).
Là-dessus, la confrontation avec ce « nouvel » acteur que sont les djihadistes, est aussi le signe, on l’a dit, de l’effondrement du régime irakien simultanément à l’affaiblissement considérable du régime syrien. L’EI n’est pas très fort militairement, ce sont ses adversaires et ennemis qui sont faibles.
On a essayé aussi de parler de l’émergence du Kurdistan
dans l’ensemble du contexte régional, avec ses différentes facettes et
acteurs. Du rôle de la Turquie en particulier et pour cause.
Pour moi, et pour faire vite, cette dynamique correspond à ce que l’OCL appelait à une époque un mouvement ‟rupturiste”, au même titre que la gauche abertzale, ou le mouvement de libération kanak, ou les zapatistes, ou certains mouvements de piqueteros en Argentine (dans la décennie 1990) par exemple, ou bien d’autres encore, et ce malgré le poids des tendances autoritaires, "verticalistes", réformistes, bureaucratiques, qui existent ou ont existé dans ces mouvements… Un ensemble de dynamiques politiques, revendicatives, sociales, contre-culturelles, etc. – certaines positives de notre point de vue et d’autres moins ou même pas du tout – qui dans leur ensemble contiennent suffisamment d’éléments de remise en cause concrètes, en situation, pour attaquer les principaux modes de domination, avec des éléments de globalité, où les thèmes et les ‟fronts de luttes” ne sont pas là pour former un joli catalogue programmatique mais sont mis en rapport et s’enrichissent les uns les autres sur le terrain de la lutte et dans la transversalité du tissus social… parce qu’il y a un arrière-fond global, une histoire, une géographie, des oppressions partagées, des aspirations communes et mises en discussion sur les objectifs et les moyens de transformer la vie sociale et la politique dans son ensemble.
"Rupturiste" parce qu’un peu plus que réformiste, dans des dynamiques qui peuvent être à la fois très revendicatives (donc réformistes dans le sens le plus classique du terme) mais qui brisent les cadres établis, les débordent, affirment leur incompatibilité avec les modes de régulations des conflits, se battent pour imposer une nouvelle scène au conflit, avec d’autres termes, laissant entrevoir un autre horizon, voire des formes de sécession, etc.
Qui peut nier qu’il y a des dynamiques de rupture dans le Rojava, si ce n’est tous ceux qui ne veulent pas les voir parce qu’ils voient les choses en noir et blanc : domination du capital ou communisme, ou totalement l’un ou totalement l’autre ? Comme s’il n’y avait pas de tensions, de conflits, de situations politiques plus ou moins favorables à des avancées et des remises en questions…
Et à ceux qui ne sont jamais contents, jamais enthousiastes, jamais solidaires de rien et de personne, il faut simplement leur rappeler que leur confortable position critique ne sert à rien ni à personne, qu’il n’y aura jamais une révolution anarchiste (ou communiste) mondiale en une seule fois, un grand effondrement, que tout ce type de fantasme relève du domaine religieux, qu’il n’y a dans l’histoire et dans le présent que des tentatives locales et partielles de transformer la matérialité des rapports sociaux et les modes de décision politique.
On peut bien sûr vouloir une généralisation de ces ruptures très localisées… mais ce qui n’est qu’un souhait, qu’un vœu pieux ne peut certainement être une raison pour accuser les Kurdes, les zapatistes, les piqueteros, etc., d’insuffisance, de limites, et de localisme, quand ce n’est pas de contre-révolution !
Sur ce point, je donne raison à Graeber : il existe bien un conservatisme ‟révolutionnaire” qui non seulement s’enferme dans la défense d’une sorte de pureté des origines ou des concepts ou d’un petit milieu “à part”, mais qui passe son temps et son énergie à dire et répéter que rien n’est possible et qui semble vraiment vouloir que rien ne change.
Sur le soutien peu critique, c’est vrai qu’on entend une petite musique qui semble tellement enthousiaste et solidaire qu’elle reprend à son compte l’argumentaire des mouvements kurdes et en perd tout aspect critique. Ce n’est pas nouveau. D’une part, dans la solidarité, c’est plutôt fréquent et même assez logique : les mouvements de solidarité sont là pour porter la parole de ceux qu’ils soutiennent. Ça a toujours été leurs vertus et leurs limites politiques. Sans compter les processus d’identification qui ont assez souvent fonctionné dans les mouvements de soutien. Ensuite, je pense que nous-mêmes, on est tous passé par là au moins une fois (plus que ça j’espère) : participer à une lutte en y mettant des tripes et ne plus avoir de recul, ou plus assez, être dans le guidon et l’engagement total avec les affects investis à fond et les petits sacrifices consentis « pour la cause », avec en plus les côtés activistes nécessaires mais crétinisant à la longue et laissant peu de place à la réflexion critique.
Graeber (et d’autres) est certainement un optimiste (lui le reconnait), un « possibiliste » pragmatique, un anarchiste pas excessivement "lutte de classe" semble-t-il (même s’il est membre des IWW, le syndicat révolutionnaire), issu des mouvements altermondialistes et, qui plus est, évoluant dans un univers académique de l’anthropologie anglo-saxonne.... Il désigne le mouvement kurde comme anticapitaliste sans trop préciser ce qu’il entend par là ni ce qui lui fait dire ça.
On sait qu’il ne reprend pas vraiment les arguments marxistes classiques pour critiquer le capitalisme (la centralité de l’exploitation), mais fait appel à d’autres éléments critiques (pouvoir, hiérarchie, dépendance, consommation, fétichisme… en les réinterrogeant), situant sa critique dans une extériorité absolue, en utilisant une méthode comparative qui met en rapport les sociétés capitalistes et celles qui ne le sont pas, ce que permet son approche marquée par l’anthropologie politique ‟anarchiste”. N’y a-t-il pas des choses recevables là-dedans ? En même temps, son petit passage de l’interview évoquant les risques que se constitue une couche intellectuelle de technocrates ‟développementalistes” à travers le nouveau système éducatif au Rojava est plutôt bien vu : c’est à peu près ce qui se passe partout dans le monde des ‟mouvements sociaux”, des Kanaks aux paysans sans-terre du Brésil où des savants et des « compétents » ont progressivement formé une nouvelle couche/classe dominante...
Le texte d’une autre visiteuse, Rebecca C., que Courant Alternatif va publier en janvier est un peu plus critique (elle évoque la structure de classe du Rojava et même la « communisation », comme quoi tout est possible !) et fait la part des choses, reconnaissant des limites mais aussi des avancées.
Toute la difficulté du « soutien critique » est là. Quelle critique pour quel soutien ?
Certains petits malins s’en sortent en faisant leur marché et en choisissant les produits qui leur conviennent : ils soutiennent la lutte kurde sur les aspects féministe et laïc et bien sûr sur la lutte contre l’EI et… c’est tout. Pour le reste, c’est la révolution ‟communiste” ou ‟ouvrière” selon la ligne du parti et sous sa direction qu’il faudrait adopter.... dans une région rurale (passons !) D’autres soutiennent les Kurdes sur des bases presque purement humanitaires, comme le PCF, avec le principe général du droit à l’auto-détermination sans être trop regardants sur le régime politique qui se prépare ou alors en interprétant le peu qu’ils savent comme l’apparition d’un régime démocratique un peu amélioré (plus ‟participatif”) par rapport au nôtre.
On peut vouloir dire autre chose.
Comment parler de la lutte des Kurdes et de la situation au Kurdistan ? Comment peuvent trouver à s’exprimer conjointement le soutien et la critique ? Tout est peut-être aussi question de : à qui s’adresse-t-on ?
Si on s’adresse à des anarchistes ou des « radicaux », des révolutionnaires déclarés, dans le cadre d’une discussion un peu pointue, on insistera plus volontiers, à côté des avancées (‟internes” et vis-à-vis du contexte historico-régional), sur les limites, les insuffisances, le maintien d’un appareil et d’une direction politique plus ou moins occultes et séparés des processus de démocratie ‟bottom-up” mis en place, une économie communale, coopérativiste et où le capital privé “moral” serait “chevauché” par les exigences de la communauté politique, etc.
Si on s’adresse à des gens qui n’ont pas toutes ces références politiques, dans le cadre d’appel à la solidarité, dans les limites d’un tract même recto-verso, on insistera sur les avancées et les ruptures introduites par les dynamiques impulsées par la gauche kurde pour lesquelles il nous semble, malgré tout, important de se mobiliser en solidarité.
M.P.
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Le Parti Baath ou Parti socialiste de la résurrection arabe (en arabe حزب البعث العربي الاشتراكي, Hizb al-Ba'ath al-Arabi al-Ishtiraki ; parfois orthographié Baas, Baath, Ba'ath ou Ba'as), de l'arabe بعث (« résurrection ») est créé en 1947 à Damas avec comme but l'unification des différents États arabes en une seule et grande nation.
Après de nombreux événements (dont la scission du parti en deux et l'exil de ses fondateurs), le Baas arrive au pouvoir en Syrie (1963-1966, puis de 1970 jusqu'à nos jours) et en Irak (1963, chassé la même année, puis de 1968 à 2003).
La doctrine baathiste dit combiner le socialisme arabe et le nationalisme panarabe. La laïcité est un autre pilier du Baas : Michel Aflak reconnaît la place prépondérante de l'islam dans l'essor de la nation arabe, mais pense que seul un État laïque permettra de regrouper toutes les composantes d'une nation arabe très divisée sur le plan confessionnel. La devise du parti Wahdah, Hurriyah, Ishtirrakiyah (وحدة حرية اشتراكية) signifie « Unité, Liberté, Socialisme ». « Unité » se rapporte à l'unité panarabe, « Liberté » souligne la liberté vis-à-vis des intérêts occidentaux en particulier, et « Socialisme » fait référence spécifiquement au socialisme arabe opposé au marxisme et se fondant sur la personne (et non les classes).
Évoquant son père qui s’était porté volontaire pour combattre dans les Brigades internationales en défense de la République espagnole en 1937, [David Graeber] posait la question : « S’il y avait un parallèle à faire aujourd’hui avec les dévots superficiels de Franco, les tueurs phalangistes, qui serait-il sinon l’État Islamiste ? S’il y avait un parallèle à faire avec les Mujeres Libres d’Espagne, lequel peut-il être sinon ces femmes courageuses qui défendent les barricades à Kobanê ? Le monde – et cette fois le plus scandaleusement qui soit, la gauche internationale – va-t-il vraiment être complice d’avoir laissé l’histoire se répéter ? »
« Personne ne vous donnera vos droits », nous a déclaré quelqu’un en citant Öcalan « vous aurez à combattre pour les obtenir. »
Les Kurdes se sont arrangés pour parvenir à une sorte de formule :
- on ne peut pas se débarrasser du capitalisme sans éliminer l’État,
- on ne peut pas se débarrasser de l’État sans se débarrasser du patriarcat.
La plupart des gens pensent que [David Graeber est] un fou d’imaginer que cela puisse arriver un jour. Ces gens du Rojava sont en train de le faire en ce moment. Ils démontrent que cela peut être fait, qu’une société véritablement égalitaire et démocratique est possible.
Les capitalistes ont fait de puissants efforts ces 30 ou 40 dernières années pour convaincre les gens que les arrangements économiques actuels – même pas le capitalisme, mais cette forme particulière, financiarisée, semi-féodale du capitalisme que nous connaissons aujourd’hui – est le seul système économique possible.
Ils ont consacré plus d’efforts à cela que dans ce qu’ils ont fait pour créer un système capitaliste mondial viable.
En conséquence de quoi, le système s’effondre tout autour de nous au moment même où tout le monde a perdu la capacité d’imaginer quelque chose d’autre.
Dans le cadre de la guerre civile syrienne, la ville de Kobané est passée sous le contrôle du mouvement kurde Yekîneyên Parastina Gel depuis 2012, pour qui cette région constitue un grand symbole tant stratégique que culturel (le leader kurde Abdullah Öcalan y était le 2 juillet 1979, peu après la fondation du PKK).
En juillet 2014, l'État islamique essaie de prendre le contrôle de la ville, puis de nouveau en septembre 2014. La ville est surnommée le « Stalingrad du Moyen-Orient ». Beaucoup de combats ont lieu dans la ville entre l'État islamique et les YPG qui fut aidé par les frappes aériennes de la coalition internationale.
Le 25 janvier 2015, la ville est reprise entièrement par les YPG mais cette dernière n'est plus qu'un amas de ruines et de bâtiments éventrés, témoignant de la violence des affrontements ayant eu lieu durant plusieurs mois. Les médias français estiment qu'environ 75% de la ville a été détruite.
Les 25 et 26 juin 2015, l'État islamique lance une offensive suicide sur Kobané faisant plus de 200 victimes civiles. Le 27 juin, les forces kurdes réussissent à repousser les combattants de Daech de la ville.
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