Ce petit ouvrage, qui résulte de questionnements nés à la faveur de l’engagement de l’auteur dans des mobilisations altermondialistes, explore les liens entre anarchisme et démocratie à la lumière d’une distinction entre conceptions dominantes, et normatives, de la démocratie et pratiques démocratiques. C’est en se basant sur des exemples diversifiés – tels les « communautés des frontières à Madagascar ou dans l’Islande Médiévale, les bateaux de pirates, les communautés de commerçants de l’Océan Indien » ou encore ces « institutions fédérales iroquoises [qui] pourraient bien avoir eu une influence sur la Constitution des États-Unis » – que l’anthropologue David Graeber invite à rompre avec les conceptions dominantes de la démocratie.
Cette
rupture opère en plusieurs étapes, présentées sous forme de « thèses »
dans l’introduction.
* En premier lieu, il faut considérer que la
démocratie n’est pas une conception occidentale car l’on ne peut
envisager la civilisation occidentale autrement que comme une tradition
intellectuelle qui s’avère « aussi hostile que la tradition indienne,
chinoise ou méso-américaine à quoi que ce soit qu’on puisse considérer
comme relevant de la démocratie ».
* En deuxième lieu, les pratiques
démocratiques ont généralement émergé dans des espaces interstitiels qui
échappent au contrôle de l’État.
* En troisième lieu, l’idéal
démocratique est le fruit d’une conjoncture spécifique, propice à
l’élaboration de nouveaux récits politiques par les intellectuels et les
hommes politiques.
Les destructions liées à l’expansion européenne au
cours des XVIIIe et XIXe siècles se sont révélées
favorables au brouillage des frontières et, en définitive, à la
récupération de telles pratiques au bénéfice d’un processus « de
refondation démocratique ». Ce processus est inclus dans un mouvement
plus vaste – il déborde largement ce que l’on nomme aujourd’hui
l’« Occident ». L’opposition entre « républiques » – entités de nature
généralement peu démocratique – et « démocratie » relève des
contradictions inhérentes à cet idéal et, plus spécifiquement, de son
souhait d’unir l’appareil coercitif de l’État et les pratiques
démocratiques. Enfin, si la démocratie a aujourd’hui un avenir, c’est en
dehors des frontières de l’État. La réfutation des travaux de plusieurs
auteurs nourrit cette démonstration.
Samuel
P. Huntington est la première « cible » visée par David Graeber qui
attaque, à travers lui, l’inconsistance des notions de « civilisation »
ou de « culture » occidentale1. L’auteur critique également Lucien Lévy-Bruhl2
dont les écrits, à l’instar de ceux de « la plupart des anthropologues
contemporains », mettent en scène cet « observateur rationnel et sans
visage », détaché de toute appartenance communautaire, qui semble
constituer l’essence de l’individu occidental. David Graeber conteste
également la conception de la démocratie comme patrimoine européen de
Slavoj Žižek3 et celle de la théorie du choix rationnel, qui associe la démocratie à
un marché visant la satisfaction d’intérêts économiques.
- 1 Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997 ; « The West: Unique, Not (...)
- 2 Lucien Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, Paris, Alcan, 1922.
- 3 Slavoj Žižek, « A Leftist Plea for Eurocentrism », Critical Inquiry, n° 24, 1998, p. 989-1009.
Les
fondements de la « démocratie majoritaire » sont ensuite questionnés et
cette dernière conception se voit opposer des exemples de « communautés
égalitaires », où la « prise de décision consensuelle » supplée les
contraintes liées à l’acceptation d’une décision majoritaire. Pour
autant, c’est cette dernière conception qui prévaut aujourd’hui, ce qui
ne va pas sans soulever plusieurs questionnements : comment la
« démocratie majoritaire » a-t-elle pu gagner sa légitimité et s’imposer
comme un « idéal démocratique » impératif ? David Graeber contextualise
les étapes de ce travail de légitimation tout en insistant sur les
détournements auxquels il a donné lieu. Il souligne alors l’influence,
majeure, de la Constitution romaine – avec son « chef suprême », son
« aristocratie » et son « public » – sur une Constitution américaine qui
vise, selon lui, au « contrôle populaire de l’affectation des impôts ».
Aux mythifications induites par ce travail, il oppose une réflexion
volontairement décalée sur les influences chinoises ou africaines de la
démocratie. C’est sur cette base qu’il caractérise un « processus
planétaire : la cristallisation de pratiques démocratiques très
anciennes dans la formation d’un système global au sein duquel les
idéaux allaient et venaient dans toutes les directions, et l’adoption
progressive […] de certaines d’entre elles par les élites ».
David
Graeber met l’accent de manière très stimulante sur les processus
d’hybridation et de récupération aux fondements des conceptions
politiques dominantes – processus souvent gommés par les intellectuels
et les hommes politiques dans une dynamique qui apparaît, par bien des
aspects, proche de celle mise en exergue par Benedict Anderson à propos
de la nation4.
On ne trouve ici aucune trace de cette nouvelle « haine de la
démocratie », mise en exergue par Jacques Rancière, qui se désintéresse
de la mécanique des institutions et se fascine pour « l’énergie de la
guerre »5.
L’analyse de David Graeber n’en est pas moins prise dans des enjeux
militants qui peuvent le conduire à occulter – et c’est l’objet de la
critique formulée, dans la préface de cet ouvrage, par Alain Caillé –
l’absence d’alternatives envisageables à cette « forme républicaine »
qui, bien « qu’imparfaitement démocratique », n’en peut pas moins rester
« préférable à toutes les autres formes de pouvoir et de domination
existantes ».
- 4 Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Pari (...)
- 5 Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005, p. 10.
1 commentaire:
L'auteure de l'article, Marie Peretti-Ndiaye, conclut ainsi :
"L’analyse de David Graeber n’en est pas moins prise dans des enjeux militants qui peuvent le conduire à occulter – et c’est l’objet de la critique formulée, dans la préface de cet ouvrage, par Alain Caillé – l’absence d’alternatives envisageables à cette « forme républicaine » qui, bien « qu’imparfaitement démocratique », n’en peut pas moins rester « préférable à toutes les autres formes de pouvoir et de domination existantes »."
L'anthropologue David Graeber est un militant anarchiste. Il ne s'en cache pas. Il envisage donc comme alternative à la république « imparfaitement démocratique » (euphémisme) l'anarchie politique, c'est-à-dire les communautés ou sociétés dans lesquelles la décision est prise avec recherche de consensus et sans pouvoir coercitif étatique.
Il rejette donc toutes les formes de domination existantes, y compris la "moins pire" (je réfute le terme « préférable » que l'auteure a choisi) que représente la "république".
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