jeudi 20 juillet 2017

Saillans : l’autogestion au milieu du gué


Le village de Saillans, 1300 habitants. Photo Rémy Artiges

Aux dernières municipales, ce village de la Drôme élisait une liste «collégiale et participative». Deux ans et demi plus tard, cette expérience de démocratie directe a trouvé son rythme mais génère aussi son lot de critiques.

En cette soirée de fin décembre [2016], la municipalité accueille la trentaine de nouveaux habitants qui ont emménagé dans la commune pendant l’année écoulée. Après les mots de bienvenue, Vincent Beillard, le maire de ce village de 1 300 personnes, explique d’emblée que la mairie de Saillans a «un fonctionnement un peu particulier». Fatigués d’avoir été tenus à l’écart de la vie politique locale, un petit groupe d’habitants a présenté à l’élection municipale de 2014 une liste «collégiale et participative». Contre toute attente, ces candidats qui défendent un «modèle de démocratie directe» ont emporté le scrutin. Depuis, chaque habitant est incité à s’impliquer dans la politique locale et peut contrôler l’action des élus. La municipalité a créé plusieurs instances, ouvertes à tous, permettant aux habitants de discuter des projets et participer concrètement aux décisions.

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Tout est parti d’un projet d’implantation d’un supermarché Casino en 2011, à la périphérie de la commune, juste à côté de la gare TER. En réaction, un groupe d’habitants s’est mobilisé pour faire entendre son désaccord à la mairie. «Les gens ont commencé à se rencontrer et à débattre», se souvient Fernand Karagiannis, l’un des plus impliqués dans la lutte et aujourd’hui élu municipal. «Notre village a un bourg très actif où il y a des services, des commerces et un marché, on ne voulait pas perdre ça pour un supermarché», poursuit-il. Pour être informé de l’avancée du projet, les habitants contestataires mettent en place une «veille» de l’activité municipale. En négociant avec la mairie, ils finissent par obtenir une version numérique des comptes rendus des conseils municipaux qu’ils publient sur un site internet. «Quand on parle de démocratie, ce sont toujours des grands mots. Mais dans la vie concrète, c’est tout de même dommage de ne pas être impliqué dans les dossiers en cours dans une toute petite commune comme Saillans», reprend Fernand Karagiannis, qui habite le village depuis treize ans. Première victoire, le projet est abandonné.
En 2014, à l’approche des élections municipales, l’ancienne directrice de l’école du village, Annie Morin, 69 ans et aujourd’hui adjointe au maire, lance l’idée de constituer une liste d’opposition à celle conduite par François Pégon, l’édile sortant (Modem). Rapidement, l’idée d’un fonctionnement en démocratie participative s’impose. Puis un nom : «Autrement pour Saillans, tous ensemble». «A chaque réunion publique il y avait de plus en plus de monde, se souvient Annie Morin. Je voulais vraiment faire comprendre à ma génération que c’était un modèle politique intéressant.» Plus de 200 personnes se réunissent pour débattre d’un nouveau système de prise de décision. Une campagne sans programme autre que l’implication directe des habitants à la vie municipale.
Trois mois avant l’élection arrive un moment délicat : pour se plier à la loi électorale, il faut désigner une tête de liste qui, de fait, sera maire en cas de victoire. Vincent Beillard apprend par texto qu’il a été choisi. Le 23 mars 2014, le résultat tombe : la liste participative remporte l’élection avec 56,8 % des voix. L’euphorie de la victoire passée, l’équipe municipale élue se met au travail. «J’ai perdu 7 kilos en une année, il nous a fallu plusieurs mois pour atterrir, on a tous été surpris par la masse de travail», raconte le nouveau maire.


Rencontre le 16 décembre à la mairie avec les nouveaux habitants. (Photo Rémy Artiges)

Binômes

La mise en place d’instances permettant l’implication effective des citoyens figure parmi les premières décisions. «Avant, tout était décidé en conseil d’adjoints, un lieu semi-clandestin où l’on ne pouvait pas aller, puis en conseil municipal il n’y avait pas de débat, le public ne pouvait même pas intervenir», souligne Fernand Karagiannis. Les habitants se rassemblent désormais en «commissions participatives» thématiques. Les idées sont débattues par tous ceux qui prennent part aux réunions. Quand un projet est retenu, un groupe se constitue spécifiquement pour le faire évoluer. Un comité de pilotage permet ensuite de suivre l’avancement de chaque dossier.
A son arrivée, l’équipe municipale a aussi créé un site internet qui rend compte de chaque réunion et annonce les événements à venir. Des panneaux d’affichages sont installés dans le village pour permettre une bonne diffusion de l’information. Sur ce modèle, les habitants ont dans les premiers mois choisi de travailler sur une extinction de l’éclairage public la nuit. «On a mis en place un système modulé par une matrice qui change selon la période de l’année et les quartiers du village», explique Alain, 55 ans, venu comme «simple habitant» à la rencontre des nouveaux qui ont emménagé à Saillans en 2016. Un verre de clairette de Die à la main, il explique qu’il s’est impliqué dans la commission chargée de l’énergie. Lui travaille dans ce domaine mais assure que ce ne sont pas ses compétences techniques qui ont été utiles : «Tout le monde avait des idées, c’est ça le plus important.»
Pour contourner la fonction de maire, la nouvelle équipe a aussi mis en place un binôme à la tête de la mairie (Vincent Beillard et Annie Morin). Pareil pour les compétences, toutes partagées par deux élus : économie, social, travaux, etc. «Malgré ça, les courriers sont encore adressés à "monsieur le maire", s’amuse Annie Morin. Et quand il y a un problème, c’est aussi Vincent qu’on va voir.»
Ce changement de fonctionnement a eu du mal à passer dans les communes voisines. Réunis en conseil intercommunal après l’élection de la nouvelle liste, les élus du coin choisissent de renouveler l’ancien maire à la vice-présidence de l’intercommunalité et de laisser Vincent Beillard sur la touche. «C’était totalement illogique, ils ont préféré choisir quelqu’un qui n’était plus directement dans les dossiers pour barrer la route à Vincent», juge Fernand Karagiannis. A la faveur d’une élection postérieure, le nouveau maire intègre finalement l’intercommunalité.
Contraint par les procédures légales, le conseil municipal de Saillans n’a pas changé et ressemble à tous les autres. Pendant deux heures, Vincent Beillard, sur son estrade, mène les débats. «C’est juste une chambre d’enregistrement pour nous, on a tout fait pour le contourner», explique Annie Morin. La salle et le mobilier sont classés au patrimoine historique : impossible d’y toucher pour faire descendre le maire de son piédestal.
Pendant les débats, François Pégon, l’ancien maire, tient son rôle d’opposant politique. Il est souvent le seul à voter contre ou s’abstenir lors des votes. Quand la discussion débute sur l’organisation du chantier d’un bâtiment municipal où les habitants sont invités à mettre la main à la pâte en participant directement aux travaux, il entre en scène : «Je trouve la démarche très curieuse, pour nourrir une idéologie on va priver l’artisanat local d’un chantier.» Bientôt trois ans après sa défaite, l’ancien maire reconnaît encore une «déception». «Saillans est un pays de contestation, depuis la Seconde Guerre mondiale, aucun maire n’a été renouvelé.» Mais François Pégon ne supporte pas la nouvelle organisation et multiplie les griefs contre la nouvelle équipe : «On a été victime de la mobilisation des babas cool. Depuis, il ne se passe rien. Les choses n’avancent pas et on retrouve toujours les mêmes dans les réunions de travail où c’est le dernier qui a parlé qui remporte l’adhésion. Ils se vantent que toute la population est maire alors que c’est juste un groupuscule.»
Les élus de la majorité rejettent en bloc l’étiquette de «babas cool» mais reconnaissent qu’il n’est pas facile d’impliquer largement les habitants. «Notre fonctionnement a eu du succès et parle à certaines personnes, mais ce n’est pas suffisant, on aimerait qu’il y ait plus de participation», reconnaît Vincent Beillard. Par manque d’intérêt et souvent par manque de temps, seuls une centaine d’habitants participent de manière régulière aux réunions concernant la vie municipale.


Aux environs du village (Photo Rémy Artiges)

«Freins»

Pour tenter d’impliquer plus largement la population, la mairie a recruté Fanny Larroque, chargée de mission «démocratie participative». La jeune femme habite à Saillans depuis deux ans et travaillait auparavant dans l’éducation populaire. «Il y a un paquet de critiques. Certains ont l’impression que notre fonctionnement prend trop de temps ou qu’on les considère comme des rats de laboratoire», dit-elle. Car si chacun peut participer, tout le monde ne trouve pas forcément sa place.«On reste dans un village très traditionnel, ancré dans une conception classique de la politique, analyse la jeune femme. Je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait autant de freins.»
En dépit des difficultés, le travail municipal a trouvé petit à petit son rythme de croisière. La nouvelle gouvernance du village fait parler bien au-delà de la Drôme. Plusieurs communes ont pris contact pour tenter de trouver une nouvelle façon de faire de la politique, plus près des citoyens. L’expérience menée dans le village intéresse des journalistes et des chercheurs. Les élus sont même invités à des colloques à l’étranger. «On reçoit pratiquement une sollicitation par jour, relève Fernand Karagiannis. Si ce qu’on fait à Saillans a un tel écho, c’est peut-être qu’il y a quelque chose qui ne va pas ailleurs.» 

Ismaël Halissat Envoyé spécial à Saillans (Drôme)

Source :  http://www.liberation.fr/france/2016/12/27/saillans-l-autogestion-au-milieu-du-gue_1537697

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