mercredi 19 juillet 2017

Hétéronomie et autonomie, selon Cornelius Castoriadis

Hétéronomie sociale

Une société est considérée par Castoriadis comme hétéronome lorsqu'elle est instituée de telle façon que ses normes sociales, ses lois ou encore ses représentations du monde, au lieu d'être lucidement considérées comme des créations de la société elle-même (de « l'imaginaire collectif instituant »), sont au contraire attribuées à une source « extra-sociale », la plupart du temps transcendante. Ainsi, les sociétés hétéronomes sont celles qui se représentent leurs institutions et leurs valeurs comme indubitablement vraies et justes, estimant qu'elles possèdent un fondement absolu, celui-ci pouvant être Dieu ou les dieux, les Ancêtres, la Nature Humaine, ou encore, dans un registre plus contemporain, les « lois » de l'histoire ou de l'économie. En cela, l'hétéronomie sociale renvoie à ce que Castoriadis appelle la « clôture de l'imaginaire institué » (ou encore « clôture des significations imaginaires sociales ») : l'imaginaire d'une société est clos lorsque toutes les questions qui peuvent y être posées trouvent une réponse dans l'ensemble des significations imaginaires sociales instituées, autrement dit, lorsqu'il ne reste aucune question en suspens, lorsque la manière dont il faut penser et agir est socialement imposée, lorsque les définitions du Bien, du Vrai, du Juste, ou encore du Beau ou du Normal sont déterminées une fois pour toutes.

Occultation du Chaos/Abîme/Sans-Fond

Cette institution hétéronome de la société (et donc cette clôture de l'imaginaire), dont Castoriadis considère qu'elle concerne l'immense majorité des sociétés ayant existé, correspond aussi à une occultation de ce qu'il appelle « l'Abîme/Sans-Fond/Chaos » sous-jacent à l’Être en général, et au mode-d'être de la société (du « social-historique ») en particulier. Autrement dit, cette occultation concerne l'activité créatrice qui caractérise une société, la « méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité ». En effet, si pour Castoriadis, toute société renvoie à un processus « d'auto-création » ou « d'auto-institution » par lequel elle s'auto-définit, confère une signification au monde, à l'existence, et finalement à tout phénomène auquel elle est confrontée, via la création d'institutions et de significations sociales – lois, valeurs, symboles, rites, mœurs, mythes –, les sociétés hétéronomes sont justement celles qui recouvrent l'abîme/sans-fond qu'elles représentent elles-mêmes en tant qu'auto-créatrices, qui ignorent cette créativité afin de pouvoir garantir leurs représentations du monde et leurs organisations sociales comme inquestionnables.
Une société véritablement hétéronome est donc aussi une société qui vise et qui tend à se reproduire à l'identique, soit, en d'autres termes, une société où « l'imaginaire institué » recouvre et étouffe « l'imaginaire instituant », où les institutions fonctionnent de telle façon à ce que soit rendue presque impossible toute transformation de la société.

Autonomisation des institutions

En conférant un caractère sacré ou simplement indiscutable à certaines significations imaginaires sociales, une société hétéronome crée du même coup des institutions sociales, qui, en représentant et en incarnant ces significations, sont elles aussi posées comme sacrées et/ou incontestables. Ces institutions, dont la valeur et les raisons d'être sont données et garanties par des significations considérées comme absolument vraies, institutions qui en retour garantissent de manière pratique l'adhésion de chacun à ces significations, en sanctionnant l'hérésie par exemple, sont des institutions qui, pour Castoriadis, se sont autonomisées. Autrement dit, bien que créées par les sociétés humaines, elles ont été créées de telle façon à ce qu'elles ne soient pas transformées au cours du temps : en cela, elles participent de l'hétéronomie sociale en tant qu'elles sont séparées de l'activité instituante, et plus encore, en ce qu'elles limitent au maximum cette activité instituante, devenant en ce sens autonomes vis-à-vis des individus qui sont sous son pouvoir.
Ces institutions sont certes les institutions religieuses, mais aussi les institutions politiques, lorsque celles-ci s'imposent à la population et que le pouvoir est concentré au sommet d'une hiérarchie sociale. Mais il faut aussi entendre le terme d'institution sociale dans un sens bien plus large, comme s'appliquant à des pratiques sociales instituées, comme le mariage, la manière d'éduquer les enfants, etc.

Hétéronomie des sociétés contemporaines

Si les sociétés religieuses représentent pour Castoriadis l'archétype des sociétés hétéronomes, en ce que par la sacralisation de leur « significations imaginaires sociales » elles interdisent toute remise en question les concernant, l'hétéronomie sociale concerne aussi, bien que dans une moindre mesure, les sociétés capitalistes. La clôture de l’imaginaire capitaliste réside selon lui principalement dans l’objectif « d’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle », maîtrise qui vise la totalité de la société, et qui se traduit notamment par la prédominance de la logique économique. Il affirme ainsi que « le trait caractéristique du capitalisme entre toutes les formes de vie social-historiques est évidemment la position de l’économie – de la production et de la consommation, mais aussi, beaucoup plus, des critères économiques – en lieu central et valeur suprême de la vie sociale », « toutes les activités humaines et tous leurs effets arrivent, peu ou prou, à être considérés comme des activités et des produits économiques, ou pour le moins, comme essentiellement caractérisés et valorisés par leur dimension économique. »
Il faut par ailleurs noter que Castoriadis considéra les régimes communistes de l'Est non pas par opposition aux sociétés capitalistes de l'Ouest, mais tels une variante de celles-ci, qu'il désignera notamment comme « capitalisme d'État ». Les significations sociales que Castoriadis considère comme le noyau central de l'imaginaire capitaliste, que ce soit le prisme économique à travers lequel la société et l'histoire sont envisagées, l'idéal productiviste ou encore celui du progrès technique (et technologique), seraient ainsi communes aux régimes de l'Est et de l'Ouest : tous deux ayant alors pour valeur et visée principale « l'expansion de la maîtrise rationnelle » – occultant ainsi que l'organisation et les objectifs que se donne une société sont des problèmes d'ordre politique, ce qui pour Castoriadis signifie qu'ils ne peuvent être résolus rationnellement ou scientifiquement.
Il dénonça ainsi l'URSS, notamment au sein de la revue Socialisme ou barbarie, comme un régime n'ayant en rien aboli l'exploitation des ouvriers, et ayant au contraire établi un système bureaucratique très hiérarchisé qui retirait de fait tout pouvoir aux travailleurs.
Ceci nous conduit à considérer un autre aspect de l’hétéronomie ou aliénation sociale contemporaine, néanmoins solidaire du précédent, consistant à faire de la politique une affaire d’experts. Pour Castoriadis, en tant que la société est auto-institution, il ne saurait y avoir une forme de société Juste, Bonne, ou Rationnelle dans l'absolu, ni par conséquent d'experts pouvant prétendre savoir ce qu'est en vérité une politique juste ou rationnelle. La politique, affirme Castoriadis en se référant alors à l'antiquité grecque, est « une affaire de doxa », c'est-à-dire d'opinions, qui certes peuvent et doivent être défendues en ayant recours à des arguments et raisonnements, mais qui, en revanche, ne sauraient être fondées rationnellement. Ainsi, la domination de la société par des experts (politiciens professionnels et économistes) tournerait « en dérision l'idée même de démocratie : le pouvoir politique se justifie par « l'expertise » qu'il serait seul à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces « experts. »
Plus largement encore, toute division de la société en classes ou groupes sociaux selon un clivage dirigeants/dirigés, ou décideurs/exécutants, correspond pour Castoriadis à une organisation hétéronome de la société. En effet, une structuration hiérarchique de la société ne représenterait que la face institutionnelle de l'hétéronomie qui se manifeste comme clôture de l'imaginaire : c'est parce qu'il y a croyance en l'existence d'une vérité concernant la politique (c'est-à-dire en l'existence de réponses déterminées et certaines aux questions « qu'est qu'une loi ou une institution juste ? », et plus globalement « qu'est-ce que la justice ? »), que certains individus peuvent prétendre que leur opinion n'est pas une simple opinion que l'on pourrait discuter et éventuellement contredire, mais correspond à cette vérité (sacrée ou rationnelle), qui rend légitime le fait qu'ils exercent le pouvoir, décident pour l'ensemble de la communauté de ses lois et de ses objectifs, etc.
De ce fait, Castoriadis est très critique envers le régime représentatif, dit « démocratie représentative », et considère que les sociétés que l'on qualifie ainsi sont en fait des « oligarchies libérales ». De la même manière, il est très critique envers la forme étatique du pouvoir, qu'il dénonce et rapporte à l'hétéronomie sociale en tant qu'il considère l’État tel un « appareil bureaucratique hiérarchiquement organisé, séparé de la société et la dominant. »

L’individu hétéronome

À l'hétéronomie sociale correspondent logiquement des individus hétéronomes, c'est-à-dire des individus dont l'imagination est elle-même limitée par la clôture de l'imaginaire institué et qui se contentent donc d'une adhésion aux significations sociales, sans être véritablement capables d'exercer un esprit critique sur leurs institutions, normes, lois, etc. Ainsi, Castoriadis définit l'individu aliéné comme celui qui « est dominé par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel, quoique non su comme tel, précisément parce que non su comme tel. », ajoutant que « l’essentiel de l’hétéronomie – ou de l’aliénation, au sens général du terme – au niveau individuel, c’est la domination par un imaginaire autonomisé qui s’est arrogé la fonction de définir pour le sujet et la réalité et son désir. ». L'individu hétéronome se caractérise ainsi par la « rigidité » de ses investissements psychiques, définis une fois pour toutes par la société, lors du processus « de socialisation de la psyché ». Processus qui se déroule donc, dans le cadre d'une société hétéronome, de manière à ce que les individus inhibent aussi bien la créativité de leur « imagination radicale » que leur potentiel de réflexivité et de délibération, pour au contraire être conformes aux institutions et aptes à les reproduire.
Par conséquent, les « véritables » religieux, par exemple un vrai chrétien, un vrai juif ou un vrai musulman, « vrai » en ce sens qu'ils considéreraient leurs textes sacrés comme véritablement et absolument sacrés, parole divine incontestable devant dicter sans discussion (ni réflexion) la façon dont il nous faut penser et agir, de tels individus religieux sont, pour Castoriadis, hétéronomes. Ils recouvriraient le « Chaos/Abîme/Sans-Fond » par la croyance en une vérité sacrée et révélée qui clôt l'interrogation sur le Vrai et le Juste en fournissant une réponse définitive, à laquelle nous devons nous résoudre sous peine de déplaire à Dieu. Religion et hétéronomie sont donc clairement associées par Castoriadis.
Pour ce qui concerne l’individu contemporain, Castoriadis diagnostique l’émergence d’un « nouveau type anthropologique d’individus, […] défini par l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé », ajoutant que « cela est matérialisé dans des structures lourdes : la course folle et potentiellement létale d’une techno-science autonomisée, l’onanisme consommationniste, télévisuel et publicitaire, l’atomisation de la société, la rapide obsolescence technique et « morale » de tous les « produits », des « richesses » qui, croissant sans cesse, fondent entre les doigts. » L'individu que génèrent les sociétés capitalistes modernes est donc largement considéré par Castoriadis comme hétéronome. De manière générale, il tendrait à être « perpétuellement distrait, zappant d’une « jouissance » à l’autre, sans mémoire et sans projet, prêt à répondre à toute sollicitation d’une machine économique qui de plus en plus détruit la biosphère de la planète pour produire des illusions appelées marchandises. » Il résume régulièrement ces différents aspects sous le concept de « privatisation des individus », désignant par là le repli de ceux-ci sur la sphère privée, se désinvestissant massivement des sphères publiques où s’élaborent les liens et projets sociaux.
Dans ce cas, l'individu est considéré comme hétéronome non plus en tant qu'il clôt son imaginaire et sa réflexion par le recours à une croyance qui sacralise certaines significations sociales, mais en tant qu'il est soumis à des organisations sociales (institutions politiques, entreprises) sur lesquelles il ne détient quasiment aucun pouvoir, et qu'il adhère sans réflexion à l'imaginaire social capitaliste, aux valeurs et aux motivations qu'il promulgue, c'est-à-dire qu'il participe, résigné ou enthousiaste, à la compétition au sein de la « hiérarchie des pouvoirs et des revenus ».

Autonomie

Le projet d'autonomie (opposé à l'hétéronomie actuelle) tient une place centrale dans la philosophie castoriadienne, au point que l'on puisse le considérer comme l'un des axes à partir duquel une grande part des réflexions de Castoriadis s'articulent. Il se présente comme un projet de dépassement ou d'abolition de l'hétéronomie sociale et individuelle qui aurait dominé au cours de l'histoire. Loin de se présenter comme à l'origine de celui-ci, Castoriadis estime que ce projet trouve son origine dans la Grèce antique, et plus précisément dans la démocratie athénienne, pour être ensuite repris et prolongé par le mouvement des Lumières, puis par le mouvement ouvrier du xixe et du xxe siècle. Il est celui de l'institution d'une société autonome qui réaliserait la liberté (l'autonomie) tant au niveau individuel que collectif. En cela, il correspond pour Castoriadis à l'institution d'une démocratie radicale, c'est-à-dire à la fois d'une démocratie directe sur le plan politique, et d'une autogestion de la production sur le plan économique. Bref, son projet vise à réactiver et à redéfinir le socialisme. L'idée d'une société autonome, qu'il cherche à élucider, et dont il a souhaité montrer qu'elle n'avait, en droit, rien d'irréalisable, s'articule avec ses conceptions concernant le mode d'être de l'humain et du social-historique, et, de manière plus générale, avec ses conceptions ontologiques.

De l'hétéronomie à l'autonomie

Par opposition à une société hétéronome et à son « imaginaire », pour lesquelles les significations et institutions sociales sont posées comme indiscutables, une société autonome correspond pour Castoriadis à une société qui entame une dynamique « d'interrogation illimitée » sur ce que sont la justice et la vérité, à partir de la prise de conscience que toutes deux (justice et vérité) renvoient à des questions non susceptibles d'être résolue de manière définitive. En d'autres termes, une société ne peut devenir autonome que si elle (ses membres) entretient un rapport lucide à ses significations imaginaires sociales et à ses institutions, et donc, selon Castoriadis, si elle se reconnait elle-même comme à l'origine de celles-ci, plutôt que d'instituer la croyance selon laquelle elles proviendraient d'une source extra-sociale incontestable (divinités, Lois économique ou lois de l'histoire, etc.). C'est en ce sens que Castoriadis parle de la "rupture de la clôture de l'imaginaire institué" (ou "clôture du sens"), celle-ci qui garantissait comme vraies et justes les normes sociales établies. Par là, se comprend aussi l'idée qu'une société autonome est celle qui se confronte lucidement au "Chaos/Abîme/Sans-Fond" qu'elle représente pour elle-même, et que le monde représente en tant qu'il ne nous fournit aucune norme ni aucun critère objectif pour l'institution de la société.
Cette rupture, Castoriadis la rapporte à deux activités qu'il associe sans cependant les confondre : la philosophie, ayant pour objet la question de la vérité, et la politique, concernant la question de la justice. Une société est donc autonome si, sachant qu'elle est à l'origine de sa propre création, elle est capable de s'interroger en permanence sur la validité de ses institutions, de ses lois, de ses normes, et par suite, de les transformer. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Castoriadis emploie le terme d'autonomie, dont il rappelle l'étymologie, "auto-nomos", qui renvoie à l'idée d'une création lucide et réflexive du nomos de la société (lois, normes, etc.). Il affirme en ce sens qu'« être autonome, pour un individu ou une collectivité, ne signifie pas « faire ce que l’on désire », ou ce qui nous plaît dans l’instant, mais se donner ses propres lois. ». En effet, Castoriadis considère que la détermination de normes et de lois est une pratique inhérente à toute société humaine, et estime que l'idée d'une société sans pouvoir est une fiction, qu'il y a toujours du pouvoir au sein d'une société, quand bien même celui-ci serait tellement intériorisé par les individus qu'il ne se manifesterait pas explicitement au travers d'une hiérarchie sociale marquée. Il s'agirait donc non pas de lutter contre toute forme de pouvoir, mais de faire en sorte que ce pouvoir soit partagé par tous.
Par conséquent, toute société est le fruit d'une « auto-création » ou « auto-institution ». Ce qui distingue une société autonome d'une société hétéronome concerne d'une part la lucidité quant à cette auto-création, qui n'est plus alors occultée par l'idée d'un fondement absolu, et d'autre part, la possibilité pour tous de participer effectivement à cette auto-institution.
Il ne s'agit donc pas pour Castoriadis de viser une société que l'on pourrait dire véritablement et absolument juste. Plus précisément, il affirme que :
« Une société juste n’est pas une société qui a adopté, une fois pour toutes, des lois justes. Une société juste est une société où la question de la justice reste constamment ouverte - autrement dit, où il y a toujours possibilité socialement effective d’interrogation sur la loi et sur le fondement de la loi. C’est là une autre manière de dire qu’elle est constamment dans le mouvement de son auto-institution explicite. »
De ce fait il considère, contre Platon, que la politique est une affaire de doxa (d'opinion) et non d'episteme, puisqu'alors il serait envisageable de fonder rationnellement ce que serait de bonnes institutions et de bonnes lois, et donc d'établir « une norme de la norme » - ce qui reviendrait de nouveau à postuler un garant transcendant à la société de l'idée de justice, et donc à retomber dans l'hétéronomie.

Démocratie radicale

Le projet d'autonomie défendu par Castoriadis se revendique ainsi comme un projet révolutionnaire, visant au point de vue institutionnel à construire une « démocratie radicale », qu'il définit comme une société ayant reconnu et accepté « l’absence de toute norme ou Loi extra-sociale qui s’imposerait à la société », et instaurant de ce fait l'égalité politique des citoyens.
Une véritable démocratie ne peut être selon Castoriadis qu'une démocratie directe, dans laquelle chaque citoyen peut participer sur un rapport d'égalité avec les autres à l'activité auto-instituante de la société, et plus précisément au « pouvoir explicite », c'est-à-dire à l'élaboration des lois et aux décisions gouvernementales. Castoriadis milita ainsi dès ses débuts et jusqu'à la fin contre la hiérarchisation du pouvoir politique entre un groupe d'individus aux commandes (qu'il s'agisse de prêtres, de la cour du Roi, d'un Parti, et même d'une assemblée d'élus non révocables) et le reste de la population qui est contrainte d'obéir, ou dont les protestations n'ont aucun pouvoir concret et effectif - et surtout institué - sur les décisions prises. Il reprend à ce sujet la célèbre remarque de Rousseau au sujet de la monarchie parlementaire anglaise, selon laquelle « le peuple anglais pense être libre », mais « se trompe fort; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement: sitôt qu'ils sont élus, il est esclave. »
De ce fait, une société démocratique, autrement dit autonome, est selon Castoriadis une société qui pose l'égalité des citoyens comme la condition de possibilité de leur liberté... Liberté et égalité ne s'opposeraient donc pas mais seraient au contraire deux notions indissociables: on ne peut être dit "libre", d'après Castoriadis, que si l'on n'est dominé par personne, si donc personne n'a plus de pouvoir que soi pour décider des règles communes qui nous concerneront.
Il associe ainsi la démocratie à la nécessité d'instaurer une véritable sphère publique, qu'il nomme sphère publique-publique ou ekklesia, qui correspond aux institutions du "pouvoir explicite" (institutions politiques), et qui doit donc selon lui véritablement appartenir à tous les citoyens, et non être "privatisée", que ce soit par une élite politique, une bureaucratie, ou quelconques experts - experts qui, pour Castoriadis, ne sauraient exister dans le domaine politique (voir plus haut, sur l'hétéronomie sociale).

Dimension économique

L'égalité qu'il revendique pour ce qui concerne l'activité politique, Castoriadis la revendique aussi bien pour l'activité dans laquelle l'on passe le plus clair de ses journées, soit l'activité productive, le travail. Il dénonce ainsi tout autant la hiérarchisation qui régit le monde de l'entreprise que celle qui concerne le pouvoir politique. Plus que de dénoncer l'opposition entre capitalistes et prolétariat à la manière du marxisme, le véritable clivage qu'il faudrait selon lui abolir (et qui inclut le premier) est celui qui oppose dirigeants et exécutants, gouvernants et gouvernés...
Par ailleurs, Castoriadis défend l'idée d'une égalité des salaires et des revenus de manière générale, car selon lui, toute inégalité d'ordre économique (ou social) tend à se répercuter comme inégalité politique, soit comme inégalité entre les citoyens vis-à-vis de leurs capacités et pouvoir de participation à la sphère politique. De plus, il souligne que l'égalité des revenus est le seul moyen d'obtenir un marché économique qui soit démocratique, c'est-à-dire un marché où chaque consommateur ait le même pouvoir d'influence sur les mécanismes de l'offre et de la demande.

La démocratie selon Castoriadis

L'autonomie collective renvoyant à l'établissement d'un nouveau type de rapport entre la société instituante et la société instituée, elle dépend aussi d'un mouvement qu'il s'agit de prolonger en permanence – mouvement de la réflexivité, par lequel ce qui est déjà institué peut être questionné et transformé par la collectivité, et sans lequel elle replonge donc dans l'hétéronomie. Par ailleurs, une société autonome, se sachant être la seule origine de son institution, se sait aussi seule responsable des limites qu'elle se fixe. La démocratie que vise le projet castoriadien est donc aussi le régime de « l'auto-limitation », pour les mêmes raisons qu'elle est le « régime de la réflexivité ». De là Castoriadis conclut finalement que la démocratie est aussi le seul régime véritablement « tragique ».
Le projet d'autonomie est clairement défini par Castoriadis comme projet visant la liberté, aussi bien sur le plan individuel que collectif. Il ne prétend donc pas garantir le bonheur de chacun (contrairement à la perspective saint-simonienne), pas plus qu'il doit être confondu avec le projet d'une société parfaite, puisque tout au contraire, une société autonome non seulement est par définition sujette à l'instabilité (en ce sens qu'elle est disposée à s'auto-transformer), et elle affirme par ailleurs explicitement qu'aucune loi ou institution ne peut être parfaite, qu'il n'y a ni perfection ni certitude ultime dans le domaine de la politique.

L'individu autonome

Si la liberté collective et individuelle réclame selon Castoriadis des transformations profondes de la société sur le plan institutionnel, son intérêt pour la psychanalyse s'associe à une réflexion concernant la dimension subjective de la liberté. En effet, il souligne régulièrement qu'une société ne saurait s'auto-instituer de manière réflexive et collective si les individus qui la composent ne sont pas eux-mêmes entrés dans une dynamique réflexive, non seulement vis-à-vis des institutions sociales qu'ils ont à questionner et à transformer, mais aussi vis-à-vis d'eux-mêmes.
En ce sens, une démocratie ne doit pas simplement établir une liberté effective des citoyens (égalité politique et économique), mais aussi travailler à ce que tous deviennent capables d'interroger à la fois les significations imaginaires sociales, et à la fois leurs propres inconscients et désirs. À partir de là, il souligne la nécessité d'une « paedia démocratique », c'est-à-dire d'une éducation ou formation à la citoyenneté, et de manière générale d'une « socialisation des individus » qui favorise leur potentiel à libérer leur « imagination radicale », leur capacité à créer mais aussi à penser et à agir de manière réfléchie, et non pas en étant strictement régis par des pulsions ou représentations inconscientes, ou simplement admises sans jamais avoir été remises en question.
Il définit ainsi l'autonomie sur le plan subjectif, non pas comme la « victoire de la « raison » sur les « instincts » », mais comme d'une part l'établissement d'un « autre rapport entre le Je conscient et l'inconscient », d'autre part comme la capacité de se demander à voix haute : « cette loi est-elle juste ? ». De ce fait, en tant que renvoyant à un nouveau type de rapport entre les instances psychiques, et donc à un « processus », « une situation active », plutôt qu'à un état figé, il apparaît clairement que l'autonomie du sujet individuel, de la même manière que pour la société, ne saurait s'acquérir une fois pour toutes.

Interdépendance individuelle et collective

Ce n'est pas parce que les individus ne seraient pas d'emblée autonomes qu'il faudrait, selon Castoriadis, renoncer ou patienter pour ce qui concerne l'institution d'une société autonome, car, de la même manière qu'une société hétéronome engendre des individus hétéronomes qui à leur tour reproduisent l'hétéronomie sociale, une société tendant vers l'autonomie tendra à engendrer des individus autonomes, qui en retour pourront (et voudront) travailler à l'institution d'une société autonome. Autrement dit, quand bien même autonomie sociale et individuelle s'impliquent réciproquement, Castoriadis n'y voit pas un obstacle insurmontable: il s'agit là justement du processus d'auto-création et d'auto-transformation, pour lequel paradoxalement, conditions de possibilité et résultats se confondent. Il remarque d'ailleurs qu'il en va de même pour le mode d'être du vivant: « Le vivant présuppose le vivant : le « programme génétique » ne peut fonctionner que si les produits de son fonctionnement sont déjà disponibles. L'institution présuppose l'institution : elle ne peut exister que si les individus fabriqués par elle la font exister. Ce cercle primitif est le cercle de la création ». Il note ainsi:
« On peut avoir l'impression que tous les éléments nécessaires à la solution de notre problème se présupposent l'un l'autre et que nous nous trouvons pris dans un cercle vicieux. Il s'agit bien d'un cercle mais qui n'est pas « vicieux » car c'est le cercle de la création historique. Les politai grecs ont-ils créé la polis, ou la polis les politai ? Cette question est absurde précisément parce que la polis ne peut avoir été créée que par l'action d'être humains qui étaient, pour la même raison, en train de se transformer en politai. »
Ainsi, l'argument selon lequel il est absurde d'exiger l'égalité politique des citoyens puisqu'ils ne seraient pas capables d'exercer une telle responsabilité est rejeté par Castoriadis, qui affirme que la responsabilisation dépend des responsabilités que l'on a, autrement dit, que c'est en exerçant le pouvoir politique à égalité avec les autres que chacun peut acquérir la capacité de l'exercer, et qu'à l'inverse, la dépolitisation résulte de la déresponsabilisation induite par l'absence de participation effective aux décisions qui concernent la collectivité. Par analogie, nous pouvons penser aux critiques régulièrement adressées à Wikipédia, selon laquelle la production collaborative d'une encyclopédie par des individus anonymes plutôt que par des experts, et sans hiérarchisation des pouvoirs d'édition, ne saurait aboutir à quelque chose de convenable, et remarquer que non seulement ce n'est pas le cas, et que surtout c'est au travers de cette participation ouverte que tous ont l'opportunité d'apprendre à produire un contenu digne d'intérêt, et encore à s'auto-organiser pour ce faire.

Origines historiques du projet d'autonomie

Aux yeux de Castoriadis, la rupture de la clôture qui définit l'hétéronomie aurait eu lieu deux fois au cours de l'histoire. Tout d'abord en Grèce, à partir du viie siècle avant notre ère, puis en Europe, à partir du xiie siècle. À ce titre, il parle de rupture greco-occidentale.

Le « germe » grec

L'antiquité grecque, et plus particulièrement la démocratie athénienne, représente pour Castoriadis un moment fondamental de l'Histoire, en ce qu'émerge alors l'idée et la pratique de la démocratie, et en ce que celle-ci s'accompagne de la naissance de la philosophie, comme interrogation illimitée sur ce qui est vrai et sur ce qu'est la Vérité en elle-même, ou dit-il encore, « mise en question des idola tribus, des représentations collectivement admises ». D'ailleurs, Castoriadis affirme que l'émergence conjointe de la politique (« mise en question des institutions établies »), de la philosophie et de la démocratie n'est pas liée au hasard, mais qu'au contraire, ces formes de mises en question et cette forme de pratique du pouvoir s'appellent mutuellement. Par ailleurs, Castoriadis associe ces dernières à d'autres pratiques créées alors, telles l'Histoire - s'accordant ainsi avec Hannah Arendt lorsqu'elle affirme que les Grecs ont inventé la neutralité - ou encore la tragédie, qu'il considère comme mise en forme du Chaos (de l'existence notamment) et interrogation sur l'hubris (la démesure) dont les hommes sont capables, et qu'à ce titre, il juge comme l'une des « institutions » fondamentales de la démocratie athénienne.
Ainsi, sa réflexion sur la démocratie (directe) se réfère régulièrement aux institutions mises en place à Athènes ainsi qu'à l'imaginaire social qui l'accompagne, et qu'il met en relief par le biais de comparaisons avec nos démocraties et imaginaires modernes. Il accorde ainsi une grande importance à diverses pratiques et modalités du pouvoir d'alors, tels la rotation des mandats, les tirages au sort, la révocation des élus, la possible participation de tout citoyen à certaines assemblés, etc. Pour autant, Castoriadis, loin de considérer la démocratie athénienne comme un "modèle", répète ad nauseam qu'il ne s'agit pour lui que d'un "germe" du projet d'autonomie, que nous avons d'ores et déjà dépassé sur un certain nombre de points (par exemple pour ce qui concerne la pratique de l'esclavage, le statut des femmes, etc.).

La rupture occidentale, les Lumières

Selon Castoriadis, la seconde rupture a eu lieu en Europe, à partir du xiie siècle. Celle-ci s'est prolongée et enrichie à la Renaissance et au travers du mouvement des Lumières. Cependant, il insiste sur le fait que conjointement à celle-ci, s'est développé le « phantasme de la maîtrise rationnelle et intégrale », qui à ses yeux contredit directement le sens porté par le projet d'autonomie, en ce qu'elle confère à l'instauration d'une nouvelle « ontologie unitaire », selon laquelle le monde dans son ensemble serait réductible à une mathésis, un ordonnancement causal et logique intégral qui permettrait finalement de clore (illusoirement) le mouvement de l'interrogation politique et philosophique. Il remarque ainsi que ce phantasme et le projet d'autonomie se sont contaminés réciproquement - contamination dont l'un des aboutissements se serait notamment manifesté au travers du marxisme, qui allie projet d'émancipation et vision déterministe de l'Histoire.

Le mouvement ouvrier

Le mouvement ouvrier, à partir du xixe siècle, a été l'objet de réflexions et d'analyses dès les premiers écrits de Castoriadis, particulièrement au sein de la revue Socialisme ou barbarie. L'un des points auxquels il accorde une grande importance consiste dans l'élargissement de « la critique de l'ordre institué et [de] la revendication démocratique » à des considérations économiques (répartition des richesses, mode de production, propriété des moyens de production). Ainsi, s'opère une liaison entre les problématiques strictement politiques et celles d'ordre socio-économiques - soit l'intégration de la dimension économique aux questions politiques - qui à ses yeux est nécessaire, et représente l'un des aspects incontournables du projet d'autonomie (c'est l'un des points qui l'oppose à la conception de la politique formulée par Hannah Arendt).
Par ailleurs, Castoriadis fut particulièrement admiratif de la révolution hongroise de 1956, du fait de l'ampleur des problématiques auxquelles elle s'attaqua, et de par l'organisation autogérée par laquelle elle se réalisa.

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Je a dit…

L'insurrection de Budapest ou révolution de 1956 (en hongrois : 1956-os forradalom) désigne la révolte nationale spontanée contre la République populaire de Hongrie et ses politiques imposées par l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) qui dura du 23 octobre au 10 novembre 1956.

La révolte commença par une manifestation étudiante qui rassembla des milliers de personnes alors qu'elle progressait dans le centre-ville de Budapest vers le Parlement hongrois. Une délégation étudiante entrée dans le bâtiment de la radio nationale afin de diffuser ses revendications fut arrêtée. Lorsque sa libération fut demandée par la foule, la Államvédelmi Hatóság (ÁVH) ouvrit le feu depuis le bâtiment. Les nouvelles se répandirent rapidement et des émeutes éclatèrent dans toute la capitale.

La révolte s'étendit rapidement en Hongrie et entraîna la chute du gouvernement. Des milliers de personnes s'organisèrent en milices pour affronter l'Autorité de protection de l'État (ÁVH) et les troupes soviétiques. Des communistes pro-soviétiques et des membres de l'ÁVH furent souvent exécutés ou emprisonnés tandis que les prisonniers politiques étaient libérés et armés. Des conseils improvisés luttèrent contre le contrôle municipal du Parti des travailleurs hongrois au pouvoir et demandèrent des changements politiques. Le nouveau gouvernement dissolut formellement l'ÁVH, déclara son intention de se retirer du Pacte de Varsovie et promit d'organiser des élections libres. À la fin du mois d'octobre, les combats avaient pratiquement cessé et une certaine normalité était revenue.

Après avoir annoncé sa volonté de négocier un retrait des forces soviétiques, le Politburo changea d'avis et décida d'écraser la révolution. Le 4 novembre, une importante armée soviétique envahit Budapest et les autres régions du pays. La résistance hongroise continua jusqu'au 10 novembre. Plus de 2 500 Hongrois et 700 Soviétiques furent tués lors du conflit et 200 000 Hongrois fuirent en tant que réfugiés. Les arrestations se poursuivirent durant plusieurs mois. En janvier 1957, le nouveau gouvernement pro-soviétique avait supprimé toute opposition publique. Les actions soviétiques furent critiquées par les marxistes occidentaux et renforcèrent l'emprise soviétique sur l'Europe centrale.

Le débat public sur cet événement fut interdit en Hongrie durant plus de 30 ans, mais avec le dégel des années 1980, il fit l'objet d'intenses études et débats. Le 23 octobre est devenu un jour de fête nationale en Hongrie.

Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Insurrection_de_Budapest