Les partisans du maintien dans l’UE prétendent que Brexit
sera une apocalypse économique. Mais il donne aussi l’occasion d’une
rupture radicale avec le néolibéralisme.
Rien ne reflète mieux la confusion mentale de la gauche européenne
dominante que sa position sur le Brexit. Chaque semaine on voit
apparaître un nouveau chapitre de l’effrayante histoire du Brexit : le
retrait de l’UE sera une catastrophe économique pour le Royaume-Uni ;
des dizaines de milliers d’emplois seront perdus ; les droits de l’homme
seront massacrés ; les principes de protection du justiciable, de
liberté d’expression et de droit du travail seront tous menacés. En
résumé, le Brexit transformera la Grande-Bretagne en une dystopie, un
État en déliquescence – ou pire, un paria international – coupé du monde
civilisé. Dans ce contexte, on comprend aisément pourquoi le leader du
Parti travailliste Jeremy Corbyn est souvent critiqué pour sa réticence à
adopter un programme pro-maintien dans l’UE.
L’hystérie anti-Brexit de la gauche, cependant, repose sur un mélange
de mauvaise économie, de mauvaise compréhension de l’Union européenne
et de manque d’imagination politique. Non seulement il n’y a aucune
raison de penser que le Brexit serait une apocalypse économique, mais,
plus important encore, l’abandon de l’UE offre à la gauche britannique –
et plus généralement à la gauche européenne – une occasion unique de
montrer qu’une rupture radicale est possible avec le néolibéralisme et
avec les institutions qui le soutiennent.
Modéliser la dystopie
Pour comprendre pourquoi la position anti-Brexit de la plupart des
progressistes européens est infondée, et même nuisible, il faut
commencer par examiner le mythe le plus répandu lié au Brexit : l’idée
qu’il conduira à un apocalypse économique. Pour de nombreux critiques,
il s’agit d’une affaire entendue, prouvée tout simplement en citant un rapport très médiatisé qui a fuité
du Département pour la sortie de l’Union européenne (DExEU) du
gouvernement britannique. Le document conclut que, quelle que soit la
forme prise par le Brexit, qu’il s’agisse de rester dans le marché
unique, d’un accord de libre-échange ou de l’absence d’accord, il y
aurait un coût pour le Royaume-Uni en termes de PIB. Les estimations
pour les quinze prochaines années vont d’une baisse de 2 % du PIB et 700
000 emplois à une baisse de 8 % du PIB et 2,8 millions d’emplois.
Cette argumentation figure dans un article récent
du commentateur anti-Brexit Will Denayer, pour qui le fait que le
rapport ait été produit par un « gouvernement pro-Brexit » est une
preuve de sa fiabilité. Toutefois, il ne reconnaît pas que ces
prévisions souffrent d’un biais néolibéral qui est intégré dans les modèles de prévision eux-mêmes.
Les modèles mathématiques utilisés par le gouvernement britannique sont
très complexes et abstraits, et leurs résultats sont sensibles au
calibrage numérique des relations dans les modèles et aux hypothèses
faites sur, par exemple, les effets des progrès technologiques. Les
modèles sont notoirement peu fiables et facilement manipulables pour
atteindre n’importe quel résultat désiré. Le gouvernement britannique a
refusé de publier les aspects techniques de leur modélisation, ce qui
suggère qu’ils ne veulent pas que des analystes indépendants examinent
les hypothèses de leur « boîte noire ».
Les préjugés néolibéraux intégrés à ces modèles comprennent
l’affirmation selon laquelle les marchés se régulent automatiquement et
que leur efficience est optimale quand ils ne sont pas entravés par
l’intervention publique ; que le « libre-échange » est sans ambiguïté
positif ; que la capacité de financement public est restreinte ; que les
facteurs liés à l’offre sont beaucoup plus importants que ceux liés à
la demande ; et que les individus fondent leurs décisions sur des «
attentes rationnelles » au vu des variables économiques, entre autres.
Bon nombre des hypothèses clés utilisées pour construire ces simulations
n’ont aucun rapport avec la réalité. En termes simples, les modèles de
prévision – à l’instar de la macroéconomie en général – reposent sur une
série de mythes interdépendants. Paul Romer, qui a obtenu son doctorat
en économie dans les années 1980 à l’Université de Chicago, le temple de
l’économie néolibérale, a récemment lancé une attaque cinglante contre
sa propre profession dans un article intitulé The Trouble With Macroeconomics,
[Le problème avec la macroéconomie]. Romer décrit les approches de
modélisation standard utilisées par les économistes traditionnels –
qu’il appelle « post-réelles » – comme le point final d’une régression
intellectuelle de trois décennies.
Il n’est donc pas surprenant que ces modèles aient échoué à prédire
la crise financière et la Grande Récession, et qu’ils ne parviennent pas
aujourd’hui à produire des prévisions fiables sur quoi que ce soit. Le
Brexit en est un exemple évident. Dans les mois qui ont précédé le
référendum, le monde a été noyé sous les avertissements – du FMI, de
l’OCDE et d’autres bastions de l’économie contemporaine – affirmant
qu’un vote en faveur de la sortie de l’UE au référendum aurait des
conséquences apocalyptiques immédiates pour le Royaume-Uni, qu’il
provoquerait un effondrement financier et plongerait le pays dans une
profonde récession. La prévision la plus embarrassante sur « l’impact
économique immédiat pour le Royaume-Uni d’un vote pour quitter l’UE » a
été publiée par le gouvernement conservateur. L’objectif de « l’étude » en question,
publiée en mai 2016 par le Trésor britannique, était de quantifier «
l’impact… sur la période immédiate de deux ans suivant un vote en faveur
du Brexit ».
Dans les deux ans suivant un tel vote, le Trésor a prédit que le PIB
chuterait de 3,6 à 6 % et que le nombre de chômeurs augmenterait de 820
000. Les prévisions de « l’étude » de mai 2016 semblaient terribles et
visaient clairement à avoir le maximum d’impact sur le vote qui allait
se tenir un mois plus tard. Quelques semaines avant le référendum, le
chancelier de l’époque, George Osborne, a cité le rapport pour avertir
que « un vote en faveur du Brexit représenterait un choc immédiat et
profond pour notre économie » et que « le choc entraînerait notre
économie en récession et conduirait à une augmentation du chômage
d’environ 500 000 personnes ».
Néanmoins, la majorité des électeurs ont opté pour le Brexit. Ce
faisant, ils ont prouvé, une fois de plus, que les économistes avaient
tort, car aucun des scénarios catastrophes prédits avant le référendum
ne s’est produit. Larry Elliott, rédacteur de la rubrique économie du Guardian, a écrit
: « L’Armageddon post-Brexit était une perspective terrifiante – mais
cela ne s’est tout simplement pas produit ». Alors que près de deux ans
se sont écoulés depuis le référendum, les données économiques provenant
du Royaume-Uni tournent en dérision ces avertissements pessimistes – et
en particulier le rapport gouvernemental susmentionné. Les données de l’Office for National Statistics (ONS)
montrent que fin 2017, le PIB britannique était déjà plus élevé de 3,2 %
par rapport à son niveau au moment du vote – bien loin de la profonde
récession à laquelle on nous avait préparés.
En
fait, entre juin 2016 et janvier 2018, le taux de chômage a chuté de
4,9 % à 4,3 %, tandis que le nombre de chômeurs a baissé de 187 000,
atteignant son plancher depuis quarante-trois ans. Le nombre des
inactifs – qui ne travaillent pas et qui ne cherchent pas d’emploi – a
connu sa baisse la plus massive depuis près de cinq ans et demi. Voilà
pour ce qui est des innombrables travailleurs qui étaient censés perdre
leur emploi suite au vote sur le Brexit.
Les données sur l’industrie britannique, au cours des deux dernières
années, sont particulièrement embarrassantes pour ces prophètes de
malheur professionnels. Malgré l’incertitude concernant les négociations
avec l’UE, « l’industrie manufacturière connaît sa plus forte
croissance depuis la fin des années 1990 », selon The Economist ainsi que selon la Fédération Britannique des Industries (EEF).
Cela s’explique en grande partie par une demande croissante à
l’exportation, dynamisée par la baisse de la livre sterling et
l’amélioration de la situation économique mondiale. Selon un rapport
de l’aéroport de Heathrow et du Centre for Economics and Business
Research (CEBR), les exportations britanniques atteignent leur sommet
depuis 2000. Comme The Economist l’a publié récemment
: « Les industriels britanniques, après une longue période de
souffrance, bénéficient d’un boom qui n’arrive qu’une fois en une
génération », car les changements consécutifs au Brexit engendrent un «
rééquilibrage » bien nécessaire de la croissance, depuis les services
financiers vers l’industrie manufacturière. Cela stimule également
l’investissement. La dépense totale d’investissement au Royaume-Uni –
publics plus privés – a crû en 2017 plus que dans aucun autre pays du G7 : +4% par rapport à l’année précédente.
Les prédictions selon lesquelles une victoire du vote pro-Brexit
broierait l’économie britannique suite à un effondrement du cours de la
livre sterling se sont révélées tout aussi infondées : oui, la livre
sterling a effectivement perdu du terrain par rapport aux autres grandes
monnaies depuis le référendum, mais non seulement cela n’a pas détruit
l’économie britannique – bien au contraire, en fait, comme nous l’avons
vu – mais son cours est à nouveau à la hausse depuis début 2017.
Le Saint marché unique
Donc, puisque rien n’est venu confirmer que le Brexit pouvait
déclencher un effondrement économique, qu’est-ce qui se cache derrière
la certitude aveugle des commentateurs de l’actualité ? Un élément
important de l’idéologie qui sous-tend l’ensemble du débat sur le Brexit
est l’idée que la Grande-Bretagne a tiré d’énormes avantages
économiques de son adhésion à l’UE (ou CEE comme on l’appelait en 1973).
Cette affirmation est-elle étayée ? Comme le montre une étude récente
du Centre for Business Research (CBR) de l’Université de Cambridge
(voir graphique ci-dessous), « La croissance du PIB britannique par
habitant après 1973 n’a pas été supérieure à celle des décennies
précédentes. En fait, le PIB par habitant a augmenté bien plus lentement
après l’adhésion qu’au cours de la décennie précédant l’adhésion ».
Les chercheurs concluent que « rien ne prouve que l’adhésion à l’UE a
amélioré le taux de croissance économique au Royaume-Uni ».
L’établissement du sacro-saint marché unique, en 1992, n’a pas changé
les choses – ni pour le Royaume-Uni ni pour l’UE dans son ensemble. Même
lorsque nous nous limitons à évaluer le succès du marché unique sur la
base de paramètres économiques généraux – productivité et PIB par
habitant – il y a très peu de raisons de penser qu’il a tenu les
promesses de ses partisans ou les prévisions officielles. Le graphique
suivant fournit une comparaison à long terme entre l’UE-15 et les
États-Unis en termes de PIB par heure travaillée (une mesure de la
productivité du travail) et de PIB par habitant.
Les
données montrent clairement que non seulement le marché unique (à
partir de la ligne verte) n’a pas réussi à améliorer les économies de
l’UE15 par rapport aux États-Unis, mais qu’il semble même les avoir
pénalisées.
Plus intéressant encore, la création du marché unique n’a même pas
stimulé les échanges au sein de l’UE. Le graphique suivant montre le
pourcentage que représentent les exportations entra pays de l’UE et
l’UEM [l’Union monétaire européenne, qui se développe dans la zone euro]
rapportées aux exportations totales de l’UE et de l’UEM. Après avoir
connu une hausse régulière tout au long des années 1980, cette
proportion a effectivement stagné entre la création du marché unique au
milieu des années 1990 et le milieu des années 2000, puis a suivi une
tendance à la baisse (avec une légère reprise après 2014). Une note de Bruegel
ajoute que « la zone euro a suivi à peu près le même schéma que l’Union
européenne dans son ensemble, ce qui donne à penser que la monnaie
commune n’a peut-être pas eu l’effet escompté sur le commerce entre
membres de la zone euro ».
Il en va de même pour la part des exportations britanniques vers l’UE
et l’UEM, qui stagne depuis la création du marché unique et décline
même depuis le début des années 2000 (retour au niveau du milieu des
années 1970), les marchés d’exportation hors UE croissant beaucoup plus
rapidement que celle vers l’UE et la zone euro.
Comme le notent les chercheurs de l’Université de Cambridge, cela
suggère « un bénéfice négligeable, pour le Royaume-Uni, à être membre de
l’UE ». En outre, cela montre que la Grande-Bretagne diversifie ses
exportations depuis un certain temps et qu’elle dépend beaucoup moins de
l’UE aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans. Une autre observation
tirée de la base de données de la Direction des Statistiques du Commerce du FMI
est que, alors que les exportations mondiales ont quintuplé depuis 1991
et que celles des économies avancées ont été multipliées par 3,91, les
exportations de l’UE et de l’UEM n’ont augmenté que d’un facteur 3,7 et
3,4 respectivement.
Ces résultats sont cohérents avec d’autres études
qui montrent que la libéralisation des tarifs douaniers, en elle-même,
ne favorise pas la croissance, ni même le commerce. En fait, le
contraire est souvent vrai : comme l’a montré l’économiste de Cambridge Ha-Joon Chang,
tous les pays riches d’aujourd’hui ont développé leur économie à l’abri
de mesures protectionnistes. Cela jette de sérieux doutes quant à l’affirmation largement répandue
selon laquelle quitter le marché unique signifierait nécessairement «
une productivité plus faible et un niveau de vie plus bas ». Il révèle
également comme totalement « invraisemblable », selon les mots des
chercheurs de Cambridge, l’affirmation du Trésor selon laquelle la
Grande-Bretagne a connu une augmentation de 76 % de ses échanges
commerciaux en raison de l’adhésion à l’UE, tendance qui pourrait
s’inverser en quittant l’UE. Les économistes de Cambridge concluent que
les tarifs douaniers moyens sont déjà si bas pour les pays non membres
de l’UE qui cherchent à commercer au sein de l’UE que, même dans le cas
d’un « Brexit dur », les pertes commerciales seraient vraisemblablement
limitées et temporaires.
La gauche et la libéralisation
Cela rend encore plus ridicule le soutien de la gauche contemporaine
en faveur du « libre-échange ». Nous devrions frémir à l’idée que les
historiens du futur se feront des aberrations telles que la campagne du Parti Travailliste en faveur du marché unique,
celle de ses alliés Yanis Varoufakis avec son groupe DiEM25. Surtout si
l’on considère que même les économistes orthodoxes, comme Dani Rodrik, disent maintenant explicitement
que la libéralisation du commerce « cause plus de problèmes qu’elle
n’en résout », qu’elle est l’une des causes profondes des réaction
anti-establishment qui se développent en Occident, et que le moment est
venu de « mettre des grains de sable dans les roues de la mondialisation
». En ce sens, on s’attendrait à ce que la gauche voit dans le Brexit
une opportunité parfaite de « réécrire[les] règles multilatérales »,
comme le conseille Rodrik, au lieu de s’accrocher bec et ongles à un
système en faillite.
En outre, on oublie souvent dans le débat sur Brexit que le marché
unique dépasse largement la simple libéralisation du commerce. L’un des
principes fondamentaux du marché unique était la déréglementation des
marchés financiers et l’abolition du contrôle des capitaux, non
seulement entre les membres de l’UE, mais aussi entre les membres de
l’UE et d’autres pays. Comme nous le soutenons dans notre récent livre, Reclaiming the State
[Réhabiliter l’État, NdT], cet aspect du marché unique reflète le
nouveau consensus qui avait émergé, même au sein de la gauche, dans les
années 1970 et 1980. Selon ce consensus, l’internationalisation
économique et financière – ce que nous appelons aujourd’hui «
mondialisation » – a rendu l’État de plus en plus impuissant face aux «
forces du marché ». Dans cette lecture, les pays n’avaient donc pas
d’autre choix que d’abandonner les stratégies économiques nationales et
tous les instruments traditionnels d’intervention dans l’économie, et
d’espérer, au mieux, des formes transnationales ou supranationales de
gouvernance économique.
Il en est résulté une dépolitisation progressive de la gestion de
l’économie, qui a été un élément essentiel du projet néolibéral, en
visant, d’une part, à établir des barrières étanches entre les
politiques macroéconomiques et les aspirations de la population et,
d’autre part, à éliminer les obstacles aux flux de capitaux. Le marché
unique a joué un rôle crucial dans la néolibéralisation de l’Europe,
ouvrant la voie au traité de Maastricht, qui a fait pénétrer le néolibéralisme au sein même de l’Union européenne. Ce faisant, il a établi de facto un ordre constitutionnel supranational
qu’aucun gouvernement, seul, n’est en mesure de changer. En ce sens, il
est impossible de séparer le marché unique de tous les autres aspects
négatifs de l’Union européenne. L’UE est de nature structurellement
néolibérale, antidémocratique et néocoloniale. Elle est politiquement dominée par son membre le plus important et les politiques qu’elle a menées ont eu des effets sociaux et économiques désastreux.
Alors pourquoi la gauche de gouvernement a-t-elle tant de mal à
accepter Brexit ? Les raisons, comme nous l’avons noté, sont nombreuses
et liées les unes aux autres : la croyance fausse, à gauche, selon
laquelle l’ouverture et le commerce apportent la prospérité ; son
acceptation des mythes économiques dominants, en particulier en ce qui
concerne les déficits et les dettes publiques ; son incapacité à
comprendre la véritable nature du marché unique et de l’Union européenne
en général ; l’illusion que l’UE peut être « démocratisée » et réformée
dans une direction progressiste ; l’idée, erronée, que la souveraineté
nationale n’est plus pertinente dans une économie internationale de plus
en plus complexe et interdépendante, et que le seul espoir d’obtenir un
changement significatif est que les pays “mettent en commun” leur
souveraineté et la transfèrent à des institutions supranationales.
L’une des raisons essentielles du ralliement de la gauche à la
panique anti-Brexit a été la diversion qui a opportunément permis de ne
pas s’atteler à un problème plus substantiel : le système économique qui
sous-tend l’Occident en général est en grave déclin. Une autre étude
de la CBR de l’Université de Cambridge a révélé que l’impact du Brexit
serait probablement beaucoup plus limité que prévu par le gouvernement «
même dans l’hypothèse où le Royaume-Uni n’obtiendrait pas d’accord de
libre-échange ni d’accès privilégié au marché unique de l’UE » –
c’est-à-dire même dans le cas d’un « Brexit dur ». Dans l’ensemble, les
chercheurs de Cambridge ont trouvé :
Les perspectives économiques sont en demi-teinte plutôt que sombres,
mais cela aurait été le cas, à notre avis, même sans Brexit. La réalité,
plus profonde, est la poursuite d’une croissance faible, tant de la
production que de la productivité qui a marqué le Royaume-Uni et
d’autres économies occidentales depuis la crise bancaire. La croissance
lente du crédit bancaire, dans un contexte d’endettement déjà élevé et
d’austérité du secteur public, empêche la demande globale de croître
significativement.
En d’autres termes, le Royaume-Uni continue d’être confronté à de
graves problèmes économiques – demande intérieure insuffisante, bulle de
la dette privée, infrastructures sur le déclin et désindustrialisation –
qui n’ont rien à voir avec Brexit, mais qui résultent plutôt des
politiques économiques néolibérales menées par les gouvernements
britanniques successifs au cours des dernières décennies, y compris le
gouvernement conservateur actuel.
Ces idées néolibérales sont ancrées tellement profondément qu’elles
ne pourront être remises en question que par une révolution démocratique
dans la politique britannique – mais là encore, le débat sur le Brexit a
bridé tout progrès, et révélé une profonde défiance à l’égard de la
démocratie. Ceci est illustré par les affirmations
selon lesquelles, sans la « protection » du marché unique, le
Royaume-Uni sombrerait dans un cauchemar dystopique, où il aurait à
faire face à « des aliments génétiquement modifiés, du poulet au chlore
et à la privatisation des secteurs protégés comme les soins de santé »
et où, comme l’écrit Denayer, les droits de l’homme seraient réduits à
la portion congrue, et les « principes de procès équitables, de liberté
d’expression et de normes de travail décentes » seraient compromis. S’il
est vrai que, dans certains domaines, les précédents gouvernements
britanniques, de droite, ont été contrariés – dans le bon sens – par
l’UE dans leurs tentatives de déréglementation et de marchandisation,
l’idée que le peuple britannique est incapable de défendre ses droits en
l’absence d’une certaine forme de “contrainte extérieure” est
condescendante et réactionnaire.
Tout comme les déboires économiques actuels de la Grande-Bretagne ont
beaucoup plus à voir avec les politiques économiques nationales qu’avec
le résultat du référendum, l’avenir du pays dépendra largement des
politiques nationales suivies par les futurs gouvernements britanniques,
et non du résultat des négociations du Royaume-Uni avec l’UE. Comme l’écrit
John Weeks, professeur émérite à l’Université de Londres : « La
douloureuse vérité est que la grande majorité des ménages britanniques
seront mieux lotis hors de l’Union européenne avec un gouvernement
travailliste dirigé par Jeremy Corbyn que dans l’Union européenne sous
le joug d’un gouvernement conservateur dirigé par n’importe qui. »
En effet : un gouvernement socialiste démocratique dirigé par Corbyn
est la meilleure option pour la majorité des citoyens britanniques et
pour l’économie du pays. D’où une conclusion évidente : pour un
gouvernement travailliste dirigé par M. Corbyn, ne pas être membre de
l’Union européenne « résout plus de problèmes qu’il n’en crée », comme
le fait remarquer M. Weeks. Il fait référence au fait que de nombreux
aspects du programme de Corbyn – tels que la renationalisation des
services postaux, des chemins de fer et des entreprises du secteur de
l’énergie, ainsi que le soutien au développement de certaines
entreprises – ou d’autres politiques qu’un futur gouvernement
travailliste pourrait décider de mettre en œuvre, comme l’adoption de
contrôles des capitaux, seraient difficiles à mettre en œuvre en vertu
du droit communautaire et seraient presque certainement contestées par
la Commission européenne et la Cour de justice des Communautés
européennes. Après tout, l’UE a été créée avec l’intention précise
d’interdire définitivement des politiques aussi « radicales ».
C’est pourquoi Corbyn doit résister aux multiples pressions – d’abord
et avant tout au sein de son propre parti – qui l’incitent à soutenir
un « Brexit doux ». Au contraire, il doit trouver tisser autour du
Brexit une histoire radicalement progressiste et émancipatrice. Une
fenêtre de tir unique s’est ouverte pour la gauche britannique – et la
gauche européenne en général – pour montrer qu’une rupture radicale avec
le néolibéralisme, et avec les institutions qui le soutiennent, est
possible. Mais elle ne restera pas ouverte éternellement.
Thomas Fazi est écrivain, journaliste, traducteur et chercheur. Il est le coauteur de Reclaiming the State : A Progressive Vision of Sovereignty for a Post-Neoliberal World [Réhabiliter l’État : une vision progressiste de la souveraineté pour un monde post-néolibéral] (Pluto Press ; 2017).
William Mitchell est le co-auteur de Reclaiming the State : A Progressive Vision of Sovereignty for a Post-Neoliberal World
(Pluto Press ; 2017). Il est professeur d’économie et directeur du
Centre of Full Employment and Equity [Centre de plein emploi et
d’équité] à l’Université de Newcastle, en Australie.
Source : Jacobin, Thomas Fazi & William Mitchell, 29-04-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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