jeudi 31 mai 2018

Grande messe de la société du spectacle, les Jeux Olympiques et le sport de haut niveau sont-ils solubles dans l’anarchisme ? Témoignage d’un athlète français de haut niveau…

Anarchie, sport et compétition : interview d’un camarade sportif de haut niveau

Le Monde Libertaire (28 Juin-11 Juillet 2012)

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http://www.monde-libertaire.fr/cultures/15835-anarchie-sport-et-competition-interview-dun-camarade-sportif-de-haut-niveau

Avec la sortie du livre Éloge de la passe 1, la question du rapport des libertaires au sport se pose à nouveau. Nous avons voulu aller plus loin en nous entretenant avec un camarade militant anarchiste, judoka de haut niveau (qui souhaite rester anonyme, pour d’évidentes raisons). La compétition reste assez mal vue chez les libertaires, comment, lui, la voit-il, comment la vit-il ?

Le Monde libertaire : Peux-tu te présenter, politiquement et sportivement ?

Le Judoka : Sportivement, j’ai commencé le judo à 4 ans, je n’ai donc pas choisi. En revanche j’ai choisi de m’y investir et de faire une carrière de haut niveau. Politiquement, je suis issu d’un milieu social relativement aisé et totalement dépolitisé. Pour aller en section sport-étude, je suis entré dans un lycée modeste, loin de ma famille. Là bas, j’ai pris conscience des inégalités de notre société. C’est le constat de cette situation qui m’a conduit à me politiser. Après m’être approché des milieux militants parisiens et avoir pris connaissance du fonctionnement de différentes organisations, je me suis naturellement tourné vers le milieu libertaire.

Le Monde libertaire : Tu es libertaire et sportif de haut niveau, qui plus est dans un sport de combat. Comment gères-tu la contradiction entre l’idée d’écraser son ennemi et les valeurs libertaires ?

Le Judoka : Tout est dans la conception que l’on a de la compétition. L’idéologie dominante conçoit la compétition comme une simple hiérarchisation d’individus. Les premiers méritent les honneurs, les derniers méritent le mépris. C’est, à peu de chose près, l’essence même du libéralisme économique. Cette conception de la compétition est invivable pour moi. J’ai choisi de la concevoir d’une manière différente. Lors de la confrontation, je ne suis pas motivé par le fait de battre mon adversaire ou de l’écraser en lui montrant qui est le plus fort, mais par ma propre progression. Je m’efforce de me concentrer sur mon évolution personnelle. Je vois l’adversaire comme quelqu’un qui me permet de progresser et de grandir humainement. Quand le sauteur en hauteur se bat pour franchir une barre, moi je combats un adversaire. Il n’est pas là pour me faire du mal ou me détruire, mais pour m’offrir une opposition qui va me permettre d’avancer. Moi, en retour, je m’efforce d’être à mon meilleur niveau pour lui permettre d’évoluer. Et, au même titre qu’il serait absurde que le sauteur ait de l’animosité envers la barre qu’il doit franchir, il est absurde que j’en aie pour mon adversaire. Au moins parce que, sans lui, il n’y a pas de combat possible… En bref, la finalité n’est pas la victoire mais la progression. Qui plus est, gagner reste relatif. Une bonne journée, de la chance, les autres qui font des erreurs… Tout ça peut déboucher sur une médaille. En revanche, la progression personnelle (autant mentale que physique), la recherche permanente du geste juste, la rigueur dans l’entraînement, tout cela est une sorte de quête permanente et une aventure humaine épanouissante.

Le Monde libertaire : A-t-il été facile de résoudre ce conflit intérieur ?

Le Judoka : Non. Il est difficile de s’émanciper de l’idéologie dominante. Il y avait un vrai conflit en moi. Mes actes en tant que judoka étaient en contradiction avec mes convictions politiques. J’ai été forcé de changer la vision que j’avais de mon sport pour retrouver un équilibre. D’ailleurs, je pense qu’il y a là un réel enjeu éducatif. Transmettre une conception différente du sport et de la compétition me semble très important dans l’optique d’un changement de société. D’une certaine manière, le sport peut même être un vecteur permettant de véhiculer nos idées. L’ouvrage Éloge de la passe en est un exemple concret.

Le Monde libertaire : La Fédération anarchiste informelle a annoncé qu’elle ferait tout pour saboter les Jeux Olympiques, qu’en penses-tu, toi qui as déjà participé aux JO ?

Le Judoka : Je crois qu’il est important de bien définir ce que sont les Jeux Olympiques aujourd’hui. Il y a deux aspects : l’aspect sportif et l’aspect politico-économique. En effet, au-delà des compétitions sportives, les Jeux Olympiques constituent un moment privilégié que beaucoup de leaders politiques utilisent pour déplacer leurs pions sur l’échiquier diplomatique. La période des jeux sera aussi l’occasion pour beaucoup d’individus indifférents au côté noble du sport, de venir faire du fric. À l’inverse, pour la plupart des sportifs, les Jeux Olympiques constituent un aboutissement. Il serait assez mal venu, je pense, de saboter un événement sportif pendant les Jeux Olympiques. D’une part, parce qu’on briserait les espoirs d’athlètes n’ayant aucune responsabilité dans la dérive commerciale de l’événement et, d’autre part, parce qu’un sabotage se heurterait à une incompréhension. En revanche, je soutiendrai toute dénonciation de l’aspect politico-économique des Jeux Olympiques. Ce qui, pour le coup, aurait un réel sens politique. Encore une fois, à nous de militer pour nous réapproprier le sport.

Le Monde libertaire : Au-delà de cela, le sport est assez souvent mis au ban du milieu libertaire, qui le valorise rarement.

Le Judoka : C’est vrai et je pense que c’est un tort. Je pense qu’il est aussi important de se cultiver physiquement qu’intellectuellement. La pratique du sport permet de découvrir des sensations, des états d’esprit qui sont difficiles à atteindre autrement. Le dépassement de soi dans l’effort physique offre une satisfaction particulière, qui permet de grandir humainement. Le sport permet également de progresser mentalement. La concentration, la persévérance, la détermination se développent pendant cette pratique. Et, qui plus est, en tant que militant révolutionnaire, je pense qu’il faut être capable de tenir le coup face à d’éventuels opposants. De façon un peu plus concrète, c’est peut-être bête à dire, mais courir vite après une action qui a mal tourné, c’est autant d’heures de garde à vue en moins, être solide face à trois nazis c’est autant de nuits à l’hosto en moins, etc. Il ne s’agit pas de faire l’éloge du virilisme et je ne dis pas que notre militantisme devrait être centré sur l’entraînement physique comme chez les fachos. Mais je pense que ce serait une erreur de continuer à négliger comme nous le faisons aujourd’hui la culture physique.

Le Monde libertaire : Dans les sports de combat, surtout dans le sport japonais, il y a une culture de la soumission au sensei (maître) assez puissante, comment vois-tu ça ?

Le Judoka : Comme leur nom l’indique, les arts martiaux sont les arts de Mars, dieu de la Guerre. Ils étaient donc pratiqués par des militaires. Les pratiques militaires d’ordre, de discipline et de soumission au chef se retrouvent d’une certaine façon dans nos pratiques aujourd’hui. Mais à moindre niveau évidemment. C’est évident, mais en grande partie c’est un folklore qui n’est pas primordial. Quant à la soumission au sensei, c’est encore une question de conception. On pourrait définir ce terme par « celui qui était là avant moi, qui est garant du savoir, de l’expérience, d’une technique ou d’un savoir-faire ». De ce point de vue-là, le sensei n’est pas un grand prédicateur qui abreuve ses élèves de vérités, mais plutôt un outil que les pratiquants vont utiliser pour progresser. Je conçois l’entraîneur comme mon égal et, d’une certaine façon, notre rencontre humaine lui apprend autant à lui qu’à moi. Et, par exemple, mon entraîneur m’a dirigé vers d’autres entraîneurs qui m’aident à développer mon propre judo, il m’aide aussi à trouver par moi-même un moyen de surmonter mes difficultés.

Le Monde libertaire : As-tu quelque chose à dire en conclusion ?

Le Judoka : Le problème n’est pas le sport en lui-même, mais sa récupération par le capitalisme. De même que le souci dans « école bourgeoise » ce n’est pas le premier mot mais le second, dans « sport capitaliste » c’est le capitalisme qui est à abolir ! La compétition et le sport en général sont des outils. Ils peuvent être formateurs ou destructeurs. À partir de là, il ne tient qu’à nous d’en conceptualiser la pratique et d’en faire des instruments nous permettant de nous épanouir. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain !

Propos recueillies par Bali du groupe Regard noir de la Fédération anarchiste

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