Anarchie, sport et compétition : interview d’un camarade sportif de haut niveau
Le Monde Libertaire (28 Juin-11 Juillet 2012)
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http://www.monde-libertaire.fr/cultures/15835-anarchie-sport-et-competition-interview-dun-camarade-sportif-de-haut-niveau
Avec la sortie du livre Éloge de la passe 1,
la question du rapport des libertaires au sport se pose à nouveau. Nous
avons voulu aller plus loin en nous entretenant avec un camarade
militant anarchiste, judoka de haut niveau (qui souhaite rester anonyme,
pour d’évidentes raisons). La compétition reste assez mal vue chez les
libertaires, comment, lui, la voit-il, comment la vit-il ?
Le Monde libertaire : Peux-tu te présenter, politiquement et sportivement ?
Le Judoka : Sportivement, j’ai commencé le judo à 4 ans, je n’ai donc
pas choisi. En revanche j’ai choisi de m’y investir et de faire une
carrière de haut niveau. Politiquement, je suis issu d’un milieu social
relativement aisé et totalement dépolitisé. Pour aller en section
sport-étude, je suis entré dans un lycée modeste, loin de ma famille. Là
bas, j’ai pris conscience des inégalités de notre société. C’est le
constat de cette situation qui m’a conduit à me politiser. Après m’être
approché des milieux militants parisiens et avoir pris connaissance du
fonctionnement de différentes organisations, je me suis naturellement
tourné vers le milieu libertaire.
Le Monde libertaire : Tu es libertaire et sportif de haut
niveau, qui plus est dans un sport de combat. Comment gères-tu la
contradiction entre l’idée d’écraser son ennemi et les valeurs
libertaires ?
Le Judoka : Tout est dans la conception que l’on a de la compétition.
L’idéologie dominante conçoit la compétition comme une simple
hiérarchisation d’individus. Les premiers méritent les honneurs, les
derniers méritent le mépris. C’est, à peu de chose près, l’essence même
du libéralisme économique. Cette conception de la compétition est
invivable pour moi. J’ai choisi de la concevoir d’une manière
différente. Lors de la confrontation, je ne suis pas motivé par le fait
de battre mon adversaire ou de l’écraser en lui montrant qui est le plus
fort, mais par ma propre progression. Je m’efforce de me concentrer sur
mon évolution personnelle. Je vois l’adversaire comme quelqu’un qui me
permet de progresser et de grandir humainement. Quand le sauteur en
hauteur se bat pour franchir une barre, moi je combats un adversaire. Il
n’est pas là pour me faire du mal ou me détruire, mais pour m’offrir
une opposition qui va me permettre d’avancer. Moi, en retour, je
m’efforce d’être à mon meilleur niveau pour lui permettre d’évoluer. Et,
au même titre qu’il serait absurde que le sauteur ait de l’animosité
envers la barre qu’il doit franchir, il est absurde que j’en aie pour
mon adversaire. Au moins parce que, sans lui, il n’y a pas de combat
possible… En bref, la finalité n’est pas la victoire mais la
progression. Qui plus est, gagner reste relatif. Une bonne journée, de
la chance, les autres qui font des erreurs… Tout ça peut déboucher sur
une médaille. En revanche, la progression personnelle (autant mentale
que physique), la recherche permanente du geste juste, la rigueur dans
l’entraînement, tout cela est une sorte de quête permanente et une
aventure humaine épanouissante.
Le Monde libertaire : A-t-il été facile de résoudre ce conflit intérieur ?
Le Judoka : Non. Il est difficile de s’émanciper de l’idéologie
dominante. Il y avait un vrai conflit en moi. Mes actes en tant que
judoka étaient en contradiction avec mes convictions politiques. J’ai
été forcé de changer la vision que j’avais de mon sport pour retrouver
un équilibre. D’ailleurs, je pense qu’il y a là un réel enjeu éducatif.
Transmettre une conception différente du sport et de la compétition me
semble très important dans l’optique d’un changement de société. D’une
certaine manière, le sport peut même être un vecteur permettant de
véhiculer nos idées. L’ouvrage Éloge de la passe en est un exemple concret.
Le Monde libertaire : La Fédération anarchiste informelle a
annoncé qu’elle ferait tout pour saboter les Jeux Olympiques, qu’en
penses-tu, toi qui as déjà participé aux JO ?
Le Judoka : Je crois qu’il est important de bien définir ce que sont
les Jeux Olympiques aujourd’hui. Il y a deux aspects : l’aspect sportif
et l’aspect politico-économique. En effet, au-delà des compétitions
sportives, les Jeux Olympiques constituent un moment privilégié que
beaucoup de leaders politiques utilisent pour déplacer leurs pions sur
l’échiquier diplomatique. La période des jeux sera aussi l’occasion pour
beaucoup d’individus indifférents au côté noble du sport, de venir
faire du fric. À l’inverse, pour la plupart des sportifs, les Jeux
Olympiques constituent un aboutissement. Il serait assez mal venu, je
pense, de saboter un événement sportif pendant les Jeux Olympiques.
D’une part, parce qu’on briserait les espoirs d’athlètes n’ayant aucune
responsabilité dans la dérive commerciale de l’événement et, d’autre
part, parce qu’un sabotage se heurterait à une incompréhension. En
revanche, je soutiendrai toute dénonciation de l’aspect
politico-économique des Jeux Olympiques. Ce qui, pour le coup, aurait un
réel sens politique. Encore une fois, à nous de militer pour nous
réapproprier le sport.
Le Monde libertaire : Au-delà de cela, le sport est assez souvent mis au ban du milieu libertaire, qui le valorise rarement.
Le Judoka : C’est vrai et je pense que c’est un tort. Je pense qu’il
est aussi important de se cultiver physiquement qu’intellectuellement.
La pratique du sport permet de découvrir des sensations, des états
d’esprit qui sont difficiles à atteindre autrement. Le dépassement de
soi dans l’effort physique offre une satisfaction particulière, qui
permet de grandir humainement. Le sport permet également de progresser
mentalement. La concentration, la persévérance, la détermination se
développent pendant cette pratique. Et, qui plus est, en tant que
militant révolutionnaire, je pense qu’il faut être capable de tenir le
coup face à d’éventuels opposants. De façon un peu plus concrète, c’est
peut-être bête à dire, mais courir vite après une action qui a mal
tourné, c’est autant d’heures de garde à vue en moins, être solide face à
trois nazis c’est autant de nuits à l’hosto en moins, etc. Il ne s’agit
pas de faire l’éloge du virilisme et je ne dis pas que notre
militantisme devrait être centré sur l’entraînement physique comme chez
les fachos. Mais je pense que ce serait une erreur de continuer à
négliger comme nous le faisons aujourd’hui la culture physique.
Le Monde libertaire : Dans les sports de combat, surtout
dans le sport japonais, il y a une culture de la soumission au sensei
(maître) assez puissante, comment vois-tu ça ?
Le Judoka : Comme leur nom l’indique, les arts martiaux sont les arts
de Mars, dieu de la Guerre. Ils étaient donc pratiqués par des
militaires. Les pratiques militaires d’ordre, de discipline et de
soumission au chef se retrouvent d’une certaine façon dans nos pratiques
aujourd’hui. Mais à moindre niveau évidemment. C’est évident, mais en
grande partie c’est un folklore qui n’est pas primordial. Quant à la
soumission au sensei, c’est encore une question de conception. On
pourrait définir ce terme par « celui qui était là avant moi, qui est
garant du savoir, de l’expérience, d’une technique ou d’un
savoir-faire ». De ce point de vue-là, le sensei n’est pas un grand
prédicateur qui abreuve ses élèves de vérités, mais plutôt un outil que
les pratiquants vont utiliser pour progresser. Je conçois l’entraîneur
comme mon égal et, d’une certaine façon, notre rencontre humaine lui
apprend autant à lui qu’à moi. Et, par exemple, mon entraîneur m’a
dirigé vers d’autres entraîneurs qui m’aident à développer mon propre
judo, il m’aide aussi à trouver par moi-même un moyen de surmonter mes
difficultés.
Le Monde libertaire : As-tu quelque chose à dire en conclusion ?
Le Judoka : Le problème n’est pas le sport en lui-même, mais sa
récupération par le capitalisme. De même que le souci dans « école
bourgeoise » ce n’est pas le premier mot mais le second, dans « sport
capitaliste » c’est le capitalisme qui est à abolir ! La compétition et
le sport en général sont des outils. Ils peuvent être formateurs ou
destructeurs. À partir de là, il ne tient qu’à nous d’en conceptualiser
la pratique et d’en faire des instruments nous permettant de nous
épanouir. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain !
Propos recueillies par Bali du groupe Regard noir de la Fédération anarchiste
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