Jean-Luc Chappey
p. 209-211
Référence(s) :
Philosophes sans Dieu. Textes athées clandestins du XVIIIe siècle réunis par Gianluca Mori et Alain Mothu, Paris, Honoré Champion, 2005, 400 p., ISBN : 2-7453-1251-0, 65 €.
Méconnu ou
objet d’interprétations qui en réduisent la portée, l’athéisme constitue
pourtant un des phénomènes majeurs dans la pensée du XVIIIe
siècle. C’est à travers la présentation précise et exhaustive d’une
dizaine de textes plus ou moins connus, rédigés entre le début et la fin
du siècle, que G. Mori et A. Mothu proposent de redécouvrir
l’originalité et l’importance des « philosophes sans dieu » dans la
dynamique intellectuelle des Lumières. S’attachant autant à l’étude des
modalités sociales de production, de publication et de circulation de
ces textes souvent anonymes qu’à l’analyse des stratégies narratives et
des thèmes qu’ils contiennent, les auteurs parviennent à faire émerger
les diverses facettes d’un courant dont ils dévoilent la complexité.
Utilisées à partir des années 1770 par les anti-Lumières pour
stigmatiser leurs adversaires, les notions d’« athées » et d’«
athéisme » ont pu laisser croire à l’existence d’un courant socialement
homogène et théoriquement cohérent qui n’aurait cessé de se renforcer
tout au long du siècle pour jouer un rôle crucial dans le « complot »
révolutionnaire. Or, s’écartant des réifications et autres
simplifications téléologiques, cet ouvrage reconstitue au contraire
l’épaisseur d’un athéisme qui ne saurait être réduit à une « école ».
Loin d’en donner une définition a priori ou trop réductrice
(l’athéisme ne pouvant se réduire à un discours antireligieux), les
auteurs insistent sur la nécessaire contextualisation qui permet
d’étudier les modalités thématiques et narratives à partir desquelles se
construit le statut du texte et la posture sociale de l’« athée ».
Considérant l’athéisme comme le produit d’une opération d’écriture, les
auteurs étudient ainsi les divers outils utilisés pour construire cette
position dont ils analysent les différents enjeux. Par là, il apparaît
que l’athéisme – loin de former un bloc de doctrines uniformes où réunir
des textes appartenant à un genre identifiable – se caractérise au
contraire par sa très grande hétérogénéité et plasticité.
À
bien des égards, les différents textes proposés sont « inclassables »
par le caractère hybride de leur composition narrative et théorique. Or,
c’est justement ce statut hybride qui en constitue l’originalité et le
caractère novateur : comme le montrent de manière érudite et
convaincante les auteurs, l’athéisme constitue à proprement parler un
« lieu » d’écriture expérimentale, un espace d’élaboration conceptuelle
et de posture sociale qui occupe – en dépit de son caractère clandestin
et souvent marginal dans l’ordre des productions – une place majeure
dans la dynamique intellectuelle et les grands débats de la période.
Loin de devoir être recherché dans un corps de doctrines
pré-construites, l’athéisme renvoie à diverses actions d’écriture à
partir desquelles se construisent – dans des contextes particuliers –
des positions critiques, voire subversives, mettant en cause les cadres
doxologiques [du grec doksologia, glorification] des croyances, des vérités et des dogmes établis. C’est
autant dans l’analyse du contenu que dans l’étude du caractère souvent
« inclassable » du texte qu’il convient d’en mesurer la portée :
résistant aux cadres dominants et rassurants de classification des
genres d’écriture, le texte athée se caractérise par ses effets de
brouillage des formes narratives et des genres de production. Entre le
traité de morale (du Marsais) et l’essai scientifique (Henri de
Boulainvilliers et sa tentative d’une cosmogonie générale), entre le
roman et la fable, l’impossible normalisation du texte athée renvoie au
caractère fluide et mouvant d’un discours qui ne cesse d’utiliser les
ressources rhétoriques et théoriques du contexte particulier au sein
duquel il émerge. Les stratégies de brouillage sont en effet au cœur du
dispositif athée. Loin de pouvoir être réduit à une simple réaction ou
réponse univoque à la religion et à l’Église catholique, l’athéisme
constitue ainsi un cadre d’innovation rhétorique et d’invention
théorique : les auteurs détaillent ainsi les différentes stratégies de
construction du texte à partir desquelles, et souvent sous couvert du
masque du conformisme, se met en place le travail de déconstruction et
de sape des dogmes.
En
nous faisant découvrir cette pragmatique de l’athéisme, les auteurs
n’en soulignent que plus l’apport de ces textes à la dynamique
intellectuelle du XVIIIe siècle : cherchant à créer un écart
et un déplacement face aux théories dominantes, les athées puisent
largement dans des théories étrangères ou marginales jouant un rôle
majeur autant dans les phénomènes de transferts et d’acclimatations en
France de théories étrangères (l’athéisme jouant ainsi un rôle majeur
dans le processus de médiation intellectuelle entre la France et
l’Angleterre notamment) que dans la « conservation » d’idées considérées
comme fausses ou aberrantes. Il apparaît ainsi que l’athéisme, loin
d’être un courant marginal, occupe une place fondamentale dans les
débats intellectuels du XVIIIe siècle, dépassant largement la
question religieuse. Ainsi, dans Sur les preuves de l’existence de Dieu
(1715-1720), le jeune avocat André-Robert Perelle, qui introduit la
possibilité d’un monde sans Dieu et dépendant du seul mouvement des
particules élémentaires, s’appuie sur des « nouveautés scientifiques »
venues d’Outre-Manche, en particulier les théories de Newton qu’il
contribue à introduire en France. Utilisant Newton de manière
rudimentaire, Perelle parvient à infléchir les thèses de Descartes dans
un sens original qui rompt avec les lectures « officielles ». Dans ce
jeu complexe visant toujours à créer un décalage face aux « vérités »,
la Lettre de Thrasybule à Leucippe (1720-1725) de Nicolas Freret
constitue indéniablement un texte de premier plan. La position d’athée
de l’auteur se construit à partir de son statut éminent au sein des
institutions intellectuelles consacrées : or, il utilise justement sa
position d’érudit et d’historien pour revendiquer une position d’écart
et de retrait face aux différents « systèmes » de pensées. Il se
construit ainsi une position d’anti-conformiste : en s’interrogeant sur
l’histoire des religions – ravalées chez lui au rang de fables -, il met
en place une pensée radicalement empiriste et matérialiste dont on
pourrait retrouver l’écho plus tardivement chez Dupuis. Dénonçant le
caractère chimérique des croyances religieuses, présentées comme des
produits de l’imagination, Freret utilise par ailleurs plusieurs genres
d’écriture et joue sur différents registres de savoirs qui contribuent à
renforcer davantage son entreprise de démolition.
Dans
ce parcours dont on ne peut que souligner l’intérêt, les années 1770
marquent bien (ici comme ailleurs) un tournant, une rupture caractérisée
par un double mouvement de radicalisation des critiques (comme
l’illustre le texte connu sous le titre Jordanus Brunus Redividus publié
avant 1771 et constitué à partir d’une marqueterie de textes
antérieurs), mais aussi de formalisation. Comme le montrent G. Mori et
A. Mothu, c’est en effet à partir des années 1770 que la notion
d’athéisme est revendiquée comme un marqueur d’identité et de
reconnaissance. Menées par des réseaux proches des milieux de
l’imprimerie et de la librairie (en particulier le réseau bien connu de
la coterie d’Holbach), on voit émerger de véritables entreprises de
normalisation théorique d’un athéisme en construction qui cherche à se
donner une visibilité et une cohérence à travers la valorisation
d’auteurs et de textes antérieurs qui, placés dans ce nouveau contexte
de « publication », acquierent un statut athée. On voit ainsi se forger
progressivement un véritable corpus théorique et social de l’athéisme,
entreprise qui s’inscrit pleinement dans les luttes doctrinales des
années 1770-1780. Le tour d’horizon s’achève avec le baron d’Holbach et
son De la Raison, petit texte original, s’inscrivant dans la
vaste entreprise éditoriale de publication d’inédits fictifs menée par
Naigeon et l’éditeur d’Amsterdam Rey. À travers un jeu de masque,
d’Holbach brouille les pistes et propose un véritable « bricolage »
rhétorique et théorique mêlant traductions et citations à partir duquel
le lecteur est amené à découvrir un projet intellectuel fondé sur la
promotion d’une pensée rationnelle et la valorisation d’un « école » de
pensée athéiste que le texte construit en même temps qu’il légitime. En
insistant sur les différentes dynamiques de publication, en croisant
l’histoire sociale et l’histoire des idées, G. Mori et A. Mothu
parviennent à renouveler en profondeur notre regard sur l’athéisme du
XVIIIe siècle et sur ses enjeux. S’il convient de ne pas en
exagérer l’influence et la portée – comme le montrent les travaux sur la
« culture » des députés de l’Assemblée constituante par exemple – il
convient de constater que l’athéisme a incontestablement joué un rôle
majeur dans le renouvellement, l’expérimentation et la recherche de
nouvelles voies possibles dans la pensée des Lumières, ouvrant ainsi de
nombreuses perspectives de questionnements et de recherches.
Source : http://ahrf.revues.org/7343
1 commentaire:
"Dans Sur les preuves de l’existence de Dieu (1715-1720), le jeune avocat André-Robert Perelle introduit la possibilité d’un monde sans Dieu et dépendant du seul mouvement des particules élémentaires, s’appuyant sur des « nouveautés scientifiques » venues d’Outre-Manche, en particulier les théories de Newton qu’il contribue à introduire en France."
[...]
"C’est à partir des années 1770 que la notion d’athéisme est revendiquée comme un marqueur d’identité et de reconnaissance. Menées par des réseaux proches des milieux de l’imprimerie et de la librairie (en particulier le réseau bien connu de la coterie d’Holbach), on voit émerger de véritables entreprises de normalisation théorique d’un athéisme."
Il se sera donc écoulé plus de 2000 ans entre Epicure et d'Holbach. Deux millénaires d'obscurantisme religieux, de déni des observations scientifiques, de l'atomisme théorisé par Leucippe et Démocrite puis diffusé par Epicure.
Un gâchis !
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