vendredi 23 décembre 2016

La véritable démocratie.. La société contre l’État (Etienne Chouard sur David Graeber)


Nous sommes très heureux de relayer un écrit d’Etienne Chouard que nous respectons beaucoup sur une analyse de l’anthropologue politique David Graeber. Chouard est en fait un anarchiste qui n’a pas encore « lâché prise » d’avec le modèle étatique. Repenser et réécrire la constitution fera perdurer l’État, par contre, il est parfaitement envisageable de considérer une « constitution » comme une charte (con)fédérative, rassemblant des communes libres, auto-gérées, c’est notre vision politique après de nombreuses années d’analyse. Athènes n’est pas le modèle démocratique (esclavage de rigueur, étrangers et athéniens d’origine étrangère interdits de vote, société patriarcale où la femme était inexistante, etc…), le modèle de société amérindien l’est, bien sûr adaptable au monde technologique moderne.
Etienne Chouard mentionne Pierre Clastres, dont Graeber est un peu le fils spirituel. Nous encourageons à lire Graeber et Pierre Clastres, Robert Jaulin et Marshall Sahlins avant, pour mieux situer son travail. Clastres est mort au moment où il atteignait une aporie dans l’anthropologie politique concernant l’État, il travaillait à la résoudre…
— Résistance 71 —

Innombrables expériences démocratiques non athéniennes :
lire Graeber, Dupuis-Déri et Rediker

Etienne Chouard

1er Août 2014

url de l’article original:
http://chouard.org/blog/2014/08/01/innombrables-experiences-democratiques-non-atheniennes-lire-graeber-dupuis-deri-et-rediker/


David Graeber est épatant. Après m’avoir remué en profondeur sur le sujet de la monnaie avec son livre Dette : 5 000 ans d’histoire, voici qu’il me retourne sur celui de la démocratie avec son livre La démocratie aux marges (avec une passionnante préface d’Alain Caillé).
Après m’avoir fait comprendre que presque tout ce qu’on nous apprend en « économie » sur la monnaie et la dette est un tissu de contresens, voilà que David me fait réaliser, à moi qui justement croyais avoir déjà fait un bon travail de démystification sur le plan politique autour de la démocratie, que j’ai encore un étage à monter pour prendre conscience des erreurs courantes en la matière.
Cet anthropologue observe les sociétés humaines réelles, y compris et surtout les communautés dont l’imaginaire n’a pas encore été colonisé par les marchands (et leurs armées), les sociétés qu’on appelle « primitives » et qui sont, en fait, à bien des égards, plus humaines et plus généreuses que nous, stupides consommateurs matérialistes et compétiteurs égoïstes – décervelés par la réclame et les jeux du cirque – que nous sommes devenus.
Du point de vue de l’anthropologue Graeber, Athènes n’est pas la seule démocratie au monde, loin de là, et c’en est même une version plutôt dégradée (militaire et brutale), alors que toutes les sociétés sans État se sont organisées et s’organisent encore, naturellement, spontanément de façon démocratique ! C’est-à-dire en se réunissant tous pour discuter ensemble et décider ensemble, et presque toujours sans voter ! En cherchant toujours le consensus, sorte de quasi-unanimité… Cornegidouille, ça secoue !
Le passage sur le petit nombre de sociétés qui votent leurs lois (alors que je pensais, après l’avoir pas mal étudiée, que la démocratie, c’est précisément voter nous-mêmes nos lois au lieu d’élire des maîtres) est passionnant : Graeber explique que les sociétés qui votent leurs lois sont toujours des sociétés de soldats, donc armées, donc redoutables, capables d’imposer leurs vues par la force, et pour qui le vote est une solution raisonnable pour ne pas s’entre-tuer et économiser des vies humaines en se comptant avant de se battre.
Et il décrit, au contraire, la multitude des autres sociétés (que les anthropologues connaissent bien mais que nous ignorons trop), les communautés sans coercition, sans État, où personne n’a les moyens d’imposer un comportement à qui que ce soit, et qui préfèrent la solution apparemment la plus difficile : négocier plutôt que voter, chercher un consensus plutôt qu’une majorité.
Graeber explique ce choix étonnant d’une façon lumineuse (page 48 et s.) :
On doit se demander pourquoi ces méthodes [lever la main pour dire son accord ou désaccord avec une proposition] sont si rarement employées. Et pourquoi, à l’inverse, les communautés humaines ont toujours préféré s’imposer la tâche bien plus difficile d’aboutir à des décisions unanimes.
L’explication que je voudrais suggérer est la suivante : il est plus facile, dans des communautés de face-à-face, de se représenter ce que la plupart des membres veulent faire, que d’imaginer les moyens de convaincre ceux qui sont en désaccord.
La prise de décision consensuelle est typique des sociétés au sein desquelles on ne voit aucun moyen de contraindre une minorité à accepter une décision majoritaire, soit parce qu’il n’existe pas d’État disposant du monopole de la coercition, soit parce qu’il ne manifeste aucun intérêt ni aucune propension à intervenir dans les prises de décisions locales. S’il n’y a aucun moyen de forcer ceux qui considèrent une décision majoritaire comme désastreuse à s’y plier, alors la dernière chose à faire, c’est d’organiser un vote. Ce serait organiser une sorte de compétition publique à l’issue de laquelle certains seraient considérés comme des perdants. Voter serait le meilleur moyen de provoquer ces formes d’humiliation, de ressentiment et de haine qui conduisent au bout du compte à la disparition des communautés. […]
Cela ne veut pas dire que tout le monde doit être d’accord. La plupart des formes de consensus incluent toute une variété de formes graduées de désaccords. L’enjeu est de s’assurer que personne ne s’en aille avec le sentiment que ses opinions ont été totalement ignorées […]
La démocratie majoritaire ne peut donc émerger que lorsque deux facteurs sont conjointement à l’œuvre : 1) le sentiment que les gens doivent avoir un pouvoir égal dans la prise de décision au sein du groupe, et 2) un appareil de coercition capable d’assurer l’application des décisions.
Dans la plus grande partie de l’histoire humaine, ces deux conditions n’ont été qu’exceptionnellement réunies au même moment. Là où existent des sociétés égalitaires, imposer une coercition systématique est jugé habituellement de façon négative. Parallèlement, là où un appareil de coercition existait pour de bon, il ne venait guère à l’esprit de ses agents qu’ils mettaient en œuvre une quelconque volonté populaire.
Nul ne saurait contester l’évidence que la Grèce antique a été l’une des sociétés les plus compétitives que l’histoire ait connues. Elle avait en effet tendance à faire de toute chose un objet de rivalité publique, de l’athlétisme à la philosophie ou à l’art dramatique, etc. Il n’est donc guère surprenant que la prise de décision politique ait connu elle aussi un sort semblable.
Plus crucial encore est le fait que les décisions étaient prises par le peuple en armes.
En d’autres termes, si un homme est armé, on a tout intérêt à prendre en compte son opinion. […]
Chaque vote était, au sens fort du terme, une conquête. »
Source : David Graeber, La Démocratie aux marges, Bord de l’eau, 2014
En lisant la suite, je voudrais tout publier, tout relayer :
  •  le « miroir des horreurs » (le spectacle dégoûtant d’une foule cruelle et dangereuse que le prince renvoie exprès à son peuple — à travers les jeux du cirque hier, ou à travers les déformations télévisées à 20 h aujourd’hui —, pour le dissuader de convoiter le pouvoir en ayant peur de lui-même),
  •  la réfutation parfaite de la thèse ridicule de Samuel Huntington (qui prétend que les valeurs démocratiques sont spécifiquement « occidentales », alors que la réalité des élites en question est au contraire, toujours et partout, la haine de la démocratie et le massacre des démocrates),
  •  l’évocation du travail formidable de Marcus Rediker sur l’éthique profondément démocratique des pirates des mers (premiers résistants farouches à la brutalité marchande à la fin du XVIIe siècle),
  •  la mise en valeur de l’extraordinaire expérience de l’AZLN dans la forêt du Lacandon (« Les zapatistes ont développé un système très élaboré d’assemblées communautaires opérant par voie de consensus, complétées par des comités de femmes et de jeunes ─ afin de contrebalancer la domination traditionnelle des adultes mâles ─ et des conseils formés de délégués révocables. »),

Ce texte de Graeber (assez court, finalement) est d’utilité publique, il faudrait le faire lire dans les écoles, il devrait être en libre accès sur Internet pour tous ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter des livres.
Donc, pour Graeber, les démocraties dignes de ce nom ne sont advenues — et ne peuvent advenir (et c’est là, pour l’avenir, que j’espère qu’il se trompe) — QUE à l’abri de l’État, qu’aux marges des sociétés ayant institué un monopole de la coercition à une puissance publique.
J’aimerais bien échanger avec lui, pour passer au feu de sa critique mon idée de « processus constituant populaire », car, même après l’avoir lu, je continue à me demander comment une société peut protéger efficacement les 99 % contre les 1 % les plus forts et les plus égoïstes sans organiser une puissance publique protectrice qui soit, par construction, supérieure à toute puissance privée et sous contrôle public permanent.
Dans sa conclusion, cet anar de Graeber (mais la vraie démocratie est-elle autre chose que l’anarchie, ce projet fondamentalement généreux et pacifique défendu par des héros comme Proudhon, Kropotkine, Tolstoï ?), cet anar de Graeber, donc, nous suggère de résister à l’Empire du moment avec la méthode zapatiste d’une refondation démocratique par l’auto-organisation de communautés autonomes. Ça me fait penser aux « micro-résistances », que Michel (Onfray) suggère d’organiser contre ce qu’il appelle des « micro-fascismes ». Ces deux propositions sont intéressantes, évidemment, mais elles ne me paraissent pas tout à fait à la hauteur de la puissance et de la cruauté du projet d’asservissement des grands privilégiés qui nous préparent une toute prochaine guerre… Ils devraient bien s’entendre, ces deux-là (David et Michel), d’ailleurs. On dirait que les anthropologues (Graeber, Clastres…), à force d’étudier des sociétés bien réelles sans chefs et pourtant calmes et prospères, deviennent naturellement anarchistes… D’ailleurs (mais je ne vais pas démarrer là-dessus), David Graeber a écrit un troisième petit livre, lui aussi tout à fait passionnant du début à la fin : Pour une anthropologie anarchiste (2004)… Je vous en parlerai une autre fois.

Sourcehttps://resistance71.wordpress.com/2014/08/17/la-veritable-democratie-la-societe-contre-letat-etienne-chouard-sur-david-graeber/

4 commentaires:

Je a dit…

David Graeber décrit les communautés sans coercition, sans État, où personne n’a les moyens d’imposer un comportement à qui que ce soit, et qui préfèrent la solution apparemment la plus difficile : négocier plutôt que voter, chercher un consensus plutôt qu’une majorité.

Je a dit…

Encore un extrait lourd de sens : "les sociétés qui votent leurs lois sont toujours des sociétés de soldats, donc armées, donc redoutables, capables d’imposer leurs vues par la force, et pour qui le vote est une solution raisonnable pour ne pas s’entre-tuer. "

Je a dit…

La démocratie majoritaire ne peut donc émerger que lorsque deux facteurs sont conjointement à l’œuvre :

1) le sentiment que les gens doivent avoir un pouvoir égal dans la prise de décision au sein du groupe,

et 2) un appareil de coercition capable d’assurer l’application des décisions.

Je a dit…

Les blogueurs de Résistance71 affirment que "repenser et réécrire la constitution fera perdurer l’État, par contre, il est parfaitement envisageable de considérer une « constitution » comme une charte (con)fédérative, rassemblant des communes libres, auto-gérées.".

En ce sens, ils adhèrent au projet de Jean Meslier et sa fédération de communes.

Mais il ne faut surtout pas oublier la volonté destructrice des hyper-riches qui ne voudront rien lâcher de leur pouvoir et sont prêts à assassiner les meneurs et à provoquer des guerres (avec des millions de morts), comme ils l'ont fait tant de fois dans le passé. Il faudra organiser une défense armée pour protéger cette belle utopie anarchiste.