Seules des assemblées populaires peuvent préparer une société de décroissance
Beaucoup de démocrates sincères, y compris
parmi les objecteurs de croissance, font toujours de l’élection un
horizon indépassable de l’expression démocratique ( ce qui cautionne par
ailleurs les guerres extérieures pour permettre la tenue « d’élections
démocratiques » ). Ils attribuent en général les manquements
démocratiques du système représentatif à sa mauvaise utilisation, à la
manière d’élire, aux restrictions du suffrage, au non respect
des promesses électorales, au manque d’éthique des élus, etc… mais
jamais à l’élection en elle-même.
Pourtant, il nous faudra admettre que l’élection, qui légitime le
système représentatif, est depuis ses origines un sérieux frein à la
démocratie ; qu’elle comporte des traits oligarchiques jusque dans les
partis ouvriers dès le 19° S. ( voir les classiques M. Ostrogorski, 1890
et R. Michels, 1911 ) ; que ces traits s’accentuent depuis plusieurs
décennies et qu’ils participent à l’oligarchisation en cours
des sociétés, au point qu’aujourd’hui
« nous ne sommes déjà plus en démocratie, mais en oligarchie » ( H. Kempf,
« l’oligarchie ça suffit.. », 2009 ).
Nous montrerons donc que l’élection possède intrinsèquement
de solides propriétés aristocratiques incompressibles, qui font obstacle
à une démocratisation politique ; et que les élites représentatives ont
des difficultés structurelles à agir dans l’intérêt des petites gens. (
1° partie )
Cependant, nous ne sombrerons pas – comme E. Chouard par exemple –
dans la vision « moniste » du tout ou rien ; nous renouerons avec la
sagesse antique pour montrer que l’élection peut coexister avec d’autres
modes de désignation, en particulier avec le tirage au sort, qui est
intrinsèquement plus démocratique. Il nous faudra donc réfléchir aux
conditions d’une complémentarité de ces deux modes de désignation. ( 2°
partie )
Enfin, nous essayerons de démontrer que le tirage au sort d’une
partie au moins du personnel politique est une condition politique
indispensable à une décroissance effective des inégalités, à une
appropriation populaire de la contrainte écologique, et à la possibilité
de construction d’une société de décroissance sereine. ( 3° partie )
Le procès de l’élection
Il est assez bien établi depuis deux décennies.
1 : l’élection est de la nature de l’oligarchie : pour toute la philosophie politique jusqu’à Rousseau, la démocratie est directe ou n’est pas :
« Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par le choix est de celle de l’oligarchie » écrivait Montesquieu (
« De l’esprit des lois », livre 2, chapitre 2 ), en complète adéquation avec Aristote :
« Il est démocratique, par exemple, de tirer au sort les magistrats ; oligarchique, de les élire » (
« Les politiques », livre 3, chapitre 9 ) ; mais il s’agit pour tous les auteurs d’une évidence qui n’a pas à être expliquée.
2 : écarter le peuple en corps : lorsque les
révolutionnaires des 17° et 18° siècles en Angleterre, aux Etats-unis et
en France ont mis en place le régime d’élections que nous connaissons
encore aujourd’hui, ils ne voulaient pas instaurer une démocratie, et
l’expliquaient :
« il faut écarter le peuple en corps du gouvernement » pour créer un
« corps choisi de citoyens » appelés à devenir
« une classe de professionnels de la politique » écrivait ainsi l’abbé Sièyès, qui a inspiré toutes les constitutions de la période révolutionnaire
(« dires de l’abbé Sièyès sur la question du veto royal »,1789 ).
3 :
la distinction élective : la science politique a
confirmé, certes tardivement, les intuitions des anciens concernant la
nature aristocratique ou oligarchique de l’élection ( voir Bernard
Manin,
« principes du gouvernement représentatif », 1995 ). Au
delà des analyses sujettes à controverses, quatre facteurs, qu’on ne
peut pas supprimer complètement, contribuent indiscutablement à donner
des résultats inégalitaires et expliquent que les élus ne peuvent pas
ressembler à leurs électeurs.
L’élection sélectionne préférentiellement les plus connus (
contrainte cognitive ), ceux qui paraissent les meilleurs ( contrainte
de choix ), ceux qui disposent de temps, d’argent ou de relations (
contrainte de temps ) et enfin ceux qui disposent de traits
psychologiques particuliers susceptibles de plaire à leurs concitoyens,
comme paraître sympathique, car l’élection est irréductiblement un choix
de personnes ( contrainte de personnes ).
Lorsqu’il y a plusieurs degrés d’élections, le principe distinctif
constitutif de l’élection est démultiplié ; ainsi, les élus de deuxième
niveau comme ceux des exécutifs ressemblent encore moins à leurs
concitoyens que ceux élus directement. Le principe de distinction
constitutif de l’élection l’emporte alors nettement sur le principe de
ressemblance qui caractérise une
démocratie.
4 :
des traits oligarchiques cachés mais renforcés
: si l’élection possède en elle même des propriétés aristocratiques,
elle a aussi des traits indiscutablement démocratiques comme
l’égalité des suffrages. Or, on n’est pas habitué à voir dans un acte
unique et simple comme le vote deux propriétés opposées ; de plus,
l’avènement du suffrage universel au 19°siècle puis des partis
politiques au tournant du 20°siècle ont incontestablement démocratisé
les systèmes représentatifs, mais du même coup, ont contribué à
obscurcir notre perception de l’élection ; c’est pourquoi la réflexion
philosophique contemporaine a été comme
« frappée de cécité » (
B. Manin, ibid. ) sur les propriétés aristocratiques de l’élection,
même lorsque celles-ci l’ont emporté à nouveau ; la double face –
aristocratique et démocratique – de l’élection entretient aussi
l’ambiguïté et permet d’y voir ce que l’on préfère. Comme le
dit joliment P. d’Iribarne,
« Compte tenu du caractère sacré du
secret de l’isoloir, la pureté de la procédure fournit un voile pudique à
l’impureté du résultat. » (« Vous serez tous des maîtres, la grande
illusion…. »,1996, p.126 )
A partir des années 1960, l’avènement de la télévision a inversé
le rapport de force entre les grands élus et leur parti ; la notoriété
médiatique, principalement télévisuelle, a dans une large mesure
affranchi les élus du contrôle de leurs partis ; significativement, ils
reversent aujourd’hui à leur parti une part de leurs indemnité nettement
inférieure à celles qu’ils reversaient dans les années 1950 ;
paradoxalement, la proximité subjective induite par la télévision a
accru la distance objective entre élus et électeurs, comme le montrent
toutes les études sociologiques : les grands élus d’origine populaire
sont beaucoup moins nombreux qu’il y a seulement 40 ans.
5 : une promesse d’obéissance : l’élection moderne
est issue du moyen âge et était d’abord comprise comme une promesse
d’obéissance, fiscale à l’origine ( et plus tard seulement comme un acte
de consentement source de légitimité politique ). En effet, la notion
de représentant n’existait pas sous l’antiquité, elle fut inventée
empiriquement par les monarchies anglaises puis françaises aux 12°-13°
siècle : en faisant élire dans les corporations des représentants
chargés de négocier avec l’administration royale le montant des impôts,
les monarchies ont pu constater que les impôts rentraient mieux.
« Ce beau système a été inventé dans les bois », notait Montesquieu. (
« Esprit des lois »,
livre 11, chapitre 6 ). On retrouve avec la modernité un écho de cette
promesse d’obéissance médiévale les soirs d’élections : la faiblesse de
la participation est déplorée, pourtant les résultats ont été annoncés
avec certitude avant la fin du dépouillement, ce qui devrait suffire à
prouver l’inutilité de la participation quant au résultat. Dès lors,
pourquoi déranger tout le corps électoral si le même résultat peut être
obtenu à partir d’un échantillon ? Quel est non dit suffisamment
puissant, dans une société qui se targue d’être rationnelle, qui permet
de déranger inutilement et sans problème des dizaines de millions de
citoyens ? Et si ce n’est le résultat, que peut-il y avoir d’important
sinon la participation en elle même ?
En votant, l’électeur délègue une part de sa souveraineté théorique et a
le sentiment de «participer», même indirectement, ce qui lui crée en
retour un sentiment d’obligation quant à l’acceptation du résultat, et
c’est ce qui importe réellement.Dès lors, il n’est pas exagéré
d’affirmer que la fonction principale de l’élection est de mieux
garantir l’obéissance populaire à des décisions souveraines prises par
une aristocratie élective se partageant les postes dans un jeu de
chaises musicales.
6 : capitalisme et représentation font système : la
proximité chronologique entre l’avènement du capitalisme et le triomphe
du système représentatif aux 17°-18° siècles devrait être le signe
décisif d’une complémentarité des deux ; la représentation
professionnelle est elle même un produit de la division du travail ;
pour la bourgeoisie, la politique exercée directement est une perte de
temps, alors qu’il lui faut travailler et accumuler ; mais il lui faut
aussi contrôler les décisions politiques pour contrôler les impôts et
continuer à faire des affaires ; l’élection permet cela car elle est
essentiellement une procédure de jugement, à intervalles réguliers, sur
le pouvoir en place ; d’où la préférence de la bourgeoisie pour
l’élection et sa tendance à vouloir en faire l’unique source de
légitimité. On est donc fondé a considérer avec T. Fotopoulos (
« Vers une démocratie générale »,
2002, assez peu repris malgré S. Latouche, 2006 et 2010 ) que
capitalisme et représentation font système. il paraît donc illusoire de
vouloir combattre l’un en se servant de l’autre.
Malgré quelques aménagements démocratiques, le système représentatif est toujours perçu comme une
« déception permanente »
( B. Manin ). C’est que les directions habituellement évoquées pour le
démocratiser paraissent presque toutes contre productives, illusoires ou
insuffisantes, principalement parce qu’elles n’intègrent pas cette
dimension oligarchique du principe électif ; les propositions de
réformes nous paraissent même souvent naviguer aux confins de la naïveté
et de l’hypocrisie, mais nous devons être brefs ; par exemple,
l’ouverture à la société civile : la cooptation d’élites de la société
civile par les partis renforce logiquement les propriétés
aristocratiques de l’élection, car il s’agit
justement
d’élites qui prennent la place de militants moins distingués ;
l’interdiction du cumul dans le temps aboutirait certes à une dé
professionnalisation politique relative, mais les élites électives
deviendraient alors irresponsables sans échéances électorales, ce qui
renforcerait les traits aristocratiques de l’élection ; le mandat
impératif est depuis les origines un mythe complémentaire du mythe de la
représentation, tous les mandats étaient même réputés impératifs
jusqu’à l’époque moderne, mais il n’a jamais pu avoir de réalité
juridique ; la révocabilité des élus peut être effective mais est
toujours restée rare, car il s’agit en fait d’élections bis, etc…
Le référendum est effectivement un
outil de démocratie directe à forte légitimité, mais sa répétition pose
problème car les citoyens n’auraient tout simplement pas le temps de
s’informer ; le référendum permanent ressemblerait alors à de gros
sondages coûteux qui rendraient des décisions irréfléchies. Il est la
preuve par l’absurde que la gestion du temps est décisive dans tout
projet de démocratie directe.
Revenir sur le monopole de l’élection
Quelque soit la manière d’élire, le principe électif crée donc
naturellement une aristocratie élective qui est une des composantes de
l’oligarchie ; la fonction de cette aristocratie élective est de faire
accepter – avec l’aide d’autres pouvoirs, comme le pouvoir médiatique
actuellement, des décisions favorables à l’oligarchie, par exemple les
privatisations ou les baisses d’impôts, tout en tenant compte d’une
possible sanction électorale populaire.
C’est justement cette insécurité qui vassalise le personnel politique à
ses intérêts de carrière et aux autres composantes de l’oligarchie. La
collusion des élites électives, économiques et médiatiques,
régulièrement évoquée, ne nous apparaît donc plus comme un
dysfonctionnement à dénoncer, pour y remédier par d’illusoires
amendements à la représentation. Mais plutôt une norme à prendre en
compte : il faut alors sortir de la représentation pour pouvoir
démocratiser le champ politique.
Pour autant, il n’est ni possible ni souhaitable de supprimer
l’élection, principalement parce qu’elle crée un sentiment d’obligation
facteur de cohésion et d’obéissance sociale, comme on l’a vu,
contrairement aux autres modes de désignation. Mais aussi parce que
l’élection, bien qu’elle soit irréductiblement un choix de personnes,
est aussi le plus souvent un choix de projet politique exprimant
pacifiquement les oppositions au sein d’une société ; en bref,
l’élection, bien qu’elle soit aussi source de blocages. de par la
concurrence qu’elle génère automatiquement, comme par exemple le clivage
mécanique gauche – droite, divise et crée du dissensus qui politise et
dynamise une société.
Ce qui devrait plutôt importer pour les démocrates sincères, c’est
de revenir sur le monopole de l’élection comme source exclusive de
légitimité politique. Pour cela, nous devons nous inspirer des
fondamentaux de la philosophie politique ancienne. Nous verrons donc que
le tirage au sort est le seul mode de désignation intrinsèquement
démocratique, mais qu’il possède des propriétés qu’il faut connaître
pour pouvoir l’utiliser efficacement.
Le sort comme mode de désignation politique nous paraît déficient par
définition, n’appelant pas à des commentaires particuliers. Cependant,
pour arriver à une telle perception du sort, il nous aura fallu
expliquer pourquoi les anciens athéniens, qui étaient loin d’être
politiquement naïfs, ont pu généraliser l’usage du sort pour la majorité
des fonctions politiques pendant près de deux siècles sans soucis
majeurs ; pour expliquer ce paradoxe, nous avons réinterprété l’histoire
: alors que les anciens associaient le sort à la démocratie, les
modernes ont associés le sort au divin ; si les athéniens utilisaient le
sort, c’était pour des raisons religieuses ; inutile donc d’y réfléchir
pour nos sociétés sécularisées.
Cette Interprétation commode, qui permet de justifier le monopole de
l’élection, reste dominante depuis deux siècles, mais résiste mal à
l’analyse, c’est pourquoi d’autres interprétations, moins limpides, ont
été plus récemment ajoutées : société de face à face, étroitesse
géographique de la cité – état, existence de l’esclavage, primauté des
postes électifs, etc..Ces interprétations ne tiennent pas principalement
parce qu’elles oublient que les anciens athéniens avaient généralisé le
tirage au sort en politique bien après avoir inventé l’élection, qu’ils
utilisaient toujours régulièrement aussi : auraient-ils constaté que
les aristoï ( qui signifie les
« bons, beaux, riches, honnêtes, qui ne travaillent pas »
) occupaient tous les postes électifs ? Dans une société élitiste mais
sourcilleuse sur l’égalité politique, ils semblent que les athéniens
admiraient leurs aristoï, mais pas au point de leur laisser tous les
postes de décisions politiques ; d’où le recours de plus en plus
fréquent au tirage au sort tout au long des deux siècles de démocratie ;
à partir du IV° siècle avant JC, seuls des tribunaux tirés au sort et
présidés par dix Nomothètes, eux même tirés au sort parmi des
volontaires, avaient le pouvoir de modifier les lois ( voir la
magistrale démonstration de M. H. Hansen,
« la démocratie athénienne à l’époque de Démosthènes », 1992 ).
C’est que le sort présente certaines qualités.
« Le sort est de la nature de la démocratie » ( Montesquieu )
1 : le sort seul est automatiquement représentatif :
un échantillon sélectionné au hasard ressemble à l’ensemble,
contrairement à un échantillon sélectionné par tous autres moyens comme
le concours, la cooptation, ou l’élection comme on l’a vu. Cette benoîte
évidence, qui explique l’absence d’explications des anciens, a dû être
disséquée, face à l’incrédulité, par l’allemand Peter Dienel, père de la
théorisation des conférences du consensus dans les années 1970, à
l’aide de la métaphore du pot de confiture, expliquée en ces termes :
«
si vous touillez bien dans le pot avec la cuillère, le contenu prélevé
avec la cuillère a exactement la même composition que le contenu du pot.
» Si l’on souhaite connaître ce que pense ou veut le peuple, la
première démarche est donc de convoquer un peuple en miniature, de la
même manière qu’avec une cuillère dans un pot. On reste stupéfait des
sommes d’éruditions déployées pour tourner autour de cette évidence sans
jamais l’évoquer ( voir par exemple P. Rosanvallon,
« Le peuple introuvable », 2001 )
Insistons : le sort incarne divinement la démocratie, pourrait-on dire;
l’individu tiré au sort ne doit son poste qu’au hasard et à rien
d’autre, ce qui semble déficient à priori ; pourtant, l’ensemble des
individus tirés au sort ressemble logiquement à l’ensemble de la
population et un tel résultat est impossible avec tout autre mode de
désignation ; comme il est vraisemblable que la composition d’une
instance de décision influe sur la décision, le sort devient une
condition nécessaire, bien que non suffisante, pour garantir que les
décisions seront prises dans l’intérêt du plus grand nombre. On reste
étonné que le sort ait pu être le grand oublié de la philosophie
politique contemporaine ; l’oubli du sort pourrait même être considéré
comme une preuve récurrente de la
« trahison des clercs » chère à Julien Benda ( 1926 )
2 : le sort garantit mieux l’impartialité des décisions et limite la corruption ;
on peut supposer qu’un échantillon sélectionné correctement par le
hasard sera plus apte à résister à des considérations extérieures à
l’intérêt général, tandis que les soucis de carrières sont constitutifs
d’une professionnalisation induite quasi mécaniquement par la procédure
du concours ou par la procédure élective. De même, le sort rend plus
difficile la corruption pour le corrupteur, en raison de la rotation
excessive des potentiels corrompus ; la corruption s’ancre naturellement
dans les positions établies ou les carrières en élaboration ; il est
plus compliqué de corrompre quelqu’un qu’on ne connaît pas, qui n’est
que temporairement en poste, et qui de surcroît n’est jamais en position
de prendre seul des décisions ; la corruption devait être un aspect
important dans l’Athènes classique, au vu du luxe de précautions
entourant les tirages au sort pour l’empêcher….
3 : le sort organise le partage du pouvoir, par une
rotation généralement courte des postes ( le maximum était un an ) : le
cumul est peu probable, les incompatibilités sont faciles à faire
accepter, tandis que pour l’élection, la liberté du choix de l’électeur
et donc les droits du citoyen peuvent être invoqués pour refuser toute
limitation. Significativement, les anciens athéniens avaient d’abord
tenté de corseter l’élection ; Périclès fut le seul magistrat connu du
5° siècle avant J.C. à enchaîner les mandats malgré l’interdiction de la
loi ; au 4° siècle avant J.C. plus aucune interdiction n’entravait la
liberté de choix lors des élections ; les magistrats en place étaient le
plus souvent réélus, et parfois pendant fort longtemps. Les athéniens
avaient-ils constaté que les limitations et interdictions étaient peu
efficaces ? Auraient-ils sentis qu’elles contrariaient la nature
profonde de l’élection ? toujours est-il qu’ils avaient préféré étendre
le tirage au sort ( voir Mogens Hansen, ibid. ). Le sort est donc
l’antidote naturelle à la professionnalisation politique.
4 : le sort est plus égalitaire du point de vue du citoyen espérant obtenir une fonction politique.
Le citoyen est habituellement vu comme sujet du choix ( son choix de
vote ) et pas comme objet du choix ( sa chance d’obtenir un poste),
alors que cette dimension existe mais doit passer par le filtre de la
politique organisée et de l’élection ; les citoyens qui s’intéressent à
la chose politique mais qui ne peuvent ou ne veulent pas passer par ces
filtres sont nombreux. Contrairement à l’élection, le sort garantit un «
égal accès » aux postes politiques pour tous les citoyens volontaires ;
il garantit aussi une forme « d’égalité des chances » dans l’accès à un
bien public.
5 : le sort est intrinsèquement participatif. Il
n’était d’ailleurs que la conséquence pratique de la conception de la
citoyenneté classique, condensée par la formule d’Aristote :
« Le citoyen est celui qui est capable de gouverner et d’être gouverné »
; l’égale probabilité d’obtenir un poste incite à participer et stimule
les vertus civiques, tandis que l’élection délègue, déresponsabilise et
« dissuade de participer » ( C. Castoriadis,
« La montée de l’insignifiance »,1998 ).
L’usage du sort rejoint la notion aristotélicienne d’institutions
publiques façonnant de nombreux citoyens actifs, citoyens qui en retour
renforcent individuellement et collectivement leurs institutions.
L’impact du tirage au sort sur le civisme pourrait aussi ressembler à
certains passages de Tocqueville décrivant les effets positifs des
assemblées populaires sur les mentalités ( par exemple
« combattre l’égoïsme individuel, qui est comme la rouille des sociétés », in
« De la démocratie en Amérique », 1835-1840 )
6 : le tirage au sort responsabilise tandis que l’élection infantilise.
En déléguant sa part de souveraineté par le vote, l’électeur donne un «
chèque en blanc » à l’élu et abandonne de fait toute responsabilité sur
la conduite des affaires publiques ; la délégation dissuade logiquement
d’une participation active ;
« il y a des millions de citoyens en
France. Pourquoi ne seraient-ils pas capables de gouverner ? Parce que
la vie politique vise précisément à le leur désapprendre, à les
convaincre qu’il y a des experts à qui il faut confier les affaires. Il y
a une contre éducation politique […] C’est un cercle vicieux. Plus les
gens se retirent, plus quelques bureaucrates, politiciens, soit disant
responsables, prennent le pas. Ils ont une bonne justification : je
prends l’initiative parce que les gens ne font rien. Et plus ils
dominent, plus les gens se disent : « ce n’est pas la peine de s’en
mêler, il y en a qui s’en occupent, et puis, de toute façon, on n’y peut
rien » ( Castoriadis, ibid.)
Le citoyen est alors infantilisé : il exige beaucoup, connaît peu les
contraintes, se comporte en consommateur de prestations politiques et
attend qu’on lui apporte des solutions ; l’électeur est comme un enfant
capricieux, souverain dans l’isoloir, devant lequel l’élu tremble, et
dont les désirs deviennent des promesses électorales. Les hommes
politiques promettent « des lendemains qui chantent » et doivent oublier
les problèmes qui n’ont pas de solutions évidentes. Ils ignorent donc
ce qui pourrait inquiéter ou fâcher tout le monde, par exemple les
effets des pics pétroliers et énergétiques ; mais même s’ils étaient
informés, ils devraient tout oublier pour ne pas compromettre leur
carrière, tant ils sentiraient bien qu’il est électoralement suicidaire
d’évoquer le problème, sans propositions qui satisfassent leurs
concitoyens ; par exemple, lors des dernières élections de 2011, le mot «
pic » n’apparaît pas dans les documents de campagne, y compris dans les
partis de la gauche anti-productiviste, malgré les déclarations du
commissaire européen à l’énergie de novembre 2010. Les prises de
positions des politiques sur l’énergie sont en général optimistes (
malgré Y. Cochet ) jusqu’à en devenir pathétiques et inquiétantes. C’est
peu dire que le principe électif est aujourd’hui source de blocages
dans la résolution des problèmes collectifs.
Au contraire, le tirage au sort permet aux citoyens de participer
directement aux affaires publiques, de prendre conscience des enjeux,
d’aborder les problèmes sans chercher à les évacuer, de se construire
une opinion plus ancrée dans la réalité et de tenter d’apporter des
réponses collectives, ce qui les responsabilise et les grandit ; cette
élévation de la citoyenneté élève en retour le niveau de conscience
global de la société et la rend plus forte. Il y a une importante
dimension pédagogique dans la participation directe ;
« le jury, qui
est le moyen le plus énergique de faire régner le peuple, est aussi le
moyen le plus efficace de lui apprendre à régner » ( Tocqueville,
ibid. ). Pour reprendre l’exemple du pic pétrolier, des citoyens tirés
au sort seraient d’abord certainement surpris de la situation, mais ils
aborderaient ensuite le problème de front, car ils n’auraient aucun
intérêt à l’évacuer, contrairement aux élus.
7 : le sort apaise les tensions. « Nul n’est affligé par le choix du sort »,
notait Montesquieu ; le sort était souvent employé dans les villes
marchandes italiennes du moyen âge, le plus souvent dans une optique
aristocratique : on craignait une alliance d’une faction de
l’aristocratie avec le peuple, comme ce fut le cas à Athènes en 507-6
avant J.C. Plus rarement, le sort était aussi utilisé pour permettre
l’expression du petit peuple, comme dans la Florence de Machiavel.
Dans l’Athènes antique, le sort prévenait les tensions et renforçait
la cohésion sociale, même les opposants à la démocratie le
reconnaissaient ; ainsi ce superbe passage chez Platon :
«
N’oublions pas que l’équité et l’indulgence sont toujours des entorses à
la parfaite exactitude aux dépends de la stricte justice ; aussi
doit-on recourir à l’égalité du sort pour éviter le mécontentement
populaire » (
« Les lois », 6, 757 )
Sort et décroissance
Dans une perspective décroissante, ces avantages prennent un relief plus marqué :
Simplicité et sobriété : les élus par le sort auraient
tendance à préférer les solutions simples, sobres, favorables au plus
grand nombre, tandis que les élus par l’élection ont tendance à trouver
des solutions complexes, car ils sont eux même un produit de
la complexification sociale et tendent à la renforcer en préférant
l’hétéronomie à l’autonomie ; leurs décisions sont aussi plus favorables
à l’oligarchie dont ils sont une composante. Il y a d’ailleurs quelque
paradoxe à affirmer que nos sociétés vont dans le mur, mais que nous
pourrions nous en tirer grâce à la compétence des élites, alors que leur
responsabilité est grande dans la situation actuelle ;
« les élites n’ont pas de solution au problème car ils font partie du problème »,
pourrait-on dire ( sur les sociétés qui s’effondrent à cause des
valeurs dont profitent leurs élites, voir par exemple Jared Diamond,
» effondrement « , 2005 )
Ralentissement : l’usage du sort implique un
ralentissement de la vie politique qui ralentirait aussi sérieusement
les projets productivistes, voire les bloquerait ; pour ne prendre
qu’un exemple, l’aéroport Notre de Dame des Landes à été programmé par
des élus qui prennent majoritairement l’avion ; croit-on sérieusement
que cet aspect des choses n’a aucune influence sur la décision ? Des
élus par le sort ressembleraient davantage à la majorité des gens, qui
ne prennent majoritairement pas l’avion, en tout cas pas régulièrement ;
Il faudrait alors beaucoup de propagande et de manipulation pour les
convaincre ( par exemple en leur faisant croire que leurs enfants
en profiteront davantage qu’eux ) et parvenir à leur faire voter des
dépenses importantes, alors qu’ils savent qu’ils n’en profiteront pas ou
peu ; on pourrait multiplier à l’infini les exemples de projets
pharaoniques du productivisme, avalisés sans sourciller par les élus,
mais que des élus tirés au sort auraient eu plus de difficultés à
approuver ( TGV entre autres ) Les résistances au productivisme sont
d’abord des résistances populaires ( F. Jarrige, P. Ariès,..) auxquelles
il faudrait donner une expression politique au travers d’assemblées
tirées au sort.
Décroissance des inégalités : élection signifie étymologiquement
« choix des meilleurs »
; il n’y a pas lieu de s’étonner que les « meilleurs » aient tant de
mal à limiter les inégalités ; une chambre populaire tiré au sort aurait
moins de réticences à instaurer, par exemple, un revenu maximal
autorisé, etc…
Rationnement, gratuité, mesure : une assemblée élue
tend à perpétuer le rationnement par les prix car c’est dans l’intérêt
de l’oligarchie, tandis qu’une assemblée tirée au sort serait plus
favorable à un rationnement des quantités par individu ; de même,
l’élite élective souffre peu de la marchandisation de tous les aspects
de l’existence, tandis que la gratuité des services de base profite
davantage aux petites gens ; enfin, une assemblée élue hésite à taxer le
mésusage au nom de la liberté, tandis qu’un échantillon représentatif
aurait moins de scrupules, parce qu’il en souffrirait moins, etc…
L’usage du sort en politique contrebalancerait donc la dérive
oligarchique du système représentatif, pour se rapprocher du régime
mixte d’Aristote ; il ralentirait aussi sérieusement les logiques
productivistes du capitalisme. Cependant le sort présente des
inconvénients qu’il faut connaître pour pouvoir l’utiliser efficacement.
Tenir compte des inconvénients du sort
1 : l’incompétence : c’est le problème a priori le
plus évident ; mais on est surpris de constater que les nombreux
aristocrates athéniens détracteurs de la démocratie comme Platon ou
Isocrate ne centraient pas leurs critiques sur les mauvaises décisions
dues à l’incompétence du peuple, mais plutôt sur l’injustice d’une
« égalité numérique » inférieure à une égalité supérieure,
« l’égalité géométrique »,
proportionnelle au mérite ; c’est que la démocratie athénienne a
pratiqué le sort pendant près de deux siècles sans soucis majeurs.
Aristote en donne une explication :
« Comment se fait-il que les
assemblées d’hommes de peu rendent des décisions aussi bonnes, voire
meilleures, que les assemblées d’hommes de bien ? C’est que le bon sens
et le discernement, présents chez chacun en proportion infime,
s’additionnent au cours de la discussion, pour rendre une décision
satisfaisante ; tandis que les assemblées d’hommes de bien font souvent
preuve d’égoïsme. » ( « Les politiques » ).
Pour les anciens athéniens, toutes les opinions politiques se valent (
c’est encore la justification ultime du suffrage universel de nos jours
), la prise de décision est affaire de bon sens politique – que Zeus à
donné à tous – et la compétence se résume à du temps passé à réfléchir
et à discuter ; c’est pourquoi toutes les magistratures tirées au sort (
Conseil des 500, tribunaux politiques, magistrats ) étaient rémunérées
la valeur d’une demi-journée de travail, pour inciter ceux qui
travaillent à participer , tandis que, surprenant pragmatisme, les
magistratures élues n’étaient pas rémunérées, car elles étaient de fait
occupées par des aristoï qui ne travaillaient pas. Les athéniens avaient
donc trouvés des mécanismes limitant le problème de l’incompétence :
– le volontariat : seuls les volontaires se présentaient aux tirages au sort : on évalue aujourd’hui entre un tiers et la moitié
« les citoyens qui avaient bien de la répugnance à se présenter aux tirages au sort » ( Montesquieu, ibid. )
– le contrôle : les magistrats tirés au sort étaient systématiquement
contrôlés en début et en sortie de charge, et ils pouvaient aussi être
révoqués en cours de charge, ce qui arrivait rarement bien qu’il suffise
de trois citoyens pour les traîner devant un tribunal
– des magistratures systématiquement collectives pour réduire
l’influence des incompétents volontaires et honnêtes : trois citoyens
minimum pour les petites fonctions exécutives, dix pour d’autres,
plusieurs centaines pour le conseil des 500 ( une sorte de Sénat ) et la
majorité des tribunaux, plusieurs milliers pour modifier les lois.
2 : une faible légitimité individuelle : c’est
l’inconvénient principal du sort ; la procédure du hasard ne crée pas de
légitimité individuelle forte comme le fait l’élection ; les élus
par le sort ne doivent leurs postes qu’à la chance – et à leur volonté –
ce qui ne crée aucun sentiment d’obligation ou aucune promesse
d’obéissance chez leurs concitoyens ; contrairement à l’élection, les
heureux élus ne peuvent invoquer la légitimité du vote en leur faveur
pour justifier leurs décisions ; ils ne suscitent pas de respect
particulier, encore moins de passions ou d’élans ; ils ne sont porteurs
d’aucun projet collectif et ne créent aucune synthèse politique autour
de leur personne ; envisagés individuellement, ils créent donc peu de
cohésion sociale.
Ce déficit de légitimité est en partie compensé par la représentativité
: les élus du sort ne représentent qu’eux mêmes, mais ils ressemblent à
tout le monde, pourrait-on dire, contrairement aux gagnants des
élections ; ce déficit incite aussi à la participation, car les citoyens
demandent plus facilement des explications à un élu par le sort qu’à un
élu auréolé par le suffrage universel.
Cependant, il est préférable de tenir compte de cette faiblesse en
ne tirant au sort que pour des postes collectifs dans des assemblées,
pour ainsi minimiser la faible légitimité individuelle des élus du sort.
3 : le consensus mou : c’est le pendant négatif de
l’apaisement des tensions ; les individus en groupe ont naturellement
tendance à gommer leurs divergences pour parvenir à un accord, sauf si
une procédure les incite à exprimer leurs oppositions, comme c’est le
cas avec l’élection ; mais l’expérience des jurys citoyens ( à Berlin
par exemple ), des sondages délibératifs ( Australie ) et autres
assemblées citoyennes ( Canada ) a permis de formaliser des procédures
de discussion permettant l’expression du dissensus dans des échantillons
tirés au sort.
Il est enfin délicat de mélanger le sort avec l’élection car
« on ne voit que les défauts des deux », d’après Aristote (
« les politiques »,
qui rappelons le, analysait ce qu’il voyait concernant le sort en
politique, contrairement à nous ) Il en va ainsi du sort utilisé avant
ou après une sélection par élection ( voir aussi les modes de
désignation politique des villes italiennes du Moyen Age )
Du bon usage du sort
C’est pourquoi, dans une perspective démocratique, le sort a été
utilisé principalement pour des postes collectifs, où ses qualités,
comme la représentativité, la participation ou la tempérance s’expriment
le mieux, tandis que ses défauts, comme la faible compétence
individuelle ou la faible légitimité individuelle des heureux élus,
peuvent être réduits.
Lorsque le sort à été redécouvert dans les années 1980 et pratiqué
la décennie suivante dans les pays scandinaves et anglo-saxons lors de «
conférences du consensus » ou de « jurys citoyens », c’est toujours
avec un nombre allant de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de
participants ; les méthodes de sélections par le sort sont au point (
tirage large, deuxième tirage pour départager les volontaires en tenant
compte de la représentativité, rémunération des participants…) et
suscitent des débats mineurs ; les méthodes de discussions sont elles
aussi éprouvées et les résultats – c’est à dire les recommandations
écrites de l’échantillon – de bon niveau.
De même, le bilan de deux siècles de jurys d’assises est loin d’être
aussi négatif que le suggère la vision élitiste dominante, dérivée de la
critique libérale du 19° siècle, qui avait réussi à limiter le champ
d’action des jurys et à les vider de leur potentiel politique, comme la
jurisprudence ( sur tous ces points, voir la remarquable synthèse en
français d’Yves Sintomer,
« Le pouvoir au peuple », 2007 )
Par contre, le tirage au sort pour un poste unique était en général
utilisé dans une perspective aristocratique, pour empêcher les querelles
de factions, qui avec l’élection, pouvaient être tentées d’en appeler à
la populace pour l’emporter.
C’est aussi pourquoi il nous parait peu efficace, y compris d’un point
de vue démocratique, d’utiliser le sort pour une élection à poste unique
requérant une forte légitimité individuelle comme par exemple
l’élection présidentielle ; on pourrait même estimer qu’une telle option
discréditerait et le tirage au sort et la décroissance.
Pour aller plus loin, la dissociation exécutif / législatif est
aujourd’hui peu pertinente, car c’est le gouvernement, dans toutes les «
démocraties représentatives », qui propose la très grande majorité des
lois ; les députés ne peuvent qu’approuver ou non les lois, car le droit
d’amendement est de fait inexistant sans l’accord du gouvernement. La
distinction proposition de la loi / jugement sur la loi proposée paraît
plus réaliste pour décrire la réalité de la formation de la loi.
Il nous semble alors que le sort peut parfaitement remplir la fonction
de jugement sur la loi, un peu pour les mêmes raisons qu’un jury
d’assise peut juger après audition de la défense et de l’accusation,
qu’un jury citoyen peut se faire une opinion après avoir entendu les
experts…ou qu’un électeur peut juger du bilan d’un élu.
Par contre, la fonction de proposition peut plus difficilement être
pourvue par le sort : on ne peut pas demander à un individu tiré au sort
de fournir l’argumentation de la défense ou de l’accusation, de
posséder la compétence d’experts… Plus trivialement encore, on ne peut
pas demander au citoyen lambda
« d’inventer l’eau chaude »,
c’est à dire d’échafauder des projets collectifs en tenant compte de
multiples paramètres. Mais on peut lui demander, en lui donnant du temps
rémunéré, de se forger une opinion réfléchie et de rendre un jugement
raisonnable sur la loi ou la décision proposée.
Dans le processus de décision, le sort est donc plus efficace en
aval, pour juger de la décision, qu’en amont, car il ne s’agirait alors
que de consultations ou de
« prises de températures », déjà
pratiquées pour peu de progrès démocratiques ; avec un jugement
populaire en aval, c’est tout le processus de décision qui devrait
s’aligner sur une possible sanction, tandis qu’avec une consultation
populaire en amont, impossible à rendre contraignante, l’oligarchie
garde la main.
On parle d’ailleurs d’arbitrage au sommet – c’est à dire au sommet de la
pyramide élective -, pour les choix importants, par un chef d’ Etat ou
de gouvernement, ce qui montre la confusion des pouvoirs exécutifs et
législatifs et aussi le caractère oligarchique de la décision. Dans une
démocratie, c’est le peuple – ou au minimum un échantillon du peuple –
qui devrait avoir le pouvoir d’arbitrer car
« toutes les lois que le peuple n’a pas ratifiées sont nulles et non avenues » (Rousseau,
« le contrat social », 1762 )
Cependant ces considérations restent à discuter, car si un jugement
populaire en aval paraît indispensable, des propositions populaires en
amont seraient bienvenues pour améliorer la préparation d’une société de
décroissance ; et dans une certaine mesure, l’antécédent athénien
prouve que c’est possible : le conseil des 500 ou sénat, tirés au sort,
préparait les lois pour l’assemblée, qui les transmettait ou non à des
tribunaux politiques pour validation.
Mais une participation populaire en amont est moins utile s’il n’y a pas
de jugement populaire en aval. Nous soutenons donc qu’il faut centrer
un projet de démocratisation sur le nécessaire, c’est à dire un jugement
populaire contraignant en aval du processus de décision ( alors que le
personnel politique penche naturellement, pour des raisons évidentes,
vers les eaux tièdes d’une participation populaire en amont de la
décision )
Réintégrer le sort dans les institutions
Le sort est donc plus utile pour des postes politiques collectifs en
aval du processus de décision, ce qui correspond au rôle actuel de
l’Assemblée nationale et du Sénat. Nous devrions donc proposer qu’une
des deux assemblées soit tirée au sort pour en faire une chambre
vraiment populaire ; c’est une proposition qui serait susceptible d’être
majoritaire dans l’opinion populaire ( voire chez les adhérents des
partis, mais moins chez les élus )
Pour de nombreuses raisons, le Sénat actuel se prêterait mieux à
un tirage au sort : élection de deuxième niveau, faible popularité des
sénateurs, attachement plus fort aux députés, pouvoir de blocage
temporaire du Sénat moins inquiétant, etc… Il serait possible de tirer
au sort les sénateurs sans chambouler les compétences du Sénat, ni
celles des autres institutions, ce qui rend la proposition plus
opérationnelle.
Des réformes institutionnelles plus ambitieuses pourraient certes être
proposées, mais elles demanderaient une situation révolutionnaire qu’on
ne peut se permettre d’attendre, et qui pourrait ne pas ressembler à ce
qu’on souhaite si elle advient.
De plus, si les blocages sont trop forts, il serait toujours possible
de proposer la création d’une troisième chambre, tirée au sort, de
contrôle populaire sur les lois, dans une perspective de croissance du
champ politique ; le conseil constitutionnel n’est d’ailleurs rien
d’autre qu’une chambre supplémentaire de contrôle, de constitutionnalité
en l’occurrence. Rappelons que l’important est de créer une instance
politique de jugement populaire, ce que le système représentatif avait
justement eu pour but de supprimer.
Bien sûr, cette chambre populaire doit adapter sa composition
aux propriétés du sort : par exemple, la durée du mandat ne devrait pas
dépasser un an et six mois seraient peut-être préférables, un système de
formation par suppléance est recommandé pour compenser l’inexpérience,
les procédures de discussions doivent être adaptées et formalisées, la
rémunération ne doit ni inciter exagérément certaines catégories ni en
décourager d’autres ; elle pourrait donc être individualisée, par
exemple à partir du revenu mensuel antérieur augmenté d’un pourcentage,
etc…( sur les questions pratiques, voir les expériences des jurys
citoyens et autres conférences du consensus )
Il n’est pas nécessaire de donner à cette chambre populaire des
compétences constitutionnelles étendues, parce que la gauche française
se méfie du peuple depuis Louis Napoléon et que la droite crierait à la
terreur populaire, mais surtout parce qu’une assemblée populaire
permanente tirée au sort aurait un poids politique, réel, bien supérieur
à son poids juridique, formel. C’est pour cela que les compétences
actuelles du Sénat, constitutionnellement limitées, pourraient suffire.
Par contre, pour décupler la puissance
démocratique d’une assemblée populaire permanente, il serait judicieux
de lui donner la compétence de convoquer des assemblées populaires
temporaires, pour au moins trois raisons :
– le temps : comme les autres assemblées, une assemblée
populaire verrait son ordre du jour imposé par l’inflation législative
orchestrée par l’exécutif ; comme les autres assemblées, elle n’aurait
pas le temps de réfléchir sérieusement à ce
qu’elle vote ; elle pourrait alors saisir, sur des sujets précis mais
importants qu’elle détermine, une chambre populaire créée pour
l’occasion, chargée de lui rendre un avis dans un temps imparti ; la
chambre populaire permanente n’a pas le temps de se forger une opinion ?
elle délègue donc cette tâche à une chambre temporaire qui
lui ressemble.
– la légitimité : des assemblées temporaires tirées au
sort existent déjà ( conférences du consensus, de citoyens, jurys
citoyens, assemblées délibératives, etc… ) mais souffrent toutes d’un
déficit de légitimité qui tient à leur saisine : elles sont en effet
convoquées par des élus, pour valoriser les élus, toujours en amont du
processus de décision ; mises en place localement, leur intérêt et
leur impact restent donc limités. Avec une saisine populaire, la
perspective change radicalement : une portion du peuple demande à une
autre portion du peuple son avis.
– une racine de la démocratie : en démocratie, tout le
monde doit participer mais personne n’a le temps et les citoyens sont
trop nombreux ? Donc on tire au sort et on rémunère pour faire
participer équitablement à tour de rôle. Une portion du peuple à
laquelle on donne le temps et les moyens de se forger une opinion est la
marque d’une société démocratique avancée gérant efficacement le temps
de ses citoyens ; le référendum ne pouvant être qu’occasionnel, le
tirage au sort d’une portion du peuple devrait être la procédure
habituelle d’arbitrage des décisions en démocratie ; c’était d’ailleurs
le cas dans l’Athènes du IV° siècle avant J.C. : des jurys temporaires
d’une journée, convoqués par l’assemblée, tirés au sort le matin parmi
les volontaires, rémunérés, rendaient des décisions souveraines en aval
du processus de décision. Rien ne nous empêche d’adapter le
principe. Beaucoup d’arguments plaident donc en faveur de la
(re)création d’une assemblée nationale du « peuple en corps »,
sélectionnée par le hasard, s’insérant dans les processus
institutionnels de formation de la loi et de prises de décisions
politiques.
Mais des assemblées populaires devraient aussi être présentes à tous les niveaux géographiques de compétence.
Au niveau régional, une assemblée populaire remplacerait avantageusement
les C.E.S. ( Conseils économiques et sociaux ) généralement aux mains
des lobbies productivistes ; une expertise populaire serait aussi plus
utile et moins onéreuse que les autres expertises régulièrement
commandées pour chaque projet.
Au niveau européen, lui aussi particulièrement soumis aux logiques
élitistes et productivistes, l’existence d’une assemblée vraiment
populaire comblerait une partie du déficit démocratique constaté.
Au niveau mondial en gestation, elle devrait être un être un facteur de
paix, en modérant les logiques d’accumulation et de prédation qui
conduisent à une raréfaction des ressources, source de conflits. Par
exemple, le pillage de l’Afrique, organisé par les institutions
internationales, serait-il aussi facile avec l’existence d’une assemblée
populaire mondiale émettant ne serait-ce que des avis ?
Régénérer puissamment la démocratie
Derrière la réintroduction modeste du sort en politique, c’est donc
un vaste projet universel de reconquête démocratique qui peut
s’ébaucher, au travers d’instances déconnectée des logiques
oligarchiques et productivistes à l’oeuvre dans le champ du politique.
Bien que l’image du sort en politique paraisse moins incongrue depuis
une décennie, tout ce qui précède frise pourtant la scolastique pour une
majorité, tant l’alliance entre l’oligarchie et le peuple est forte
autour d’une société de croissance.
La démocratisation politique apparaît un peu comme la cerise sur
le gâteau d’une société d’abondance : le système politique n’est
peut-être pas très démocratique, les inégalités s’accroissent
certainement, les deux phénomènes sont probablement liés, mais le gâteau
grossi et les miettes calment le peuple,
« qui n’espère plus rien, sauf d’avoir un écran plat l’année prochaine » ( Castoriadis )
Dans la perspective rawlsienne ( J. Rawls,
« théorie de la justice »,1971 ) qui domine toute la social démocratie, un des principes de base stipule que :
«
les inégalités sont tolérées dans la mesure ou elles sont profitables à
tous, en particuliers aux catégories les plus défavorisés », ce
qui signifie logiquement qu’il n’y a pas de limites aux inégalités, si
on parvient à démontrer que le pouvoir d’achat des plus défavorisés
augmente. Or celui-ci augmente mécaniquement avec une perte d’autonomie,
notamment alimentaire, comme c’est le cas actuellement au Sud avec
l’exode rural vers les bidonvilles. La messe – marchande et
productiviste – est dite.
Cependant, cette alliance du peuple et de l’oligarchie autour d’une
société de croissance volera en éclats lorsque la décroissance subie
sera venue, c’est à dire lorsque nous aurons épuisés les stocks
d’énergie bon marché.
Malgré la propagande, il ne sera plus possible de masquer la réalité :
lorsque ses conditions matérielles d’existence se dégraderont
sensiblement, le peuple sera révolté par les inégalités tandis que
l’oligarchie prendra peur.
Malgré la répression, les désordres et troubles sociaux risqueront de se
développer ; des sociétés pourront être en état de guerre civile larvée
permanente. D’où les risques de dictature, perçue comme un moindre mal
par le peuple, qui espèrera se garantir un accès minimal aux ressources,
et par l’oligarchie, séduite par un pouvoir fort, capable de contenir
la pression populaire pour sauvegarder l’essentiel de ses positions
antérieures.
Il nous faut donc préparer la décroissance pour ne pas la subir,
sauver ce qu’il reste de démocratie, éviter les guerres civiles, et
empêcher les guerres extérieures pour l’accès aux ressources, qui ont
déjà commencé. Pour cela, il est illusoire de compter sur une quelconque
modération de l’oligarchie – dont les différentes composantes sont en
lutte pour l’accumulation – , dans une sorte d’auto limitation de sa
voracité, afin de garantir le minimum au peuple.
Machiavel l’expliquait déjà :
« Car en toute cité on trouve ces deux
humeurs opposées ; c’est que le peuple n’aime point à être commandé et
opprimé par les gros. Et les gros ont envie de commander et opprimer le
peuple […] pour saouler leurs appétits. […] le souhait du peuple est
plus honnête que celui des grands, qui cherchent à tourmenter les
petits, et les petits ne le veulent point être » (
« Le Prince », 1513, début du chapitre IX )
Seul le peuple peut modérer les appétits de l’oligarchie. Il nous faut
donc régénérer, approfondir et densifier la démocratie, par une
participation directe
« du peuple en corps » dans les processus de décisions, afin de réduire les inégalités et prévenir ainsi les risques de tensions et de dictature.
Michel Simonin, Nancy, août 2011
Argumentation résumée, destinée à servir de contribution à la partie «
démocratie » du programme de Clément Wittmann pour 2012 en faveur de
l’objection de croissance.
Source :
https://epoc54.wordpress.com/2015/01/29/democratie-sort-et-decroissance/