samedi 24 mars 2012

Comment un professeur de littérature a piégé ses élèves sur la toile

J'ai piégé le Net pour donner une bonne leçon à mes élèves

Loys Bonod
Professeur

Un corrigé sur le Net ? (Loys Bonod/LaVieModerne.net)

Pendant ma première année au lycée, j'ai donné à mes élèves de première une dissertation à faire à la maison. Avec les vacances scolaires, les élèves avaient presque un mois pour la rédiger : c'était leur première dissertation de l'année.
Plus tard, en corrigeant chez moi, je me suis aperçu que des expressions syntaxiquement obscures étaient répétées à l'identique dans plusieurs copies. En les recherchant sur Google, j'ai trouvé des corrigés sur un sujet de dissertation voisin vendus à 1,95 euro. Interloqué, j'ai immédiatement arrêté de corriger les copies, ne sachant plus à quoi ou à qui j'avais affaire et ayant l'impression de travailler dans le vide.

Plus tard, la même année, j'ai donné sur table à une de mes classes un commentaire composé, sur un passage d'une œuvre classique. Je n'ai pas particulièrement surveillé l'épreuve, le commentaire composé étant, comme la dissertation ou le sujet d'invention, un bon exemple d'exercice on ne peut plus personnel, où copier sur le voisin n'a absolument aucun sens.

En corrigeant chez moi les copies, j'ai constaté, dans une copie, des choses étranges : des termes ou des expressions qu'un élève de première n'emploierait pas, une introduction catastrophique mais un développement convenable. En tapant une des expressions sur Google, j'ai réalisé que l'élève avait utilisé son smartphone pendant le cours et recopié le premier corrigé venu sur Google en tâchant maladroitement de le maquiller. En rendant les copies j'ai tenu un discours sévère à la classe sans indiquer qui avait triché. Après le cours, l'élève concerné, en pleurs, a reconnu les faits.

J'ai donc décidé de mener une petite expérience pédagogique l'année suivante : j'ai pourri le web !

Tendre sa toile...

Le sonnet
« Ainsi que l'arc-en-ciel tout regorgeant de pleurs ; Prend devant le soleil cent couleurs incertaines ; Et périt quand se cache ou s'en va luire ailleurs ; Cet astre dont le feu rend fertiles nos plaines ; Tout de même à l'aspect du sujet de mes peines ; Je prends en un instant cent diverses couleurs ; Je pâlis, je rougis sous l'effort des douleurs ; Et de l'eau de mes pleurs sens regorger mes veines.

Mais ni de voir en moi ce triste changement ; Ni de savoir combien j'aime fidèlement ; Ne touche mon ingrate ou d'amour ou de honte ; Tant s'en faut, elle rit de me voir endurer ; Et pour en rendre même encor ma fin plus prompte ; Elle fuit et s'en va d'autres lieux éclairer. »
Vers la fin de l'été de cette même année, j'ai exhumé de ma bibliothèque un poème baroque du XVIIe siècle, introuvable ou presque sur le web. L'auteur en est Charles de Vion d'Alibray. Le date de composition du poème est inconnue, ce qui empêche toute spéculation biographique.
• Première étape : le compte Wikipédia

J'ai créé un compte pour devenir contributeur sur Wikipédia et, pour montrer patte blanche, j'ai apporté plusieurs contributions utiles sur quelques articles littéraires. J'ai ensuite modifié la très succincte notice biographique de Wikipédia consacrée à Charles de Vion d'Alibray en glissant ce petit ajout :
« Son amour célèbre et malheureux pour Mademoiselle de Beaunais donne à sa poésie, à partir de 1636, une tournure plus lyrique et plus sombre. »
• Deuxième étape : me faire passer pour un érudit
J'ai posté sur différents forums des questions relatives à ce poème en me faisant passer pour un élève posant des questions de compréhension littérale ou d'interprétation sur le poème. Puis, me reconnectant en me faisant passer pour un érudit, j'ai donné des réponses en apparence savantes et bien renseignées, mais en réalité totalement ineptes, du type interprétation christique tirée par les cheveux. La plupart de ces pages ont depuis malheureusement disparu dans les abysses du web ou ne sont plus référencées.
• Troisième étape : écrire un corrigé absurde

J'ai rédigé un pseudo-commentaire, le plus lamentable possible, avec toutes les erreurs imaginables pour un élève de première, et même quelques fautes d'orthographe discrètes, tout en prenant garde à ce que ce commentaire ait l'air convaincant pour quelqu'un de pas très regardant ou de pas très compétent. Pour les amateurs de littérature ou les professeurs de lettres, ce corrigé absurde est d'ailleurs assez amusant. J'avoue avoir même pris un certain plaisir à le rédiger.

Capture d'écran du commentaire absurde.

Je me suis ensuite inscrit comme auteur, sous le nom de Lucas Ciarlatano (ça ne s'invente pas), à deux sites proposant des corrigés de commentaires et de dissertations payants (Oodoc.com et Oboulo.com). Sachez qu'il en existe bien d'autres. Après quoi j'ai envoyé mon commentaire à ces deux sites, dont les comités de lecture ont validé sans barguigner mon lamentable commentaire, leur but étant moins celui d'une diffusion humaniste du savoir que purement mercantile. D'ailleurs aucun des deux n'a pris la peine de vérifier si le corrigé était protégé par des droits d'auteurs et ils ont publié exactement le même corrigé, en mettant en ligne gratuitement l'introduction, le plan et des extraits importants, le reste étant en vente pour quelques euros.

• Quatrième étape : améliorer le référencement des pages

J'ai posté un peu partout sur le web des liens vers ces différentes pages (Wikipédia, les forums, les sites de corrigé) afin d'améliorer le référencement sur Google avant la rentrée de septembre.
• Cinquième étape : confier le commentaire aux élèves

A la rentrée, j'ai accueilli mes deux classes de première en leur donnant deux semaines pour commenter ce poème à la maison et en leur indiquant la méthodologie à suivre. Je les ai bien sûr invités à fournir un travail exclusivement personnel. Une de mes élèves est venue s'excuser : en cours de déménagement, elle n'avait pas accès à Internet. Je me suis contenté de sourire.

Deux semaines plus tard j'ai ramassé les commentaires et grâce aux différents marqueurs que j'avais méticuleusement répartis sur le web j'ai pu facilement recenser quels sites avaient été visités par quels élèves et recopiés dans quelle proportion. A titre d'exemple de marqueurs, la notice biographique de l'auteur de Wikipédia évoquait « Melle de Beaunais », mais le commentaire composé sur Oboulo et Oodoc était plus précis en parlant d'« Anne de Beaunais ».

Cette femme aimée sans retour par le poète est évidemment un personnage tout à fait imaginaire (Anne de Beaunais = bonnet d'âne).

Pris au piège

Sur 65 élèves de première, 51 élèves – soit plus des trois-quart – ont recopié à des degrés divers ce qu'ils trouvaient sur Internet, sans recouper ou vérifier les informations ou réfléchir un tant soit peu aux éléments d'analyses trouvés, croyaient-ils, au hasard du net. Je rappelle qu'ils n'avaient pour cet exercice aucune recherche à faire : le commentaire composé est un exercice de réflexion personnelle.

L'erreur la plus vénielle fut d'utiliser sans discernement les informations de Wikipédia : rien n'indiquait en effet que le poème avait été composé au sujet de Melle de Beaunais. Le raccourci était abusif et non fondé, comme l'aurait montré une recherche plus approfondie : c'était un simple manque de rigueur à l'égard des sources historiques.

Les erreurs les plus graves étaient en revanche les erreurs d'interprétation, voire même de compréhension littérale du poème : des expressions, des phrases et même des paragraphes entiers étaient recopiés sur le net, parfois au mot près, trahissant une incompréhension tant du poème que de la méthodologie du commentaire composé.

J'ai rendu les copies corrigées, mais non notées bien évidemment – le but n'étant pas de les punir –, en dévoilant progressivement aux élèves de quelle supercherie ils avaient été victimes. Ce fut un grand moment : après quelques instants de stupeur et d'incompréhension, ils ont ri et applaudi de bon cœur.

Mais ils ont ensuite rougi quand j'ai rendu les copies en les commentant individuellement…


La morale de l'histoire

On recommande aux professeurs d'initier les élèves aux Nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC).

Je crois que j'ai fait mon travail et que la conclusion s'impose d'elle-même : les élèves au lycée n'ont pas la maturité nécessaire pour tirer un quelconque profit du numérique en lettres. Leur servitude à l'égard d'Internet va même à l'encontre de l'autonomie de pensée et de la culture personnelle que l'école est supposée leur donner. En voulant faire entrer le numérique à l'école, on oublie qu'il y est déjà entré depuis longtemps et que, sous sa forme sauvage, il creuse la tombe de l'école républicaine.

Avec cette expérience pédagogique j'ai voulu démontrer aux élèves que les professeurs peuvent parfois maîtriser les nouvelles technologies aussi bien qu'eux, voire mieux qu'eux.

J'ai ensuite voulu faire la démonstration que tout contenu publié sur le web n'est pas nécessairement un contenu validé, ou qu'il peut être validé pour des raisons qui relèvent de l'imposture intellectuelle.

Et enfin j'ai voulu leur prouver que, davantage que la paresse, c'est un manque cruel de confiance en eux qui les pousse à recopier ce qu'ils trouvent ailleurs, et qu'en endossant les pensées des autres ils se mettent à ne plus exister par eux-mêmes et à disparaître.

Ai-je réussi ? Ce serait à mes élèves de le dire. Une chose est sûre : cette expérience a, je pense, marqué mes élèves et me vaut aujourd'hui une belle réputation dans mon lycée.

Pour ma part je ne crois pas du tout à une moralisation possible du numérique à l'école. Et je défends ce paradoxe : on ne profite vraiment du numérique que quand on a formé son esprit sans lui.

Aller plus loin

• Sur laviemoderne.net

"Comment j'ai pourri le web" sur LaVieModerne.net

http://www.rue89.com/2012/03/22/jai-piege-le-net-pour-donner-une-lecon-mes-eleves-230452

2 commentaires:

Je a dit…

La piège a bien fonctionné ... mais il a demandé beaucoup d'efforts ! Heureusement que cela a amusé le professeur. J'espère aussi que ses élèves auront apprécié.
Toutefois, un autre support que la toile/internet aurait pu contenir des erreurs similaires à celles distillées par ce loufoque professeur. Le support papier ne garantit absolument pas la véracité (tous les comités de lectures des maisons d'édition n'ont pas le même niveau de compétences ni d'intégrité).
J'espère qu'après cela, le professeur est allé corriger/effacer sur la toile toutes les erreurs qu'il y a sciemment mises.

Je a dit…

Dans sa conclusion "La morale de l'histoire", le professeur affirme que :

Leur servitude à l'égard d'Internet va même à l'encontre de l'autonomie de pensée et de la culture personnelle que l'école est supposée leur donner. En voulant faire entrer le numérique à l'école, on oublie qu'il y est déjà entré depuis longtemps et que, sous sa forme sauvage, il creuse la tombe de l'école républicaine.

Autant ce professeur a fait un remarquable travail d'éveil des consciences auprès de ses élèves (en leur apprenant la défiance vis-à-vis d'Internet et plus généralement le sens critique) autant il manque de lucidité vis-à-vis de l'école républicaine.

L'école républicaine n'a pas pour vocation d'enseigner l'autonomie de pensée. Au contraire. Elle a pour vocation d'apprendre l'obéissance, la restitution des vérités officielles validées par les chefs de la République. Guizot dans les années 1830, suivi par Jules Ferry dans les années 1880 et aujourd'hui Blanquer avec sa "loi de la confiance" (2019) sont là pour démontrer que le sens critique est banni de cette vénérable institution qu'est l'école industrielle... pardon, républicaine.