mardi 21 avril 2015

Yves Sintomer « Une nouvelle révolution démocratique gagne en crédibilité »

Entretien réalisé par 
Pierre Chaillan
Jeudi, 22 Août, 2013
L'Humanité
En pleine crise politique, le chercheur, ardent promoteur de la démocratie participative, montre à quel point des mouvements de démocratisation réelle se font jour et ouvrent à des innovations.
Né en 1962, 
Yves Sintomer 
est professeur 
de sociologie en science politique à l’université 
Paris-VIII. Membre 
de l’Institut universitaire de France, il est chercheur au CNRS, associé au CSU (Cultures et sociétés urbaines) du Cresppa, 
ainsi qu’au centre 
Marc-Bloch de Berlin et à l’Institut de sociologie de l’université de Neuchâtel. Attentif au processus de démocratisation en Amérique latine lors 
de ses années d’études, le philosophe politique de formation avance 
la possibilité d’une théorie de la démocratie délibérative, influencé par Jürgen Habermas. 
Ses travaux sur la gestion de proximité et 
la modernisation de l’État ainsi que sur la vie privée et les rapports de pouvoir vont contribuer à l’essor des dispositifs de démocratie participative en Europe, 
à l’instar de l’expérience en région Poitou-Charentes des budgets participatifs des lycées. Auteur de 
la Démocratie impossible ? Politique et modernité 
chez Weber et Habermas (1) et de Porto Alegre, l’Espoir d’une autre démocratie (2), et de Petite histoire de l’expérimentation démocratique, tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours (3), dans lequel il revient sur les pratiques politiques d’hier pour éclairer les mouvements d’aujourd’hui. Il signe l’introduction de 
Max Weber, sociologie 
de la domination, à paraître fin septembre prochain, toujours à la Découverte. P.C.
(1) La Découverte, Paris 1999.
(2) La Découverte et Syros, 2002. 
(3) La Découverte, novembre 2011.

En pleine mondialisation capitaliste, 
la politique suscite de plus en plus 
de méfiance de la part des citoyens. 
À quoi cette « crise de légitimité »
 est-elle due ?

Yves Sintomer. Il faut se départir de toute explication simple, car les facteurs explicatifs varient d’une région du monde à l’autre. Plus : dans un même pays, ils sont en tout état de cause pluriels.

Vous distinguez plusieurs causes structurelles ?

Yves Sintomer. Plusieurs facteurs se cumulent dans la conjoncture présente. L’hégémonie du capitalisme financier a débouché sur une crise mondiale, particulièrement ressentie en Europe, sans qu’une alternative crédible soit parvenue à s’imposer, et cela mine la légitimité de gouvernements incapables de faire face à ses effets. Le modèle de développement suivi depuis la révolution industrielle est en passe d’aboutir à une catastrophe écologique ; les gouvernements représentatifs classiques sont à la peine pour prendre en compte les générations futures, tandis que le rôle des experts en tout genre se trouve contesté. La mondialisation réduit le rôle des États-nations ; la démocratie s’y était coulée et s’en trouve déstabilisée. Il n’y a plus guère de sens à parler de souveraineté aujourd’hui, et si tout retour en arrière est illusoire, la perspective d’une démocratie transnationale digne de ce nom reste assez lointaine. Qui plus est, l’Europe est en voie de provincialisation rapide et se trouve bousculée par le nouvel ordre postcolonial ; cela provoque une crise identitaire dont nous n’avons pas fini de ressentir les effets. Des facteurs spécifiquement politiques viennent s’ajouter. Les modèles paternalistes fondés sur une délégation aveugle aux professionnels de la politique sont remis en question. À l’heure de la « société de la connaissance » et des réseaux sociaux, il n’est plus crédible de penser qu’un type d’acteur puisse à lui seul incarner l’intérêt général. Or, la politique institutionnelle est très en retard par rapport à cette évolution. Cela est aggravé par la déliquescence des partis politiques : ils continuent de sélectionner le personnel politique, mais ils ne sont plus à même de jouer le rôle d’encadrement de la société et de canal de communication entre citoyens et décideurs qu’ils avaient par le passé. La classe dirigeante, pour reprendre un mot de Gramsci, est de plus en plus coupée du reste de la société et tourne de façon croissante autour d’enjeux internes. Or, aucun parti de masse n’a émergé en Europe au cours des deux dernières décennies : l’innovation viendra d’ailleurs. Cependant, les dynamiques à l’œuvre diffèrent d’une région du monde à l’autre. Pour ne donner qu’un exemple, alors que les classes subalternes ont peu ou prou décroché de la politique institutionnelle en Europe, elles y ont été davantage intégrées en Amérique latine ou en Inde au cours des deux dernières décennies, et c’est aussi le cas dans un pays comme l’Égypte, malgré toutes ses contradictions.

Quelles sont les issues possibles 
à la crise actuelle ?

Yves Sintomer. Les scénarios du futur sont multiples. Le statu quo n’est guère plus tenable qu’une domination ouverte de la technocratie : la perte de confiance dans l’Europe en est un symptôme. Un retour à la politique du siècle dernier, aux partis de masse et aux révolutions communistes autoritaires est exclu, et l’idée que l’on pourrait se passer de la politique institutionnelle n’est guère crédible. Le scénario le plus probable, dans lequel l’Europe est malheureusement déjà engagée, est celui de la postdémocratie : apparemment, tout reste en l’état, mais les véritables décisions se prennent hors du système démocratique, dans les conseils d’administrations des banques et des multinationales, les Bourses mondiales et les comités « d’experts ». Par ailleurs, si le parallèle avec les années 1930 n’est guère éclairant, un scénario autoritaire, où l’État de droit et la démocratie formelle se voient considérablement limités, prend consistance. L’exemple russe est le plus clair, mais des tendances dans cette direction s’observent ailleurs – en France, une alliance entre une droite dure et le Front national pourrait y mener. L’écroulement est toujours possible, et la Grèce est dans une dynamique qui risque d’y conduire. Enfin, une nouvelle révolution démocratique, qui transformerait la politique en même temps que le modèle socio-économique, n’est pas à exclure : ce n’est pas le scénario le plus probable, mais des mouvements sociaux d’importance ont depuis quelques années mis à l’ordre du jour une telle perspective, qui gagne aussi en crédibilité dans certains cercles politiques 
et intellectuels.

À la suite de Max Weber et de Bernard Manin, vous rappelez que le système représentatif 
est conçu dès l’origine comme 
une « aristocratie élective »?

Yves Sintomer. Ces travaux nous obligent à regarder la réalité au-delà de l’idéologie officielle : le gouvernement représentatif aboutit à donner l’essentiel du pouvoir à une « élite », une aristocratie élue mais qui s’autoreproduit largement et se recrute dans certains cercles sociaux. Les partis de masse avaient élargi la base sociale du système, mais ce fut au prix d’un transfert du pouvoir réel aux appareils politiques – une évolution qu’avaient diagnostiquée Rosa Luxemburg ou Roberto Michels pour le mouvement ouvrier au début du XXe siècle. Il faut cependant prendre garde à ne pas analyser seulement la politique « par en haut », en suivant le regard des dominants. L’expérience démocratique des deux derniers siècles est aussi marquée par l’irruption des subalternes sur la scène politique. Aujourd’hui, l’ampleur des mobilisations civiques « par en bas », coordonnées de façon largement horizontale, impose pour être comprise de recourir aussi à d’autres outils conceptuels que ceux de Weber ou de Manin.

Dans Petite Histoire de l’expérimentation démocratique, vous revenez sur des références historiques de participation des citoyens… 
Que peuvent-elles nous apprendre ?

Yves Sintomer. Le détour par le passé est libérateur en ce qu’il permet de considérer des 
possibles qui avaient été refoulés, de stimuler notre imaginaire. Pour ne prendre qu’un exemple, la focalisation presque exclusive de la politique sur l’élection est plutôt une exception à l’échelle historique. En règle générale, l’élection a été combinée avec d’autres procédures (à commencer par le tirage au sort) dans l’expérience démocratique et républicaine, et les formes de représentation utilisées sont bien plus riches que le seul mandat électoral.

L’idéal démocratique n’a t-il pas été développé dans la recherche d’un système consensuel 
pour désamorcer les affrontements sociaux ?

Yves Sintomer. Dans toute dynamique 
politique digne de ce nom, on peut observer une articulation difficile entre le conflit et le consensus. À lui seul, le conflit débouche potentiellement sur la guerre civile, et son premier théoricien, Machiavel, précisait qu’il devait se régler civilement. À l’inverse, la course au consensus, qui marque souvent les perspectives de la « démocratie délibérative » focalisée sur une discussion raisonnable, aboutit presque inévitablement à favoriser les équilibres de pouvoir en place.

Selon vous, des formes alternatives démocratiques s’appuyant sur 
« l’impératif délibératif » ont émergé 
dans la dernière période?

Yves Sintomer. Je suis plus que sceptique lorsque j’entends les lamentations sur la montée de l’individualisme, en particulier dans les nouvelles générations. Des énergies civiques considérables se sont déployées au cours des dernières années. Un proverbe chinois dit que le poisson pourrit par la tête. Il me semble que les classes dirigeantes sont bien davantage responsables du pourrissement actuel de la situation que 
les couches subalternes. Dans un tel contexte, le fait qu’un nombre croissant d’acteurs réclament un modèle plus participatif et plus délibératif est quelque chose de positif, même si les pratiques sont loin de l’idéal revendiqué : celui-ci permet en effet de critiquer les réalisations qui le pervertissent.

Dans de nombreuses régions du monde, « l’idéal démocratique » semble même redevenir un moteur de l’histoire…

Yves Sintomer. Jamais la démocratie n’a été aussi populaire, et des mouvements de démocratisation réelle se font jour à des échelles considérables, en particulier en Amérique latine. En même temps, comme le montre le printemps arabe, cette évolution risque d’être précaire si elle ne fait que mettre en place des gouvernements représentatifs tels que l’Europe les a connus au cours des deux derniers siècles. 
Et si demain la Chine se démocratise, ce qui est tout à fait possible, il est peu probable qu’elle se contente de copier un système qui semble chez nous largement épuisé.

Une autre démocratie est-elle possible 
sans dépasser le capitalisme et sans remettre en cause un système qui s’appuie 
sur les rapports sociaux de domination ?

Yves Sintomer. Il faut éviter tout réductionnisme. Le capitalisme a pu être compatible avec de nombreux types de régimes, depuis les dictatures les plus sanglantes jusqu’à des démocraties permettant une égalité sociale et politique assez poussée, comme en Scandinavie au siècle dernier. Inversement, des dynamiques démocratiques ont pu exister dans des modes de production très divers. En Europe, aujourd’hui plus encore qu’hier, il est effectivement crucial de coupler la critique politique et la critique sociale. Cependant, les deux plans sont en partie autonomes. Pour proposer une stratégie qui ait des chances de devenir hégémonique, toute force politique sérieuse doit en tenir compte, et différencier ses alliances en conséquence.

Démocratie directe, système délibératif 
et participatif, jurys populaires, etc. : 
vous montrez que le défi de l’égalité dans le pouvoir de décision pourrait trouver une réponse dans ces formes. Elles sont pourtant considérées comme secondaires…

Yves Sintomer. La plupart des acteurs politiques, y compris dans la gauche radicale, restent malheureusement tournés vers la politique telle qu’elle a pu se dérouler au siècle dernier – et pourtant, comme disait Marx, l’histoire ne se répète qu’en farce ! Cependant, les choses bougent assez vite et un thème comme le tirage au sort des représentants a aujourd’hui un écho qui, s’il reste minoritaire, n’est plus seulement marginal. Ce que l’on peut espérer, c’est qu’une conjonction d’acteurs aux buts hétérogènes finisse par aboutir à de véritables innovations. Après tout, l’État social est né de l’action du mouvement ouvrier mais aussi de ceux qui, comme Bismarck, voulaient les masses derrière l’État plutôt que contre lui, et de ceux qui, comme Ford, voulaient vendre leurs produits à leurs ouvriers…

Comment peut-on étendre la démocratie 
et le pouvoir de décision collectif ? 
Par des changements institutionnels ? 
Par la proportionnelle intégrale ? 
Par le référendum d’initiative populaire ? 
Par la démocratie dans l’entreprise et l’appropriation sociale ? Dans les quartiers ?

Yves Sintomer. Ce qui est clair, c’est qu’il faudrait engager un processus constituant pour changer le logiciel et ne pas se contenter de réformes à la marge. Le thème de la VIe République peut être mobilisateur, à condition de ne pas en faire un instrument au service d’une fraction politique. Dans le contexte français, la proportionnelle intégrale aboutirait à donner le pouvoir aux politiciens des partis charnières. D’autres innovations me semblent cependant plus importantes. Les référendums d’initiative populaire et les référendums révocatoires sont de plus en plus pratiqués dans le monde. Cet instrument a certes des défauts, mais il constitue en même temps un outil démocratique puissant. Réintroduire à une large échelle le tirage au sort en politique, par exemple pour créer une « Chambre du futur » chargée de veiller aux intérêts à long terme, serait une autre piste. La démocratie économique est cruciale et il faudrait faire un bilan critique des idées d’autogestion, de cogestion et de démocratie sociale. L’idée des « communs », illustrée par Wikipedia, n’est pas seulement socio-économique, puisqu’elle implique un mode nouveau de prise de décision. De même, il serait important d’élargir la représentation politique. Pour ne donner qu’un exemple, c’est par héritage monarchique que nous avons « un » président de la République (ou d’association !), « un » maire, « un » secrétaire général. Pourquoi ne pas revenir à une conception collégiale de la représentation ?

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