lundi 23 septembre 2013

Permis de voter

Un permis de conduire existe bien pour ceux qui veulent emprunter les routes avec un véhicule motorisé. Conduire implique une responsabilité vis-à-vis d'autrui, une connaissance (le code), un savoir-faire. Pourquoi n'envisagerait-on pas un permis de voter ?

"Ce n'est pas éthique", me direz-vous. "Le droit de vote est et doit rester universel" ! L'est-il vraiment ? Mais non, figurez-vous ! Ceux qui ont moins de 18 ans en sont exclus. On les considère comme inaptes à voter car trop immatures. Mais tous les adultes le sont-ils ? Et sur quels critères pourrait-on considérer qu'une personne est digne de voter ou pas ?

Certaines alternatives au "suffrage universel" ont été utilisées jadis, dans certains pays (avec leurs dérives). Tour d'horizon.


Le suffrage censitaire

On appelle suffrage censitaire le mode de suffrage dans lequel seuls les citoyens dont le total des contributions directes dépasse un seuil, appelé cens, sont électeurs. Parfois, le cens pour être éligible est fixé à un seuil plus élevé. Il existe des variantes, à mi-chemin entre suffrage censitaire et suffrage universel, dans lesquelles chaque électeur a un poids différent selon son niveau d'imposition, notamment le système des trois classes en Prusse et le vote plural en Belgique.


Emmanuel-Joseph Sieyès considérait que le vote est une fonction et que par conséquent seuls les individus ayant les capacités (intelligence, niveau économique) d'exercer cette activité peuvent l'exercer. Selon cette théorie, seuls « les actionnaires de la grande société » seraient suffisamment légitimes pour exercer l'activité de vote. Sieyès distingue les « citoyens actifs », ceux qui paient suffisamment d’impôts directs et qui sont capables de voter, des citoyens passifs, dont la richesse ne justifie pas une imposition, et incapables de voter. Sieyès justifie cette position en constatant que seuls les citoyens riches contribuent à la bonne marche de l'économie nationale et qu'il est par conséquent juste qu'ils influent sur la vie politique par le truchement du vote. Ceci explique le suffrage censitaire dans la constitution de 1791, dont Sieyès a contribué à la rédaction. Ce mode de suffrage est à mettre en perspective avec la théorie de la souveraineté nationale. La souveraineté appartient à la nation, le droit de vote n'est donc pas un droit pour les citoyens mais une fonction, à l'instar du droit qui découle de la théorie de la souveraineté populaire.

En Belgique, le suffrage censitaire a été utilisé depuis l'indépendance (1830) jusqu'en 1894. Initialement, le cens était variable selon les régions : il était plus élevé dans les villes que dans les régions rurales. En 1848, il fut ramené pour tout le pays à 42,20 francs (minimum prévu par la Constitution). En 1894, il fut remplacé par un système de vote plural, qui donnait entre autres une (aux législatives) ou deux (aux communales) voix supplémentaires suivant le niveau de paiement de l'impôt. En 1919 est introduit le suffrage universel pour les hommes et en 1948 pour les femmes.

En France, les élus du Tiers état aux États généraux de 1789, qui se transformèrent ultérieurement en Assemblée constituante, étaient élus par des chefs de foyer âgés de plus de 25 ans et payant l'impôt, la Constitution de 1791 maintient ce suffrage censitaire (à deux degrés, suffrage indirect donc). La Constitution de l'an I, jamais appliquée, est la première qui prévoit un droit de vote non-censitaire. Les membres du Conseil des Cinq-Cents, assemblée nationale instituée par la Constitution de l'an III, étaient élus au suffrage censitaire, âgés de plus de 30 ans et résidant depuis au moins dix ans sur le territoire national. La Restauration et la Monarchie de Juillet maintiennent ce système de vote censitaire entre 1815 et 1848 : de 1814 à 1830, le cens est fixé à 300 francs pour être électeur, et à 1 000 F pour être éligible. Le 19 avril 1831, il est abaissé à 200 F pour être électeur et 500 F pour être éligible : il y a 246 000 électeurs en 1847. En 1848, le suffrage censitaire est remplacé par le suffrage universel masculin limité avec la Deuxième République. Entre 1833 et 1848, les conseils généraux sont également élus au suffrage censitaire.

En Prusse, un système électoral complexe divisait la population selon le niveau d'imposition avec pondération des votes, ce système, adopté en 1849, était appelé « système des trois classes ».  

Le suffrage capacitaire 

Le suffrage capacitaire est un mode de scrutin dans lequel le droit de vote est accordé aux citoyens en fonction de leur « capacités ». En pratique, seuls les détenteurs de certains titres (diplômes) ou ceux qui exercent certaines fonctions auront le droit de vote.

Le suffrage capacitaire a été utilisé en Belgique (en 1883 aux élections communales et provinciales). Une variante de ce type de suffrage est le système de vote plural.

Jusqu'à très récemment, de nombreux États latino-américains limitaient le droit de vote à leurs citoyens alphabétisés.

Jusqu'au Voting Rights Act de 1965, le droit de vote dans certains États du Sud des États-Unis était conditionné par la capacité d'expliquer la Constitution. Ce procédé permettait d'exclure du corps électoral les descendants d'esclaves noirs. Les « Blancs », même illettrés, jouissant du droit de vote par filiation (« clause du grand-père » : il fallait prouver que son grand-père était déjà électeur pour ne pas être soumis à l'« examen »).  

Le suffrage par vote plural

Le vote plural est la pratique par laquelle un seul individu a le droit de vote plusieurs fois à une même élection, en raison de critères de propriété, d'imposition, de scolarisation ou de statut social. Il s'agit d'une variante du suffrage censitaire et du suffrage capacitaire. On parle aussi de vote plural dans les sociétés quand certaines catégories d'actionnaires ont plus de voix que d'autre, tout chose égales par ailleurs (par exemple, deux actionnaires avec 10 actions chacun, mais l'un est un dirigeant dont les voix comptent double).

En Belgique, le suffrage plural est utilisé de 1894 à 1918, sur proposition d'Albert Nyssens. Le but du suffrage plural est alors de limiter l'impact du suffrage universel et de trouver ainsi un compromis entre les partisans du suffrage universel et partisans du suffrage censitaire. Tout citoyen masculin de plus de 25 ans a une voix, mais selon certains critères certains électeurs peuvent avoir jusqu'à deux voix supplémentaires selon un ou deux des critères suivants:
- en tant qu'électeur capacitaire, c'est-à-dire détenteur d'un diplôme de l'enseignement secondaire ;
- en tant que chef de famille de plus de 35 ans, payant au moins 5 francs de taxe de résidence ;
- en tant que détenteur d'un livret d'épargne de 2 000 francs minimum, ou bénéficiaire d'une rente viagère de 100 francs.
- Pour les élections communales, une quatrième voix est octroyée aux pères de famille payant un cens électoral déterminé ou dont le revenu cadastral atteint 150 francs. Une mesure similaire est instaurée pour les provinces.
Concrètement, aux élections législatives de 1894, 800 000 électeurs disposaient d'une seule voix, 290 000 de deux voix et 220 000 de trois voix.

Au Royaume-Uni et dans certaines anciennes colonies (Australie, Nouvelle-Zélande), les personnes rattachées à une université pouvaient voter à la fois dans une circonscription universitaire et dans leur circonscription de résidence. De même, les propriétaires fonciers pouvaient voter à la fois dans leur circonscription de domicile et dans celle où ils possédaient une propriété, si les deux différaient. Le cumul était possible jusqu'à trois circonscriptions différentes pour les propriétaires affiliés à une université. Cette pratique fut abolie pour les élections législatives par le Representation of the People Act de 1948, mais subsista pour les élections locales en Irlande du Nord jusqu'en 1968.

En Nouvelle-Zélande, disposent d'un droit de vote aux élections locales les personnes ayant une propriété dans la localité mais résidant ailleurs ou les partenariats, copropriétaires et sociétés, qui sont habilitées à désigner un titulaire nominatif. Les électeurs de cette catégorie sont inscrits sur le Non-resident ratepayer roll .  

Quels critères pourraient-on retenir pour définir un permis de voter ?

La théorie d'Emmanuel-Joseph Sieyès est intéressante. Selon cette théorie, seuls « les actionnaires de la grande société » seraient suffisamment légitimes pour exercer l'activité de vote. Sieyès distingue les « citoyens actifs », ceux qui paient suffisamment d’impôts directs et qui sont capables de voter, des citoyens passifs, dont la richesse ne justifie pas une imposition, et incapables de voter. Il précise bien : d'impôts directs; parce que des impôts indirects (TVA), tout le monde en paie.

Mais comment définit-on la notion de "capable de voter" ?

Je me souviens personnellement d'une situation où l'on me demanda (par référendum) de voter pour ou contre le Traité établissant une constitution pour l'Europe, de 2004. Courageusement, je me suis lancé dans la lecture du document simplifié (et non des quelques 900 pages de l'original!) mais comment saisir/choisir la pertinence de ce document sans une solide formation juridique et, en l'occurrence, sans connaître en profondeur le Traité sur l'Union européenne (dit de Maastricht, 1992) c'est-à-dire les avantages et inconvénients du nouveau texte ?!

Quiconque voudrait obtenir son permis de voter devrait au moins connaître le "code de la route", c'est-à-dire : les lois de son pays. Peut-être pas pour trancher sur des sujets aussi techniques que des traités européens mais au moins les grandes lignes du droit. J'ai bien senti que, sur ce point précis, je n'étais pas digne d'exprimer mon opinion.

8 commentaires:

Olivier a dit…

Ca fait du bien de lire quelqu'un dont je partage l'opinion sur le permis de voter :)
Dommage il semble que votre article soit coupé avant la fin...
De mon côté j'ai commis un ouvrage sur le sujet (La faillite de la démocratie, De la nécessité d'un permis de voter). J'y aborde plutôt les contradictions des fondements philosophiques de la démocratie pour aboutir à l'idée qu'un permis de voter serait bien plus cohérent. J'ai également écrit quelques articles sur le sujet sur mon blog: http://quolibets.fr/categorie/permis-de-voter

Au plaisir, j'espère, d'échanger sur le sujet avec vous

Je a dit…

Ce sera un plaisir partagé d'échanger sur ce sujet avec vous.

Je vais aller consulter votre blog puisque vous avez l'amabilité de m'en donner l'adresse.

Juste une question pour conclure ce premier échange : pourquoi dites vous "Dommage il semble que votre article soit coupé avant la fin..." ?

Je a dit…

Cet article est un questionnement "à haute voix" plus qu'une réponse à la question.
Je ressens les limites du système électoral et j'énonce d'autres solutions démocratiques retenues ailleurs ou à d'autres époques.
Mais je ne prétends pas connaître la meilleure réponse. Je n'ai pas assez "planché" sur le sujet et mes connaissances juridiques sont limitées. D'ailleurs, j'avoue en conclusion que je n'étais pas apte pour voter sur le Traité constitutionnel européen de 2004.

Je constate aussi que dans toute démocratie digne de ce nom, les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) sont séparés.

En France, ces trois pouvoirs devraient être séparés mais il y a des incohérences.

Le pouvoir exécutif est confié au Président de la République élu au suffrage "universel" (des électrices et électeurs 18 ans et de plus). Il nomme ensuite son Premier Ministre et son gouvernement.

Le pouvoir législatif est également confié à des élus (élections directes pour les députés et indirectes pour les sénateurs) mais la dose de proportionnelle a varié ces 30 dernières années modifiant considérablement la représentation réelle de la nation/de l'électorat à l'Assemblée Nationale.
Sans entrer dans les détails, on voit bien que ce n'est pas le même mode de scrutin que celui utilisé pour élire le Président. Donc c'est une incohérence.

Quant au pouvoir judiciaire, il n'est même pas confié à des élus. Ce sont des fonctionnaires, des diplômés qui accèdent à ces fonctions. Dans ce cas, nous ne sommes pas dans une démocratie mais dans une technocratie.
Et en plus, les fonctionnaires sont payés par l’État, donc potentiellement au service du chef de l’État, qui est aussi le chef de l’exécutif. J'y vois (mais je peux me tromper), une non-séparation des pouvoirs.

Ne devrait-on pas, par cohérence, appliquer la même règle de désignation pour les trois pouvoirs ? :
- soit par le biais d'élections (distinctes pour chacun des trois pouvoirs),
- soit par le biais de nominations (diplômes, expérience professionnelle) selon la compétence réelle à exercer telle ou telle fonction ; et surtout pas par la séduction exercée par le candidat sur un électorat incapable d'évaluer sa compétence.

Je a dit…

Je viens de lire l'article "Quel permis de voter ?" à l'adresse http://quolibets.fr/quel-permis-de-voter
C'est une réponse équilibrée entre le critère quantitatif (tous les électeurs possédant 1 voix) et le critère qualitatif (les 3 millions d'électeurs munis de leur permis de voter et possédant 10 voix au lieu d'une).

Je a dit…

Le système va mal. Il faut changer le système d'élection avec, par exemple un "permis de voter". Mais d'autres penseurs vont plus loin encore. Etienne Chouard affirme qu'une "démocratie représentative" n'est pas une vraie démocratie au sens athénien du terme. http://justemonopinion-jeronimo.blogspot.com/2015/03/etienne-chouard-chercher-la-cause-des.html

Tout comme lui, j'ai été alerté lors du référendum sur le "Traité établissant une constitution pour l'Europe". J'ai ressenti que c'était un simulacre de vote (un choix unique, pas d'alternative) et pire : mon incapacité de voter en toute intelligence, faute de compétences approfondies en droit. J'ai cherché des alternatives autres que la situation actuelle et parmi elles, le "permis de voter" avec un auteur-source cité par Etienne Chouard lui-même : "La théorie d'Emmanuel-Joseph Sieyès est intéressante. Selon cette théorie, seuls « les actionnaires de la grande société » seraient suffisamment légitimes pour exercer l'activité de vote. Sieyès distingue les « citoyens actifs », ceux qui paient suffisamment d’impôts directs et qui sont capables de voter, des citoyens passifs, dont la richesse ne justifie pas une imposition, et incapables de voter. Il précise bien : d'impôts directs; parce que des impôts indirects (TVA), tout le monde en paie."

Je a dit…

Mais dans cette alternative, on ne changerait que les électeurs, pas les candidats, ceux qui sont avides de pouvoir, ceux qui sont directement soutenus par des partis politiques avides de pouvoir, et indirectement soutenus par les ultra-riches qui financent les partis politiques afin de mieux leur dicter, ensuite, les lois qui avantageront les ultra-riches y compris au détriment de la majorité des électeurs. On ne serait pas remonté assez haut dans "la cause des causes".

Je a dit…

Le suffrage censitaire est considéré de nos jours comme contraire aux articles 1 et 2 de la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Article 1 : "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits" (dont le droit de vote)

Article 2 : "Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente Déclaration, sans distinction aucune de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation"

On oublie néanmoins que, même au suffrage dit universel les mineurs (les moins de 18 ans) sont toujours privés du droit de vote. Cela sous-entend que voter implique quand même une capacité, une maturité.

Je a dit…

Sieyès justifiait sa position (en faveur du suffrage censitaire) en affirmant que seuls les citoyens riches contribuent à la bonne marche de l'économie nationale et qu'il est par conséquent juste (selon lui) qu'ils influent sur la vie politique par le truchement du vote. Ceci explique la prédominance du suffrage censitaire dans la constitution de 1791 (pour une monarchie parlementaire), dont Sieyès a contribué à la rédaction.

Sieyès se trompe : les travailleurs pauvres contribuent à la bonne marche de l'économie nationale. Je dirai même que ce sont eux qui créent les richesses par leur labeur. Les riches propriétaires, comme Sieyès, ne sont que des parasites sociaux qui, s'appuyant sur le "droit de propriété" ("propriété lucrative", très discutable et même contestée par Proudhon au XIXème siècle) prélèvent des dividendes sur des richesses qu'ils n'ont pas contribué à créer par leur travail, mais seulement par leur capital.

Quant au fonctionnement de l’État, il faut insister sur le fait que la TVA (taxe sur la Valeur Ajoutée) est payée par toutes et tous, y compris par les mineurs qui continuent à être privés du droit de vote. La TVA représente même à elle seule 50% des recettes de l’État.

Enfin, il me faut rappeler à quel point Sieyès était hostile à la démocratie.

« Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. » (Discours du 7 septembre 1789, intitulé précisément : « Dire de l'abbé Sieyès, sur la question du veto royal : à la séance du 7 septembre 1789 »)

Le tirage au sort est du domaine de la démocratie alors que l'élection est de celui de l'aristocratie (si tant est que l'on choisisse le "meilleur" pour la fonction et non le meilleur menteur doublé du pire corrompu).