dimanche 22 octobre 2017

"Anarchisme chrétien", est-ce un oxymore ?

Depuis que j'ai écouté Étienne Chouard expliquer le sens véritable, étymologique, du mot "démocratie" ("demos", le peuple", "kratos" pouvoir ; c'est-à-dire : le peuple commande), je m'intéresse à ses formes historiques. Cela m'a permis de comprendre :
- que nos républiques françaises successives n'étaient que des oligarchies (marchandes, industrielles, bancaires);
- et, paradoxalement, que les peuples appelés péjorativement "primitifs" sont en fait les seuls vrais démocrates, et même mieux que des démocrates (où la majorité s'impose à la minorité, au besoin par la force ); ce sont des anarchistes : pas de chef avec un pouvoir coercitif.

-------

Après avoir étudié la démocratie (où le tirage au sort des magistrats parmi les citoyens tient un rôle essentiel), je me suis intéressé à l'anarchisme politique né en même temps que la société industrielle, en réaction au capitalisme.

Mais, pour compliquer les choses, c'est un mouvement pluriel qui embrasse l'ensemble des secteurs de la vie et de la société.

En 1928, Sébastien Faure, dans La Synthèse anarchiste, définit quatre grands courants qui cohabitent tout au long de l'histoire du mouvement :
• l'individualisme libertaire qui insiste sur l'autonomie individuelle contre toute autorité ;
• le socialisme libertaire qui propose une gestion collective égalitaire de la société ;
• le communisme libertaire, qui de l'aphorisme « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » créé par Louis Blanc, veut économiquement partir du besoin des individus, pour ensuite produire le nécessaire pour y répondre ;
• l'anarcho-syndicalisme, qui propose une méthode, le syndicalisme, comme moyen de lutte et d'organisation de la société.

Depuis, de nouvelles sensibilités se sont affirmées, telles l'anarcha-féminisme, l'anarchisme chrétien ou l'écologie sociale.  Liste non exhaustive !

En 2007, l'historien Gaetano Manfredonia propose une relecture de ces courants sur base de trois modèles.
• Le premier, « insurrectionnel », englobe autant les mouvements organisés que les individualistes qui veulent détruire le système autoritaire avant de construire, qu’ils soient bakouniniens, stirneriens ou partisans de la propagande par le fait.
• Le second, « syndicaliste », vise à faire du syndicat et de la classe ouvrière, les principaux artisans tant du renversement de la société actuelle, que les créateurs de la société future. Son expression la plus aboutie est sans doute la Confédération nationale du travail pendant la révolution sociale espagnole de 1936.
• Le troisième est « éducationniste réalisateur » dans le sens où les anarchistes privilégient la préparation de tout changement radical par une éducation libertaire, une culture formatrice, des essais de vie communautaires, la pratique de l'autogestion et de l'égalité des sexes, etc. Ce modèle est proche du gradualisme d'Errico Malatesta et renoue avec « l’évolutionnisme » d'Élisée Reclus.

------

Dans cet article, je vais m'intéresser à l'anarchisme chrétien. Et plus particulièrement, je vais exposer pourquoi il me semble difficile de concilier le concept d'anarchisme ("ni dieu, ni maître") à celui de christianisme ("un seul Dieu, un seul maître").



-----

Récemment, j'ai eu la chance de dialoguer avec un internaute (se présentant sous le pseudonyme de Madinx Imaginal ou encore d'Anarchriste) qui se réclamait justement de l'anarchisme chrétien. J'ai voulu en savoir plus car lui-même précisait qu'il était chrétien catholique ;  ce qui sous-entend un attachement total, inconditionnel, à l'Écriture Sainte, à  la Tradition apostolique et au Magistère de Pierre

Après de nombreuses circonvolutions (cet internaute faisant un tantinet preuve de prosélytisme), j'ai réussi à obtenir de sa part un article issu de son blog Anarchrisme : http://anarchrisme.blog.free.fr/index.php?post%2F2011%2F07%2F20%2FL%C3%A9gitimit%C3%A9-de-l%E2%80%99anarchisme
Ci-dessous, j'ai intercalé les commentaires que j'ai ensuite rédigés, paragraphe par paragraphe.

"Que ce soit parmi les catholiques ou les anarchistes, beaucoup de difficultés de compréhension proviennent de la confusion des termes État, gouvernement, société. Dans son ouvrage les lois internes de la société, le père Luigi Sturzo fait le meilleur exposé catholique que j'ai jamais lu sur la question. Il montre que l’État n'est qu'une forme de gouvernement. Quand on cherche à analyser la position des anarchistes (en particulier des anarcho-syndicalistes), on se rend compte qu'il ne s'agit pas d'autre chose que de corps de gouvernement décentralisés et autonomes. C'est une forme de gouvernement. La confusion naît de ce que quelques écrivains anarchistes font du mot gouvernement un synonyme d’État; ils expriment leur refus catégorique de croire au gouvernement alors qu'ils veulent parler de l’État."

Tout à fait d'accord avec le premier paragraphe dont j'ai retenu cet extrait : "Luigi Sturzo [...] montre que l’État n'est qu'une forme de gouvernement. Quand on cherche à analyser la position des anarchistes, on se rend compte qu'il ne s'agit pas d'autre chose que de corps de gouvernement décentralisés et autonomes."

"En démocratie, l’État est le gouvernement par mode de représentation. Mais rien n'oblige un catholique à croire qu'un peuple doive nécessairement être gouverné par des représentants. Le catholique est libre de préférer tel ou tel mode de gouvernement, comme le montre clairement saint Thomas [d'Aquin] dans le traité de la loi de La Somme Théologique. Dans la question 90, article 3, saint Thomas affirme : Une loi, à proprement parler, regarde d’abord et avant tout l’ordre du bien commun. Ordonner quoi que ce soit au bien commun appartient soit à tout le peuple, soit à quelqu’un qui est le représentant de tout le peuple. D’où il appartient, soit à tout le peuple, soit à un personnage public qui à la charge de tout le peuple, de faire des lois, car dans toutes les autres matières, ordonner toute chose à la fin concerne celui à qui la fin appartient."

Au début du deuxième paragraphe, il y a un mot qui peut être discuté : "En démocratie l’État est le gouvernement par mode de représentation." C'est le mot "démocratie". Peut-être vaudrait-il mieux écrire "république"; d'autant plus que la représentation actuelle, celle de l'élection, donne des pouvoirs de décisions aux élus; alors que dans une démocratie, le représentant n'est qu'un porte-parole; il ne prend pas de décision en son nom propre.
Deuxième paragraphe toujours, une citation éclairante de saint Thomas : "Il appartient, soit à tout le peuple, soit à un personnage public qui à la charge de tout le peuple, de faire des lois." Ainsi donc, l'individu catholique peut s'accommoder soit de la démocratie, soit de la monarchie (en passant par l'oligarchie, je suppose) pourvu que cela soit pour le bien commun et/ou le respect du dogme catholique. 
Dans ma représentation, la patriarcat, la hiérarchie verticale étaient des caractéristiques du catholicisme [de l’Église catholique], et donc très difficilement compatibles avec un gouvernement horizontal/démocratique.
 
"Les anarchistes pensent que tout le peuple constitué en communauté devrait s’occuper des tâches de gouvernement au lieu de recourir à l’intermédiaire d’un État distant et centralisé. La citation de saint Thomas prouve qu’une telle conviction n’a rien d’hérétique. Un chrétien peut certainement être anarchiste. Quant au gouvernement procédant du péché, saint Augustin distingue entre gouvernement de coercition et gouvernement de direction. Il dit que le premier résulte du péché mais non le second, parce que l’homme est un être social. On pourrait dire que les anarchistes soutiennent le gouvernement de direction (aide mutuelle) mais rejettent le gouvernement de coercition (État)."

D'accord avec le troisième paragraphe. C'est bien la coercition le problème des gouvernements qu'ils soient marxistes, libéraux/consuméristes, fascistes , théocratiques ou autres.

"Notre Seigneur nous apprit à prier ainsi : « Que votre règne arrive sur la terre comme au ciel. » En d’autres termes plus le gouvernement terrestre se rapproche de l’ordre des choses du ciel, plus il est chrétien. Je crois fermement, sans savoir si c’est réalisable ou non, que la société anarchiste est plus proche de cet idéal que n’importe quelle autre forme de gouvernement. Comme le chrétien vit dans l’espérance, nous pouvons en faire le but que nous travaillons à réaliser, même si cela parait aussi peu pratique que le calvaire."

Extrait d’une lettre de Robert Ludlow, rédacteur en chef du Catholic Worker, à Dorothy Day, vers 1936, cité in La longue solitude, mémoire de Dorothy Day, éditions du Cerf, 1955.



Quatrième et dernier paragraphe : "plus le gouvernement terrestre se rapproche de l’ordre des choses du ciel, plus il est chrétien." C'est là où cela m'inquiète (si l'on veut lier les deux concepts "anarchisme" et "catholicisme") car au Ciel, il y a Dieu puis toute une hiérarchie d'archanges, anges et multiples autres catégories (neuf classes réparties en trois degrés). 
Pas vraiment horizontal/démocratique ! 
Je l'associerai plutôt à la monarchie absolue si je devais faire une analogie politique. Un "bon roi" peut-être mais un roi tout-puissant tout de même.
D'ailleurs, le gouvernement terrestre qui se rapproche le plus de "l’ordre des choses du ciel", celui qui est le plus chrétien  (au sens de catholique apostolique et romain), c'est celui du Vatican.  
Le Vatican est une monarchie absolue et élective : le pape est élu à la majorité qualifiée (2/3 des voix) lors du conclave (collège exclusivement constitué d'hommes : les évêques et cardinaux), et règne à vie en principe, mais il peut aussi renoncer/abdiquer. Le Vatican peut également se définir comme une théocratie dans la mesure où son existence, son fonctionnement et son action sont dominés par un impératif religieux.
Ainsi, le pape dispose du pouvoir absolu (exécutif, législatif et judiciaire).

En conclusion, "l'anarchisme catholique" est un oxymore, n'en déplaise à mon interlocuteur.

------

Mais peut-être que des formes anciennes du christianisme (antérieures à l’institution d'une Église très hiérarchisée) permettent de s'approcher de l'anarchisme. Cet anarchisme serait toutefois issu d'individus "hétéronomes" ("qui reçoivent leurs règles de quelqu'un d'autre; Dieu/Jésus-Christ en l'occurrence) et non d'individus autonomes (au sens étymologique : "qui écrivent leurs règles eux-mêmes").

La définition qu'on trouve dans l'encyclopédie en ligne fait effectivement référence à d'anciennes communautés spirituelles :

L'anarchisme chrétien entend formuler et actualiser la plupart des questionnements des premières sociétés chrétiennes, en référant parfois jusqu'à l'expérience des communautés esséniennes pour justifier ses options spirituelles et politiques.

Pour en savoir plus  : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ess%C3%A9niens

Aucun commentaire: