Le
peuple est bête et méchant, le peuple est obtus. Au mieux il pense mal,
le plus souvent il délire. Son délire le plus caractéristique a un
nom : conspirationnisme. Le conspirationnisme est une malédiction.
Pardon : c’est une bénédiction. C’est la bénédiction des élites qui ne
manquent pas une occasion de renvoyer le peuple à son enfer
intellectuel, à son irrémédiable minorité. Que le peuple soit mineur,
c’est très bien ainsi. Surtout qu’il veille à continuer d’en produire
les signes, l’élite ne s’en sent que mieux fondée à penser et gouverner à
sa place.
Pour une pensée non complotiste
des complots (quand ils existent)
Il faudrait sans doute commencer par dire des complots eux-mêmes
qu’ils requièrent d’éviter deux écueils symétriques, aussi faux l’un que
l’autre : 1) en voir partout ; 2) n’en voir nulle part. Quand les cinq
grandes firmes de Wall Street en 2004 obtiennent à force de pressions
une réunion longtemps tenue secrète à la Securities and Exchange
Commission (SEC), le régulateur des marchés de capitaux américains, pour
obtenir de lui l’abolition de la « règle Picard » limitant à 12 le
coefficient de leviérisation globale des banques d’affaires (
1),
il faudrait une réticence intellectuelle confinant à l’obturation pure
et simple pour ne pas y voir l’action concertée et dissimulée d’un
groupe d’intérêts spécialement puissants et organisés – soit un complot,
d’ailleurs tout à fait couronné de succès. Comme on sait les firmes de
Wall Street finiront leviérisées à 30 ou 40, stratégie financière qui
fera leur profits hors du commun pendant la bulle… et nourrira une
panique aussi incontrôlable que destructrice au moment du retournement.
Des complots, donc, il y en a, en voilà un par exemple, et il est de
très belle facture.
Sans doute ne livre-t-il pas à lui seul l’intégralité de l’analyse
qu’appelle la crise financière, et c’est peut-être là l’une des
faiblesses notoires du conspirationnisme, même quand il pointe des faits
avérés : son monoïdéisme, la chose unique qui va tout expliquer, l’idée
exclusive qui rend compte intégralement,
la réunion cachée qui a
décidé de tout. Exemple type de monoïdéisme conspirationniste :
Bilderberg (ou la Trilatérale). Bilderberg existe ! La Trilatérale
aussi. Ce n’est donc pas du côté de l’établissement de ce (ces) fait(s)
que se constitue le problème (comme ça peut être le cas à propos du
11 septembre par exemple) : c’est du côté du statut causal qu’on leur
accorde. Ainsi donc de Bilderberg ou de la Trilatérale érigées en
organisateurs uniques et omnipotents de la mondialisation néolibérale.
Pour défaire le monoïdéisme de la vision complotiste, il suffit de
l’inviter à se prêter à une expérience de pensée contrefactuelle :
imaginons un monde sans Bilderberg ni Trilatérale, ce monde hypothétique
aurait-il évité la mondialisation néolibérale ? La réponse est
évidemment non. Il s’en déduit par contraposition que ces conclaves
occultes n’étaient pas les agents
sine qua non du néolibéralisme,
peut-être même pas les plus importants. Et pourtant ceci n’est pas une
raison pour oublier de parler de Bilderberg et de la Trilatérale, qui
disent incontestablement quelque chose du monde où nous vivons.
Il suffirait donc parfois d’un soupçon de charité intellectuelle pour
retenir ce qu’il peut y avoir de fondé dans certaines thèses
immédiatement disqualifiées sous l’étiquette désormais infamante de
« conspirationnistes », écarter leurs égarements explicatifs, et
conserver, quitte à les réagencer autrement, des faits d’actions
concertées bien réels mais dont la doctrine néolibérale s’efforce
d’opérer la dénégation – il est vrai qu’il entre constitutivement dans
la vision du monde des dominants de dénier génériquement les faits de
domination (salariés et employeurs, par exemple, sont des
« co-contractants libres et égaux sur un marché du travail »…), à
commencer bien sûr par tous les faits de ligue explicite par lesquels
les intérêts dominants concourent à la production, à la reproduction et à
l’approfondissement de leur domination. Dans un débat public médiatique
qui n’a pas son pareil pour saloper irrémédiablement n’importe quelle
question, il est donc probablement sans espoir d’imaginer définir une
position intermédiaire qui tiendrait ensemble et la régulation contre
certains errements extravagants (jusqu’au scandaleux) de la pensée
conspirationniste, et l’idée que la domination, si elle est
principalement produite dans et par des structures, est aussi affaire
pour partie d’actions collectives délibérées des dominants – mais faire
ce genre de distinction est sans doute trop demander, et on voit d’ici
venir les commentaires épais qui feront de ce propos une défense
apologétique du complotisme et des complotistes…
On pourrait arguer que l’analyse sociologique ou politologique de ces
actions concertées, précisément, se déploie hors des schèmes
intellectuels caractéristiques du conspirationnisme : monoïdéisme,
exclusivisme, attraction sans partage pour l’occulte, ignorance
corrélative pour tous les effets impersonnels de structure, etc. (
2)
Et ce serait parfaitement exact ! C’est bien pourquoi il serait temps
de faire la part des complots – comme faits avérés, puisqu’il en existe
certains – et du complotisme – comme forme générale –, soit d’en
appeler, en quelque sorte, à une pensée non complotiste des complots,
c’est-à-dire aussi bien : 1) reconnaître qu’il y a parfois des menées
concertées et dissimulées – on pourra les appeler des complots, et 2)
refuser de faire du complot le schème explicatif unique de tous les
faits sociaux, ajouter même que de tous les schèmes disponibles, il est
le moins intéressant, le moins souvent pertinent, celui vers lequel il
faut, méthodologiquement, se tourner en dernier… et ceci quoiqu’il ait
parfois sa place ! Et il faudrait surtout consolider cette position
intermédiaire à l’encontre de tous ceux pour qui maintenir l’amalgame
des complots et du complotisme a l’excellente propriété de jeter le bébé
avec l’eau du bain, en d’autres termes de garantir l’escamotage des
faits de synarchie avec la disqualification de la forme « complotisme ».
Le conspirationnisme comme symptôme politique
de la dépossession
Tout ceci cependant est dire à la fois trop et trop peu quand, du
conspirationnisme, il est possible de prendre une vue latérale qui vient
quelque peu brouiller l’image de ses habituelles dénonciations, et
puis, plus encore, celle de ses frénétiques dénonciateurs. Sans doute
trouve-t-on de tout à propos du conspirationnisme : des tableaux
sarcastiques de ses plus notoires délires (le fait est qu’il n’en manque
pas…), des revues de ses thèmes fétiches, jusqu’à de savantes
(pitoyables) analyses de la « personnalité complotiste » et de ses
psychopathologies. Mais d’analyse politique, point ! La puissance des
effets de disqualification, la force avec laquelle ils font le tri des
locuteurs, les caractéristiques sociales associées à ce tri même, la
réservation de la parole légitime à certains et l’exclusion absolue des
autres, procédant là aussi par un effet d’amalgame qui confond dans
l’aberration mentale, puis dans l’interdiction de parler, toute une
catégorie, voire un ensemble de catégories sociales, à partir de
quelques égarés isolés, ceci pour faire du discours politique l’affaire
monopolistique des « représentants » assistés des experts : tous ces
mécanismes devraient pourtant attirer l’attention sur les enjeux
proprement politiques engagés dans le « débat sur le conspirationnisme »
– au lieu de quoi il n’est matière qu’à gloussements ou cris faussement
horrifiés puisque, si isolées soient-elles, les saillies
conspirationnistes fournissent la meilleure raison du monde à la
dépossession.
Dépossession : tel est peut-être le mot qui livre la meilleure entrée
politique dans le fait social – et non pas psychique – du
conspirationnisme. Car au lieu de voir en lui un délire sans cause, ou
plutôt sans autre cause que l’essence arriérée de la plèbe, on pourrait y
voir l’effet, sans doute aberrant, mais assez prévisible, d’une
population qui ne désarme pas de comprendre ce qu’il lui arrive, mais
s’en voit systématiquement refuser les moyens – accès à l’information,
transparence des agendas politiques, débats publics approfondis
(entendre : autre chose que les indigentes bouillies servies sous ce nom
par les médias de masse) etc. Décidément l’événement politique le plus
important des deux dernières décennies, le référendum sur le traité
constitutionnel européen de 2005 a montré ce que peut, pourtant dans un
extraordinaire climat d’adversité, un corps politique auquel on donne le
temps de la réflexion et du débat : s’emparer des matières les plus
complexes et se les approprier pour produire un suffrage éclairé.
Hors de ces conditions exceptionnelles, tous les moyens ou presque de
faire sens des forces historiques qui l’assaillent et surtout d’avoir
part aux délibérations qui décident de son destin lui sont refusés. Or,
remarque Spinoza, le quant-à-soi ne saurait connaître aucune
suspension :
« nul ne peut céder sa faculté de juger » (
Traité politique),
aussi celle-ci s’exerce-t-elle comme elle peut, dans les conditions qui
lui sont faites, et avec l’acharnement du désespoir quand au surplus
elle n’a que son malheur à penser. Le conspirationnisme n’est pas la
psychopathologie de quelques égarés, il est le symptôme nécessaire de la
dépossession politique et de la confiscation du débat public. Aussi
est-il de la dernière ineptie de reprocher au peuple ses errements de
pensée quand on a si méthodiquement organisé sa privation de tout
instrument de pensée et sa relégation hors de toute activité de pensée.
Cela, nul ne le dit mieux que Spinoza :
« Il n’est pas étonnant que
la plèbe n’ait ni vérité ni jugement, puisque les affaires de l’Etat
sont traitées à son insu, et qu’elle ne se forge un avis qu’à partir du
peu qu’il est impossible de lui dissimuler. La suspension du jugement
est en effet une vertu rare. Donc pouvoir tout traiter en cachette des
citoyens, et vouloir qu’à partir de là ils ne portent pas de jugement,
c’est le comble de la stupidité. Si la plèbe en effet pouvait se
tempérer, suspendre son jugement sur ce qu’elle connaît mal, et juger
correctement à partir du peu d’éléments dont elle dispose, elle serait
plus digne de gouverner que d’être gouvernée » (
Traité politique, VII, 27).
L’apprentissage de la majorité
(à propos de la « loi de 1973 »)
Mais plus encore que de la dépossession, le conspirationnisme, dont
les élites font le signe d’une irrémédiable minorité, pourrait être le
signe paradoxal que le peuple, en fait, accède à la majorité puisqu’il
en a soupé d’écouter avec déférence les autorités et qu’il entreprend de
se figurer le monde sans elles. Il ne lui manque qu’une chose pour y
entrer complètement, et s’extraire des chausse-trappes, telle celle du
conspirationnisme, dont tout débat public est inévitablement parsemé :
l’exercice, la pratique, l’habitude… soit tout ce que les institutions
de la confiscation (représentation, médias, experts) lui refusent et
qu’il s’efforce néanmoins de conquérir dans les marges (associations,
éducation populaire, presse alternative, réunions publiques, etc.) – car
c’est en
s’exerçant que se forment les intelligences individuelles et collectives.
Le débat sur la « loi de 1973 », interdisant supposément le
financement monétaire des déficits publics devrait typiquement être
regardé comme l’une des étapes de cet apprentissage, avec son processus
caractéristique d’essais et d’erreurs. Bien sûr la « loi de 1973 »,
objet dans certaines régions de l’Internet d’une activité effervescente,
a connu son lot d’embardées : depuis la vidéo à ambiance complotiste de
Paul Grignon,
Money as Debt,
portant au jour une gigantesque conspiration monétaire – ce sont les
banques privées qui créent la monnaie – dont les termes pouvaient
cependant être lus dans n’importe quel manuel d’économie de Première ou
de Terminale SES !, jusqu’à la lourde insistance à renommer la loi,
d’abord « loi Pompidou » mais pour mieux arriver à « loi Rothschild »,
où certains ne verront qu’une allusion aux connexions du pouvoir
politique et de la haute-finance (
3) quand d’autres y laisseront jouer toutes sortes d’autres sous-entendus…
Au milieu de toutes ces scories, un principe de charité politique
pourrait cependant voir : 1) ce petit miracle des non-experts se
saisissant d’une question à l’évidence technique mais que ses enjeux
politiques destinent au débat le moins restreint possible : la monnaie,
les banques ; 2) le surgissement, peut-être désordonné mais finalement
salutaire, d’interrogations sur la légitimité des taux d’intérêt, le
financement des déficits publics, les figures possibles de la
souveraineté monétaire, la place adéquate des émetteurs de monnaie dans
une société démocratique ; 3) une intense activité polémique, au
meilleur sens du terme, avec production kilométrique de textes,
lancement de sites ou de blogs, controverses documentées en tous sens,
etc. Tout ceci, oui, au milieu d’ignorances élémentaires, de quelques
dérapages notoires et de fausses routes manifestes – certains parmi les
plus acharnés à dénoncer la loi de 1973 commencent à s’apercevoir qu’ils
ont poursuivi un fantôme de lièvre (
4) … Mais pourtant comme un exercice collectif de pensée qui vaut
en soi
bien mieux que toutes ses imperfections, et dans lequel, tout sarcasme
suspendu, il faudrait voir un moment de ce processus d’apprentissage
typique de l’entrée dans la majorité. Sans surprise, des trébuchements
de l’apprentissage les élites installées tirent parti pour refuser
l’apprentissage même. On les comprend : il y va précisément de la
dépossession des dépossédeurs.
À conspirationniste, conspirationniste et demi !
Mais les appeler « élites », n’est-ce pas beaucoup leur accorder ? Et
que valent les élites en questions à l’aune même des critères qu’elles
appliquent aux autres ? Répondre complètement à cette question exigerait
de reparcourir l’interminable liste des erreurs accablantes de
diagnostic, de pronostic, de conseils malavisés, innombrables foirades
des experts, calamités « intellectuelles » à répétition, obstination
dans l’erreur, passion pour le faux : avec une systématicité qui est en
soi un phénomène, tous les précepteurs de la mondialisation néolibérale
se sont trompés. Mais puisqu’il est question ici du conspirationnisme,
c’est bien sur ce terrain qu’il faut les prendre. Car voilà toute la
chose : à conspirationniste, conspirationniste et demi… Où il apparaît
que la supposée élite y tombe aussi facilement que le bas peuple ! Qui
voudrait faire du conspirationnisme un dérèglement n’aurait alors pas
d’autre issue que de constater combien largement il est répandu – et que
les frontières sociales sont rien moins qu’hermétiques sous ce rapport.
De ce point de vue c’est peut-être l’affaire DSK qui aura le plus
spectaculairement déchiré le voile. Car jamais on n’aura vu théories du
complot fleurir aussi allègrement dans les plus hautes sphères du
commentariat. Les politiques, surtout du PS, sont évidemment les
premiers à y choir, quitte à ce que ce soit sur le mode de la
prétérition, ainsi Jean-Christophe Cambadélis dans une déclaration
fameuse :
« Je ne suis pas un adepte des complots mais… (
5)
»,
suivi comme il se doit par une série de conjectures dont la
conspiration est la seule conclusion logique ; Jacques Attali qui
d’ordinaire sait bien voir les abîmes de la pensée conspirationniste
mais, quand il s’agit de DSK, évoque d’abord l’hypothèse d’une
« manipulation » (
6) ; François Loncle, député PS qui assure pour sa part
« qu’il n’y a pas de complot » (
7) mais
« un coup monté » (
8), c’est très différent. « La thèse du complot se répand sur le web » titre un des articles de
Libération (
9)
– « sur le web », n’est-ce pas, en aucun cas dans les pages du papier…
Mais il faut bien l’avouer, jamais on n’aura vu « thèse du complot » si
amplement exposée et si aimablement relayée dans les colonnes de la
grande presse, quitte à ce que ce soit pour la discuter, voire la
réfuter, en tout cas sans qu’il soit jugé indigne cette fois d’en faire
la mention ou de ridiculiser ceux dans la bouche de qui elle est d’abord
venue.
D’un certain conspirationnisme européiste
Les illustrations les plus spectaculaires cependant ne sont pas
forcément les meilleures, et si elle a fait la démonstration édifiante
de ce que valent les régulations de la classe oligarchique – à savoir
rien – en situation de grande tension – par exemple quand il s’agit de
sauver de l’opprobre son meilleur espoir –, l’affaire DSK demeure trop
exceptionnelle pour être parfaitement significative. Autrement parlantes
les pulsions conspirationnistes qui émaillent à répétition le discours
de la crise européenne, à plus forte raison quand elles se donnent libre
cours dans l’un des journaux les plus rigoureusement donneur de leçon
anti-conspirationniste,
Libération, et sous la plume de son
journaliste le plus attaché à traîner dans la boue – y compris pour
conspirationnisme – toute position de gauche critique de l’Europe telle
qu’elle est, Jean Quatremer, auteur par exemple d’un magnifique «
Quand l’euroscepticisme mène au conspirationnisme » (
10).
Mais voilà : depuis que son objet chéri est en crise et attaqué de
toutes parts, Jean Quatremer n’en finit pas de voir des complots
partout. « Presse anglo-saxonne », « marchés financiers américains »,
« agences de notation », « hedge funds » : la monnaie unique européenne,
pourtant plus franche que l’or, est la cible de pernicieuses
entreprises de déstabilisation délibérée, orchestrées qui plus est par
la plus maléfique des entités : « la finance anglo-saxonne ». Pour qui
douterait qu’un esprit fondamentalement sain, puisque européen, ait pu
ainsi être infecté par la maladie du complot, florilège de titres : «
Les agences de notation complices des spéculateurs ? » (21 septembre 2011), «
Les marchés financiers américains attaquent l’euro » (6 février 2010), «
Comment le Financial Times alimente la crise » (30 mai 2010), «
Moody’s veut la peau du triple-A français » (21 novembre 2011), «
Les banques allemandes contre la zone euro » (31 juillet 2011), «
Le jeu trouble de Reuters dans la crise de la zone euro » (29 juillet 2012).
Et l’intérieur est à l’avenant de la devanture :
« Il apparaît de plus en plus clair (sic)
que des banques et des fonds spéculatifs américains jouent l’éclatement de la zone euro » (
11)
– le complot est donc d’abord anglo-saxon. C’est l’imperméabilité à
tout argument rationnel qui atteste l’intention concertée de nuire :
« le problème est qu’il ne sert à rien d’expliquer que la faillite de la Grèce est totalement improbable » (
12),
commentaire qui, au passage, prend toute sa saveur avec le recul, et
plus encore après que son auteur se fut cru suffisamment clairvoyant
pour décerner un « Audiard d’or » à Emmanuel Todd annonçant l’explosion
de l’euro (
13)
– il est vrai que toute prédiction de malheur à l’encontre de l’objet
chéri ne peut être, au choix, qu’une grotesque bouffonnerie ou une
ignoble trahison.
En tout cas la perfidie anglo-saxonne a de puissants relais, les médias par exemple dont
« le biais anti-euro (…)
est difficilement contestable » (
14), les agences de presse également, à l’image de Reuters et de son
« jeu trouble dans la crise de la zone euro » (
15). Ainsi, par inconscience ou par malignité, on ne sait, donc par malignité,
« les médias accroissent la panique des marchés ». Pour ce qui est du
Financial Times en tout cas, l’explication n’est pas douteuse :
« pris dans le sac du mensonge (…)
il manipule l’information et colporte des rumeurs » (
16) le 26 novembre 2010 – le 30 mai déjà il en était
« à son second mauvais coup » (
17).
Une année plus tard cependant, « les marchés financiers américains » ne
sont plus les seuls agents de la cinquième colonne, ce sont les banques
allemandes qui sont occupées à
« mettre le feu à la zone euro » (
18)
– et l’ennemi est maintenant à l’intérieur. Peu importe que jusqu’ici
l’Allemagne en (toutes) ses institutions ait été la figure même de la
vertu, le vrai moteur de l’Europe, dont le couple avec la France patati
patatère – maintenant ce sont des traîtres. La circonscription de la
conspiration peut donc varier, mais pas le fait conspirationniste
lui-même, puisque la construction monétaire européenne est si
parfaitement conçue qu’il faut nécessairement une ligue de forces
occultes pour la renverser.
Si le mal organisé est partout, il n’en a pas moins son superlatif en les agences de notation : elles sont les
« complices des spéculateurs » (
19).
« Allons plus loin : qui a déclenché la panique sur la dette française ? Moody’s justement (…)
Bref encore une fois les agences viennent donner un coup de main aux spéculateurs pour déstabiliser les marchés » (
20). Il est donc temps de poser la vraie question :
« Alors
complot des agences de notation qui servent ainsi leurs maîtres
principaux, les banques d’affaires, les hedge funds, etc. ? (…)
Laurence Parisot, la patronne du Medef en est persuadée » (
21).
Bien sûr il reste des amis de l’Europe, donc de Jean Quatremer, qui
n’ont pas encore complètement perdu les pédales et tentent de le
rattraper. Par fidélité un peu réticente mais impressionné par
l’incontestable crédit européen de son interlocuteur, Quatremer cite
Jean Pisani-Ferry qui lui explique que les agences ne font jamais que
ratifier avec retard des anticipations de longue date incorporées dans
les positions des investisseurs… Il lui fallait au moins cette poche à
glace pour se persuader que
« crier au complot ne sert de toute façon à rien sinon à soulager ses nerfs » (
22).
Donc Jean Quatremer a d’abord très fort envie de crier au complot – si
fort que ça s’entend à longueur de billets –, puis, instruit par ses
précepteurs de toujours, se convainc, mais difficilement, qu’il ne sert à
rien d’y céder – moyennant quoi ses nerfs ne sont qu’à demi-soulagés,
raison pour laquelle il y revient sans cesse.
Hedge Funds, médias, presse anglo-saxonne, agences de presse, marchés
financiers américains, agences de notation, partout des malfaisants
ligués contre l’objet chéri. De cette sorte de crumble intellectuel, les
agences de notation sont peut-être l’ingrédient le plus
caractéristique, boucs émissaires périphériques de toute une structure
qui s’exprime par elles (
23)
– mais qu’évidemment on ne mettra jamais en question. Car les agences
de notation, comme dans une moindre mesure la presse financière, sont
les agents les plus représentatifs de la finance déréglementée comme
pouvoir de l’opinion
– l’opinion des investisseurs s’entend, et exclusivement celle-ci, mais
opinion d’une foule traversée de croyances, très faiblement régulées
par la rationalité, et pourtant base de jugements, le plus souvent
mimétiquement polarisés, à partir desquels des masses immenses de
capitaux sont mises en mouvement. Il faudrait donc expliquer à Jean
Quatremer que la finance libéralisée, si constamment encouragée par la
construction européenne, c’est cela même !, que dans cet ensemble, il
entre
constitutivement, et non accidentellement, rumeurs,
erreurs, errances, absurdités, idées fausses, informations biaisées –
Jean Quatremer s’est-il jamais ému pendant toutes les belles années
qu’on voie d’incertaines start-up comme des eldorados de profit, ou bien
la finance structurée comme la martingale définitive contre le risque
de crédit, et l’explosion des titres adossés à l’endettement des ménages
comme une géniale trouvaille ? De ce point de vue, et erreur pour
erreur, les marchés sont sans doute plus près du vrai en anticipant la
décapilotade de l’euro, qu’ils ne l’étaient alors…
Mais dans la vision du monde de Jean Quatremer, la finance est bonne…
jusqu’à ce qu’elle s’en prenne à son talisman. On lui fera néanmoins
observer qu’il y a une certaine logique, et comme une justice immanente,
à ce que l’Europe modèle Maastricht-Lisbonne qui a sans relâche promu
la finance périsse par la finance. Car enfin qui a fait le choix de
remettre entièrement les politiques économiques entre les mains de ce
pouvoir déréglé qu’est la finance libéralisée ? Qui a décidé d’instituer
les marchés obligataires comme puissance disciplinaire en charge de la
normalisation des politiques publiques ? Qui a voulu constitutionnaliser
la liberté de circulation des capitaux qui offre à ce régime son
infrastructure ?
Non pas les agents du mal mais la force des structures
En fait c’est là la chose que Jean Quatremer a visiblement du mal à
comprendre – déficience par quoi d’ailleurs il verse immanquablement
dans le conspirationnisme, qu’il dénonçait chez les autres à l’époque où
« tout allait bien » (pour lui) –, les crises s’expliquent moins par la
malignité des agents que par l’arrivée aux limites des structures. Il
est vrai qu’ayant toujours postulé la perfection de son objet, donc
l’impossibilité de sa crise, il n’a pas d’autre hypothèse sous la main
pour en penser la décomposition : celle-ci ne peut donc être que le fait
des méchants (et des irresponsables : Grecs, Portugais, Espagnols…).
Or on peut dire de la construction européenne la même chose que de
n’importe quelle autre configuration institutionnelle : les
comportements, même destructeurs, des agents n’y sont pas le fait d’un
libre-arbitre pervers mais de leurs stratégies ordinaires telles
qu’elles ont été profondément conformées par l’environnement structurel
dans lequel on les a plongés… quitte à ce que ces structures, laissées à
leur simple fonctionnement, produisent
in fine leur propre ruine : la Deutsche Bank lâche la dette italienne, non par trahison anti-européenne (
24),
mais par simple fidélité à la seule chose qu’elle ait à cœur : son
profit – et si l’on veut des banques qui aient à cœur d’autres choses,
il va falloir se pencher sur leurs statuts autrement que par fulmination
et vœux pieux interposés. De même, les spéculateurs spéculent… parce
qu’on leur a aménagé un terrain de jeu spéculatif ! Rumeurs et
informations incertaines y prennent des proportions gigantesques parce
que ce terrain de jeu même institue le pouvoir de l’opinion financière,
etc.
Sans doute, poussés comme n’importe quels médias par les forces
pernicieuses de la concurrence, de la recherche effrénée du scoop et de
la primeur, le
FT a-t-il parfois lâché trop vite quelques informations foireuses,
Reuters des confidences biaisées ou mal recoupées, mais ni plus ni moins que
Libération
ou Jean Quatremer lui-même qui n’hésite pas, par exemple, à donner
audience à des études aux bases les plus incertaines à propos de la
sortie de la Grèce, tout droit tirées des bons soins de la banque UBS (
25),
son fournisseur attitré, dont l’objectivité et la neutralité sont
d’évidence incontestables… Qu’UBS batte la campagne, qui plus est sans
doute au service de ses propres positions spéculatives, la chose lui est
tout à fait négligeable, l’important est qu’UBS la batte
dans le bon sens.
Le monde de la finance a pour propriété que n’importe quelle
information est potentiellement porteuse d’effets terriblement
déstabilisants, non parce que de machiavéliques émetteurs les ont
voulues ainsi mais, en dernière analyse, parce qu’elles sont saisies par
les forces immenses de la spéculation qui ont le pouvoir de faire un
tsunami d’une queue de cerise. Si Jean Quatremer fantasme une finance
dont tous les acteurs observeraient en toutes circonstances le grand
calme olympien de la rationalité pure et parfaite, il faut lui dire
qu’il fait des rêves en couleur. Encore faudrait-il, pour s’en
apercevoir, qu’il daigne faire quelques lectures d’histoire économique,
évidemment d’auteurs qui auraient fort le goût de lui déplaire, des gens
comme Minsky, Kindleberger, Keynes ou Galbraith, lesquels, instruits
des catastrophes passées, n’ont cessé de montrer que la finance de
marché est
par construction,
par essence, le monde du
déchaînement des passions cupides, de l’échec de la rationalité et du
chaos cognitif. Et qu’en réarmer les structures, comme l’Europe l’a fait
avec obstination à partir du milieu des années 1980, était le plus sûr
moyen de recréer ces désastres du passé.
Entre une nouvelle, aussi factuelle soit-elle, et le mouvement subséquent des marchés, il y a toujours
l’interprétation
– celle des investisseurs –, et c’est par cette médiation que
s’introduit la folie, particulièrement en temps de crise où la mise en
échec des routines cognitives antérieures alimente les anticipations les
plus désancrées. L’Europe a fait le choix de s’en remettre à cette
folie-là. Et Quatremer s’étrangle de rage stupéfaite qu’elle en crève…
Comme rien ne peut le conduire à remettre en cause ses objets sacrés –
les traités, la règle d’or, Saint Jean-Claude et son vicaire Mario –, il
ne lui reste que les explications par le mal, un équivalent fonctionnel
des hérétiques ou des satanistes si l’on veut. Aussi se meut-il dans
une obscurité peuplée d’agents qui fomentent des
« mauvais coups » et mènent
« un jeu trouble », un
underworld de
« complices »
et d’incendiaires. Si difficile soit-il de s’y résoudre, il faudra
pourtant bien admettre que la construction européenne s’effondre selon
la pure et simple logique qu’elle a elle-même instituée. Elle n’est pas
la proie d’une conjuration du mal :
elle tombe toute seule, du fait même de ses tares
structurelles
congénitales et sous l’effet des forces aveugles qu’elle a elle-même
installées – et s’en prendre répétitivement, comme à des incubes, aux
agents variés qui n’en sont que les opérateurs (Hedge Funds, banques et
agences) est le passeport pour l’asile de l’ignorance.
Mais il y a des aggiornamentos trop déchirants pour être consentis
aisément, et des investissements psychiques trop lourds pour être rayés
d’un trait de plume, aussi faut-il attendre l’infirmation définitive par
le réel pour que se produise le premier mouvement de révision – et
encore… On en connaît qui persistent à croire que la défaite de 40 est
la faute du Front Populaire… Entre temps tous les moyens sont bons, y
compris ceux de la stigmatisation complotiste, pour ravauder comme on
peut le tissu de la croyance menacée de partir en lambeaux. Si
l’euroscepticisme du peuple mène au conspirationnisme, il semble que
l’eurocrétinisme des élites y conduise tout aussi sûrement…