Sur un petit nuage, Yvonne
tricote, assise sur un pliant.
Elle voit arriver le
général, titubant, la mine défaite, prêt à défaillir.
Après quelques pas, il
s’effondre à ses côtés dans un fauteuil.
Yvonne
:
«
Depuis que de Saint Pierre vous eûtes
permission
De
retourner sur Terre ausculter la Nation,
Sur
ce petit pliant j’attends votre venue...
Mais
je lis dans vos yeux une déconvenue !
Parlez-moi
sans tarder de celle qui toujours
Fut
jadis avec moi l’objet de vos amours... »
Le
général
:
« Vous voulez dire France à qui
j’ai voué ma vie,
Ne cachons point son nom ! Je
vous sais gré, ma mie
(
Malgré les embarras, les peines, les tracas
Qu’elle
a pu vous donner et dont je fais grand cas ! )
Pendant aussi longtemps de
l’avoir tolérée. »
Yvonne
:
« Eh bien ?
»
Le
général
:
«
Eh bien Madame, elle est défigurée ! »
Yvonne
:
«
Charles, je compatis, c’est une peine extrême
De voir les traits meurtris
d’une femme qu’on aime
Elle a vieilli sans doute...
»
Le
général
:
«
Oh, ce n’est pas cela !
Il m’en faudrait bien plus pour
être en cet état.
Je ne m’attendais pas à la
revoir pucelle !...
Mais on peut décliner… sans
cesser d’être belle !
Si le corps en hiver n’est plus
à son printemps
L’âme de l’être aimé sait
résister au temps ! »
Yvonne
:
«
C’est donc son âme ? »
Le
général
:
«
Hélas ! Si je n’étais au ciel
Près de vous, à l’abri des
chocs existentiels
Ce que j’ai vu m’aurait donné
le coup de grâce ! »
Yvonne
:
« Mais qu’avez-vous donc vu ?
Vos silences me glacent ! »
Le
général
:
«
France, mère des Arts, des Armes et des Lois...
Ô Dieu, l’étrange peine ! Et
quel affreux émoi !
Quelle désillusion, quelle
désespérance,
De revoir sa maîtresse en telle
déshérence ! »
Yvonne
:
«
Mais encore, précisez… je reste sur ma faim !
Vous me turlupinez !
Qu’avez-vous vu enfin ? »
Le
général
:
«
J’ai vu, j’ai vu, Oh ciel ! J’ai vu... Comment vous
dire...
Comment bien s’exprimer quand
on a vu le pire ?
J’ai vu le Titanic s’abîmer
dans les flots
Et son grand timonier repeindre
les hublots !
J’ai vu un président, la
cravate en goguette,
L’air niais, le regard flou et
la mine défaite,
Un casque sur le chef, juché
sur un scooter !
(
On avait dû lui dire : il faut sortir couvert ! )
Vous voyez le tableau ! Oh,
madame, j’ai honte
De certifier pour vrai tout ce
que je raconte !
C’est la chienlit, vous dis-je
et pas qu’en les faubourgs !
Comme ce fût le cas quand nous
jouissions du jour
Mais dans le Saint des Saints,
au cœur de l’État même
Où tout devrait baigner dans un
accord extrême.
J’ai vu des gouvernants qui ne
gouvernent rien…
Et un peuple hébété les traiter
de vauriens !
J’ai vu des ministrons se tirer
dans les pattes
Plus divisés entre eux que ne
sont les Carpates !
J’ai vu, comme jadis, tous ces
« politichiens »
Se disputer leur os, hargneux
comme des chiens.
J’ai vu dans la maison où j’ai
régné dix ans
Un orchestre amateur gratter
ses instruments
Dans la cacophonie ! Et dans ce
grand bazar
Le moindre palotin se prendre
pour César :
L’un fraîchement nommé, jouant
les petits saints,
S’exonérer d’impôts et trouver
ça très bien !
L’autre, obscur conseiller,
quérir à son de trompe
Un larbin stipendié pour lui
cirer les pompes !
Geste surréaliste au temps qui
fut le mien !
Mais j’allais oublier, et là,
tenez-vous bien !
Pour couronner le tout, j’ai
vu, ( serrez les cuisses ! )
Le gardien du budget planquer
son fric en Suisse ! »
Yvonne
:
« N’êtes-vous point sévère avec
ces jeunes gens
Tout fiers d’avoir acquis un
certain entregent ?
Ces nouveaux Rastignac jadis
vous faisaient rire
Et ne vous mettaient pas dans
une telle ire !
Nous connûmes souvent et du
temps de nos rois
Nombre de grands coquins qui
s’exemptaient des lois
Et même pour certains
sombraient dans la débauche ! »
Le
général
:
«
Mais aucun de ceux-là ne se disait de gauche !
Alors que ces pignoufs,
sinistres polissons,
Se pavanent le jour en donnant
des leçons !
Je me suis renseigné sur
l’histoire récente
Pour comprendre un peu mieux
ces façons indécentes,
Et qu’ai-je appris Grand Dieu
?... Mille calamités
Sur un gouvernement qui semble
tout rater !
Depuis plus de deux ans, on
s’agite, on spécule !
Ce qu’on avance un jour,
ensuite on le recule,
Dans un rythme effréné qui
donne le tournis…
Ça n’est plus du tango, c’est
danse de Saint Guy !
Le peuple abasourdi par ces
folles pratiques
Ne voit pour l’avenir que
funestes musiques !
Il s’agite à son tour, ployant
sous les impôts,
Résiste à tout diktat, discute
à tout propos,
Tire à hue et à dia et renverse
la table ! »
Yvonne :
«
Un peuple ingouverné devient ingouvernable ! »
Le
général
:
«
Je confirme et j’illustre, écoutez bien ceci,
C’est un tableau d’en bas que
je vous fais ici :
A-t-on pris décision dans les
formes légales
Que l’on voit illico se former
des cabales !
L’un met un bonnet rouge et
l’autre un bonnet vert
En prétendant agir au nom de
l’Univers !
Quelques illuminés ou quelques
fous furieux
Hurlent en vomissant des
slogans injurieux,
Pillent les magasins, éructent,
gesticulent,
Cassent trois abribus !... Et
le pouvoir recule !!! »
Yvonne
:
«
Mais que fait la Police et que font les Gendarmes ?
»
Le
général
:
«
Le moins possible hélas ! Ils ont du vague à l’arme
!
Car si par aventure on coffre
un malfaisant
C’est la Garde des Sceaux qui
porte les croissants !
Les socialos naïfs rêvent dans
les nuages,
Se bercent d’illusions dans
leurs lits d’enfants sages !
Confrontés au réel, ancrés dans
le déni,
Ils sont tout étonnés quand ils
tombent du nid !
Les jeunes snobinards, que
bobos on appelle,
Vitupèrent la droite en faisant
bien pis qu’elle !
Les tribuns de la plèbe agitent
leurs grelots :
L’un veut saigner Neuilly pour
nourrir le prolo,
L’autre clame à grands cris
qu’il faudrait tout secouer
En virant les négros, les
bicots, les niaquoués !
Et les deux réunis proposent
des programmes
Qui traduisent à plat leur
encéphalogramme. »
Yvonne
:
«
Mais où sont les anciens ? Gaullistes et Cocos
!
Qui, eux, savaient pousser de
grands cocoricos ! »
Le
général
:
«
Leur QG moscovite ayant pété les câbles,
Les Cocos d’autrefois sont
quasi introuvables ! »
Yvonne
:
«
Bonne nouvelle, au gué ! Tout espoir n’est pas mort
!
Souvenez-vous du temps où ils
étaient si forts !
Plus de Rouges enfin, en
travers de la route !
Mais la race est teigneuse...
il en reste, sans doute ? »
Le
général
:
«
Oui, vous avez raison, ce sont de grands
pervers...
Les derniers survivants se font
repeindre en vert !
Quant à nos vieux amis
gaullistes de baptême,
On fleurit leur logis, avec des
chrysanthèmes...
C’est leurs petits-neveux qui
piaillent à présent,
Et se bouffent le nez pour
occuper leur temps !
L’un d’eux, le plus remuant,
habile en artifices
Se débat aujourd’hui dans les
Cours de Justice.
Je crains pour mon malheur,
avoir œuvré en vain,
Mon costume est trop grand pour
habiller ces nains ! »
Yvonne
:
«
Oubliez tout ceci, laissons la politique
Qui vous fait enrager et
tourner en bourrique.
Parlons d’autres sujets plus
gais et plus légers,
Des lieux que j’ai connus...
Paris a-t-il changé ? »
Le
général
: (redevenant plus calme)
«
Heureusement, pas trop. On reconnaît la ville,
J’ai pu me promener jusqu’à St
Louis en l’île.
Pompidou, un peu snob, pour
marquer son séjour,
Fit une usine à gaz au quartier
de Beaubourg.
Giscard n’a rien cassé… c’est
déjà quelque chose !
Mitterrand l’a suivi tenant au
poing sa rose !
Mais lui, plus mégalo, se
croyant pharaon
S’est plu à imiter le roi
Toutankhamon.
Il sema pyramide aux parterres
du Louvre,
C’est l’Égypte à présent qu’en
ces lieux on découvre !
Chirac, plus primitif, a voulu,
quai Branly,
Honorer les Dogons, les Peuls,
les Chamboulis
À leur art, dit premier, il a
su rendre hommage,
Le monument s’efface au milieu
des feuillages...
Je n’ai pas retrouvé les halles
de Baltard
À leur place un chantier avait
pris du retard.
Et quant à l’Élysée où vous
fûtes naguère,
Ce n’est plus un palais… c’est
une garçonnière !
J’ai même cru comprendre, en
lisant leurs canards,
Que peu s’en est fallu qu’il
fût un lupanar ! »
Yvonne
:
«
Un lupanar ! Grands Dieux, comment est-ce possible
?
Vous me faites plonger dans un
monde indicible,
Je ne puis y songer sans
trembler de dégoût,
Notre chambre à coucher annexe
au « one twotwo ! »
Le
général
: (qui s’échauffera progressivement)
«
Oui, les mœurs d’aujourd’hui connaissent quelque
audace,
La contrainte est bannie et la
honte fugace !
Ce qu’on cachait jadis, on
l’étale à présent,
L’inverti manifeste, et la
lesbienne autant !
On divorce partout : mariage...
anachronique !
Sauf pour certains homos qui,
eux, le revendiquent !
La déviance est très mode et ne
fait plus horreur,
On l’exhibe à tout vent, mieux
que Légion d’Honneur :
Le travelo s’affiche, et le
camé ne cesse
De réclamer sa dose au frais de
la princesse !
Le moindre hurluberlu fait son
intéressant,
Quitte à montrer son cul au
regard des passants !...
À quand le zoophile, à quand le
coprophage ? »
Yvonne
:
« Du calme, mon ami, modérez
cet orage ! »
Le général :
«
Mais, mon cœur, laissez-moi m’expliquer plus
avant,
Et vous aurez la clé de cet
emportement.
Si vous aviez pu voir, même de
votre rive,
Ce qu’il m’est advenu juste
avant que j’arrive,
Vous auriez, c’est bien sûr,
eut le souffle coupé !
Je reprends mon discours, où je
l’avais laissé :
Ayant à satiété subi les
psychodrames
Des gauchos, des fachos et de
tous ceux qui brament,
Avant de repartir, j’ai voulu,
bon époux,
Me rendre chez Chaumet vous
choisir un bijou
Sur la place Vendôme. Au pied
de la colonne,
Que vis-je alors, Madame ? En
cent, je vous le donne !
Le sommet, m’a-t-on dit, de
l’art contemporain :
Un enculoir géant en guise de
sapin !
Il m’a fallu trouver le salut
dans la fuite
Pour ne pas m’exposer au viol
d’un sodomite !
Afin qu’il me remonte aussitôt
chez les miens,
J’ai convoqué presto mon bon
ange gardien !
Et c’est ainsi tremblant, et
d’horreur et de rage,
Que vous me revoyez en ces
nobles parages. »
Yvonne
:
«
Calmez-vous ! Les Français autrefois ont fait pis
!
Et même en votre temps, vous
fûtes déconfit
Par leur acrimonie et par leur
inconstance,
N’ont-ils pas, bien des fois,
frôlé la décadence ?
Je me souviens d’un jour où,
par eux excédé,
Vous les aviez traités, je
crois, de bovidés ? »
Le général :
«
C’est possible, en effet, dans un accès de doute
Où leur grande inertie
entravait trop ma route !
Mais, Madame, aujourd’hui, ils
ont fait bien plus fort !
Les Français sont des veaux,
gouvernés par des porcs ! »
Yvonne
:
«
Mais vous n’y pouvez rien ! Laissez à Dieu le
père
Le soin de réprimer tous ces
coléoptères !
C’est ainsi et c’est tout ! Le
Français, français né,
Sera toujours paillard et
indiscipliné,
Toujours libidineux, frondeur
si nécessaire,
Arrogant, belliqueux et même
téméraire,
Et cela en dépit de centaines
de lois,
Car s’il n’est plus gaulliste…
il demeure gaulois ! »
Le
général
: (se levant, plus détendu)
«
Oui, vous avez raison, j’ai tort, je m’obnubile
Et ne fais rien de mieux que
m’échauffer la bile,
Laissons aux successeurs ce
monde convulsif...
Et allons chez Malraux, prendre
l’apéritif ! »
Ils sortent...
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