Tribune. Le ministre de l’Éducation nationale déclarait en mai 2017 : «Il n’y aura pas de loi Blanquer, j’en serai fier.» Il a depuis changé d’opinion, et construit un texte pour instaurer, dit-il, «l’école de la confiance». Le projet semble ironique, tant la défiance envers le ministre est forte au sein de la communauté éducative. Le mouvement des «stylos rouges» témoigne ainsi de l’exaspération des enseignants face aux difficultés d’exercer leur métier. Mais aucune réponse ne leur est apportée dans ce projet de loi. La confiance dont parle monsieur Blanquer se traduit au contraire par une menace inédite sur leur liberté d’expression.

En effet, le premier article porte sur l’exemplarité des membres de la communauté éducative, formulation en apparence anodine. Mais l’étude d’impact de la loi, rédigée par les services du ministère, nous alerte sur les objectifs réellement poursuivis. Il s’agit de sanctionner des «faits portant atteinte à la réputation du service public». Plus précisément, la loi vise des propos mensongers ou diffamatoires à l’encontre des personnels «et de manière générale l’institution scolaire».

Délit d’opinion spécifique

Pourquoi une telle précision ? Les enseignants, comme tous les fonctionnaires, ont des obligations, qu’ils doivent scrupuleusement respecter. Ils sont tenus au secret professionnel, donc à la discrétion sur les faits portés à leur connaissance dans le cadre de leurs fonctions. Ils ont aussi l’obligation de neutralité, liée à leur statut d’agents d’un Etat laïque. Ils n’ont cependant aucun devoir de réserve, c’est-à-dire l’interdiction d’exprimer publiquement leurs opinions, notamment politiques, en dehors de leur cadre de travail. Leur liberté d’opinion est même essentielle, constitutive de leur métier. Les enseignants ont ainsi le droit de s’exprimer sur les politiques éducatives, on pourrait même dire le devoir de contester ce qui leur semble aller contre l’intérêt de leurs élèves. Les contours de cette liberté ont toujours été très clairs. Tous les abus peuvent être sanctionnés par un arsenal juridique existant : diffamation, injures, violences envers les personnes.

Or qu’est-ce qu’une «atteinte portée à l’institution» ? Où est la frontière entre critiquer l’institution et la dénigrer ? Un enseignant pourra-t-il encore écrire librement sur les conditions d’exercice de son métier sans tomber sous le coup de cette prétendue loi de confiance ? Rien n’est moins sûr. Avec cet article, monsieur Blanquer veut donc créer un délit d’opinion spécifique aux personnels de l’éducation nationale.

La formulation du projet de loi est volontairement floue. Elle pourrait donner lieu à des interprétations contradictoires, tantôt favorables à la tradition de liberté des enseignants, tantôt penchant du côté de la censure. Mais son intention est manifeste : il s’agit de suspendre une épée de Damoclès sur la parole des enseignants, inquiéter leur libre expression, faire peser une menace pour obtenir l’autocensure. Singulier monde orwellien que celui de monsieur Blanquer, où la confiance signifie la méfiance, le respect est synonyme de docilité, et la liberté réside en ce qui la supprime. Ne soyons pas dupes, ce projet participe d’une mise au pas de la contestation démocratique dans un contexte de forte mobilisation sociale. La bataille engagée contre cet article dépasse le cadre de l’éducation nationale. C’est un enjeu pour nos libertés publiques.

Miroir de notre société

Alors que faire ? Le premier article du projet de loi devrait consacrer la liberté d’expression des enseignants au lieu de la mettre en danger. Il pourrait notamment s’inspirer du modèle en vigueur pour les professeurs d’université, affirmé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 20 janvier 1984. La liberté d’expression des enseignants est solidaire de toutes les autres, leurs destins sont liés. Affaiblir, l’une c’est s’attaquer aux autres. Défendre l’une, c’est préserver les autres.

L’école de la République est le miroir de notre société. Elle est le lieu d’apprentissage de l’esprit critique, qui forge les esprits des citoyens de demain. Monsieur Blanquer se rend-il compte du message qu’il envoie en tentant de rogner la liberté de ceux qui sont censés transmettre cette culture aux élèves ? Que faut-il en conclure au moment même où a lieu le «grand débat national» censé rétablir le dialogue démocratique dans notre pays ? Les enseignants sont aux premières loges d’observation de nos fractures sociales et citoyennes. Leur libre témoignage devrait être encouragé et non combattu, tant il est nécessaire pour espérer comprendre et réparer ces fractures. Il faudrait pour cela que le ministre de l’Éducation nationale cesse de les redouter, et qu’il leur fasse enfin confiance.

Saïd Benmouffok a lancé une pétition adressée à Jean-Michel Blanquer : Non au délit d’opinion pour les enseignants !

Saïd Benmouffok Professeur de philosophie à Aulnay-Sous-Bois (93) Co-fondateur du mouvement Place publique