L’un des thèmes les plus classiques de la SF est celui de l’Encyclopedia Galactica, un document qui serait le compendium de toutes les connaissances des civilisations d’une galaxie ( « Le Guide du voyageur galactique »
de Douglas Adams en est une version, la plus « fun », sans doute
possible). Les choses deviennent intéressantes si on s’empare de cette
idée fictionnelle et qu’on commence à la prendre au sérieux, à en faire
objet de philosophie.
Cela nous amène à nous demander ce qu’est une
civilisation, comment l’intelligence et la connaissance peuvent se
développer sur des laps de temps immenses, et quelle est la place de
l’humanité au sein de la « grande histoire » comme on l’appelle
maintenant (la « Grande histoire » est une expression de l’historien David Christian
pour désigner un courant historiographique qui intègre l’histoire de
l’humanité dans le contexte plus global de l’histoire de la Terre et
même de l’univers).
Cette « philosophie fiction », c’est précisément à cela que s’est livré Nick Nielsen dans le blog Centauri Dreams qui se consacre aux spéculations sur le voyage interstellaire.
Une bibliothèque de la vie du cosmos
D’où vient l’idée de l’Encyclopedia Galactica ? Pas d’un roman, semblerait-il, mais plutôt du célèbre Carl Sagan qui imaginait ainsi une telle institution dans sa série « Cosmos » :
« Imaginez un ordinateur galactique énorme, un dépôt plus ou moins mis à jour des informations sur la nature et les activités de toutes les civilisations de la Voie lactée, une grande bibliothèque de la vie dans le Cosmos. »
Sagan était convaincu que la galaxie devait contenir
un grand nombre d’espèces intelligentes. A noter cependant, remarque
Nielsen, que l’idée d’une multitude de civilisations spatiales est
envisageable même s’il s’avère que nous sommes, au jour d’aujourd’hui,
seuls dans l’univers.
On peut très bien imaginer que dans un lointain
avenir la race humaine essaime un peu partout dans la galaxie, chacune
de ses colonies se développant séparément en oubliant ses origines,
jusqu’au jour où elles se rencontrent à nouveau (à noter que ce n’est
pas une idée neuve : un épisode de la série TV « Star Trek New
Generation » évoque justement
cette hypothèse pour expliquer le fait que la plupart des races
rencontrées par les héros soient humanoïdes, justifiant ainsi le bas
prix des effets spéciaux). Mais quelle serait la structure d’une telle
encyclopédie ? Commet stocker un savoir universel concernant une
multitude d’intelligences ?
Envoi dans l’espace ou club galactique
Deux modèles sont en fait possibles. L’un est un
système unidirectionnel. Une civilisation se contente d’envoyer ses
propres connaissances à l’espace infini, dans l’espoir qu’une autre
pourra tomber sur ces messages et en faire bon usage : c’est l’idée qui
est derrière le projet SETI.
L’autre est l’idée d’un « club galactique » et d’un
travail collaboratif entre une multitude de civilisations spatiales
ayant atteint un certain niveau.
Selon Albert Harrison,
professeur de psychologie de l’université de Californie et spécialiste
des thèmes du « contact » et du voyage spatial, la théorie du « club
galactique » se heurte à plusieurs contradictions. Tout d’abord, rien ne
dit que les différentes espèces peuplant le cosmos se poseront toutes
les mêmes questions, ce qui rend l’organisation d’un tel corpus
improbable. Mais surtout, il manquera des informations sur le déclin et
la disparition de certaines des dites civilisations. Or, comme le
souligne Nielsen, c’est uniquement lorsque l’histoire est terminée qu’on
peut en tirer les informations et les leçons les plus importantes.
Mais pour Nielsen, les futurs « lecteurs » de
l’Encyclopedia Galactica ne seront pas des civilisations, même très
avancées, mais des intelligences qui viendront après les civilisations,
lorsque celles-ci se seront éteintes…
Il y a quoi après les civilisations ?
Comment peut-on imaginer un « après des
civilisations » ? C’est là que les idées de Nielsen deviennent
vertigineuses, car elles nous montrent le caractère fondamentalement
local et anthropocentrique de nos spéculations, même les plus extrêmes.
En effet, ce que nous appelons une « civilisation » au sens commun du
terme ne peut se développer qu’au cours d’une période particulière de
l’univers que Nielsen nomme l’ère stellifère.
En effet continue-t-il (se reposant sur les calculs
des astrophysiciens Fred Adams et Greg Laughlin), cette ère occupe un
temps relativement restreint dans l’histoire de l’univers. Celle-ci se
diviserait en cinq périodes, comme le montre le graphe ci-dessous :
- l’ère primordiale, qui vient après le Big Bang ;
- le stellifère, notre époque ;
- l’ère de dégénérescence, au cours de laquelle les étoiles se transforment toutes en naines blanches, naines brunes et trous noirs. C’est aussi la période ou les protons vont commencer à disparaître ;
- la quatrième époque est celle des trous noirs, qui sont devenus les seuls dépositaires de la matière dans l’univers ;
- l’ère sombre, qui se poursuit à l’infini. Très peu de structures matérielles, instables, produites par la rencontre accidentelle d’électrons et de positons (équivalent en antimatière des électrons) ;
Les cinq périodes de l’histoire de l’univers.
La période stellifère, qui nous concerne et sur laquelle nous réfléchissons presque uniquement, est la plus brève des cinq.
A quoi ressemble une civilisation de l’ère stellifère ?
« Nous pourrions grosso modo caractériser les civilisations de l’ère stellifère comme des communautés d’organismes vivant émergents naturellement de la biosphère, ou les successeurs artificiels de cette vie organique… trouvant leurs origines dans l’organisation sociale et technologique de leurs prédécesseurs biologiques. »
Remarquez la manière dont les organismes biologiques
sont mis dans le même sac que leurs éventuels successeurs. La question
du remplacement de l’homme par les machines est complètement secondaire
lorsqu’on réfléchit sur de telles échelles de temps.
Vers l’intelligence éternelle... et au-delà !
Pour imaginer ces intelligences « post-civilisation », Nielsen se réfère à la notion d’ « intelligence éternelle » emprunté à l’astrophysicien Freeman Dyson (les internautes aguerris le connaissent comme le père de deux « digerati » bien connu : Esther et George Dyson ; les fans de SF ont plus volontiers entendu parler de Freeman Dyson comme étant le créateur du concept de sphère de Dyson,
construction hypothétique gigantesque entourant l’ensemble d’un système
stellaire et susceptible de récupérer ainsi toute l’énergie du soleil
central).
Dans un article de 1979, « Time without end : Physics and biology in an open universe »,
Dyson a montré qu’une forme d’intelligence pouvait éventuellement se
développer dans un univers où la matière et l’énergie deviennent de plus
en plus rares ; l’entité en question aurait des pensées de plus en plus
sporadiques, de plus en plus lentes, mais pourrait continuer
éternellement, en consommant de moins en moins en moins d’énergie au fur
et à mesure que l’univers se refroidit.
Dans le sens inverse, on pourrait aussi citer les thèses du physicien Frank Tipler, qui repose sur l’hypothèse d’un Big Crunch
final, au cours duquel la matière se condense en un point unique. Dans
les quelques secondes qui verraient la fin de l’univers pourrait
apparaître une entité quasi divine qui pourrait produire une infinité de
pensées en un temps très court, lui accordant ainsi une éternité
subjective. Tipler nomme ce phénomène le point Omega,
un terme auparavant utilisé par le jésuite Teilhard de Chardin. Mais à
l’heure actuelle, l’hypothèse d’un Big Crunch semble improbable, et donc
les spéculations penchent plutôt en faveur du scénario de Dyson.
Il se pourrait donc bien que des formes
d’intelligence se développent dans un monde de trous noirs ou même à
l’extinction de la matière. Mais de telles formes de pensée pourraient
difficilement être nommées des « civilisations » au sens où on l’entend
aujourd’hui. C’est pour l’éducation de ces entités qu’on pourrait être
tenté de créer une Encyclopedia Galactica. Un testament des
civilisations de l’ère stellifère, enregistré avant leur disparition.
Une mythologie pour le futur
Ces spéculations peuvent apparaître comme un
équivalent moderne des questions byzantines sur le nombre d’anges
pouvant tenir sur la pointe d’une aiguille, mais elles sont loin d’être
gratuites et sans effet. Elles constituent l’imaginaire mythique de bien
des acteurs de la haute technologie d’aujourd’hui.
On a vu Elon Musk s’interroger
sur le paradoxe de Fermi et l’argument de la simulation. David Deutsch,
le père de l’informatique quantique, n’hésite pas lui non plus à
envisager des civilisations disposant d’un potentiel gigantesque. Il
insiste sur le fait qu’aujourd’hui déjà,
l’humanité s’est montré en mesure de créer des phénomènes extrêmes
introuvables dans l’univers « naturel » et imagine que dans un futur
lointain, la conscience sera en mesure de jouer un rôle fondamental dans
les fins dernières de l’univers. Neil Gershenfeld, quant à lui, s’intéresse à la communication avec les animaux dans la perspective d’un contact extra-terrestre…
De même, un mouvement comme le transhumanisme ne
peut se comprendre si on oublie cette dimension cosmique et si on le
réduit à une réflexion sur les prothèses, les cyborgs ou même
l’intelligence artificielle. Keith Henson,
une des figures du transhumanisme, a par exemple créé un « club du
dernier proton », chargé d’organiser une fête lors de la disparition de
la dernière de ces particules !
Et bien sûr, ce genre de réflexions nourrit
constamment la « pop culture » dans laquelle baignent les nouvelles
générations, comme en témoignent le jeu « Beyond Earth » (dont Sid Meier envisage déjà une suite dans le milieu interstellaire), le film « Interstellar » (largement nourri par les recherches scientifiques de l’astrophysicien Kip Thorne) ou des séries TV comme « Docteur Who » (dont l’un des meilleurs épisodes, « La bibliothèque des ombres », rejoint d’ailleurs le thème de l’Encyclopedia Galactica).
On ne comprend les acteurs qu’en prenant en compte
le contexte dans lequel ils se situent, et cela inclut bien souvent des a
priori métaphysiques ou eschatologiques sur le sens de la vie et les
fins dernières de l’humanité. C’est pourquoi il est indispensable de
saisir ces mythologies qui motivent non seulement des scientifiques, des
artistes ou des techniciens, mais aussi (comme le montre le cas de
Musk) des entrepreneurs…
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