Fixé par défaut à une durée de douze jours, l’état d’urgence a été prolongé le 20 novembre pour une durée de trois mois, dans l’attente d’une modification de la constitution destinée à aménager certaines dispositions existantes, notamment les articles 16 et 36.
Le président français a justifié ces mesures exceptionnelles débouchant de fait sur un état d’exception, par le fait que le pays était « en guerre » contre le terrorisme. Ces dispositions législatives et leur justification ne sont pas sans rappeler le « Patriot Act » américain voté après les attentats du 11 septembre 2001 sous l’administration Bush et justifié là aussi par la « guerre contre le terrorisme »…
Les modifications que souhaite apporter l’exécutif français à la définition juridique de l’état d’urgence participent de la même logique et visent à faire sortir ce dernier d’un régime d’exception lié à des actes de guerre afin d’en faire perdurer l’application lorsque la menace ayant justifié son instauration a disparu. Ainsi, l’article 36-1 que souhaite insérer l’exécutif dans la constitution précise :
« Lorsque le péril ou les événements ayant conduit à décréter l’état d’urgence ont cessé mais que demeure un risque d’acte de terrorisme, les autorités civiles peuvent maintenir en vigueur les mesures prises en application du premier alinéa pendant une durée maximale de six mois. »
Ces mesures visent à faire entrer la France dans le régime politique de la « guerre au terrorisme » qui, par définition, constitue un « état d’exception permanent » à portée performative caractérisé par la restriction des libertés intérieures et un engagement armé extérieur ayant pour résultat le développement du terrorisme international, comme je l’avais montré dans un précédent article.
Dans l’état actuel du texte législatif, l’état d’urgence étend considérablement le pouvoir des autorités de police qui peuvent, sans l’intervention du pouvoir judiciaire :
- Instaurer un couvre-feu dans des lieux qui pourraient être exposés de manière importante à des troubles publics
- Restreindre la circulation des personnes ou des véhicules dans des lieux et des horaires déterminés
- Instituer des zones où le séjour des personnes est réglementé
- Interdire l’accès à un département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics
- Assigner à résidence toute personne dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre public
- Réquisitionner des personnes ou des biens si le maintien de l’ordre le nécessite
- Ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature
- Interdire les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre
- Effectuer des perquisitions à domicile de jour et de nuit
- Prendre des mesures pour assurer le contrôle de la presse et des médias
Dans les deux cas, la restriction des libertés individuelles et civiles a été adoptée à une large majorité aussi bien par le parlement que le sénat, dans un large consensus des deux partis de gouvernement, Les Républicains et le parti « socialiste ».
La portée des dispositions légales définies par l’état d’urgence a en outre été modifiée par le gouvernement et les parlementaires lors de sa prolongation le 19 novembre.
Certaines dispositions ont notamment été durcies. Le régime des assignations à résidence a ainsi été élargi « à toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public. » Ce qui permet dans les faits aux autorités administratives d’assigner à peu près n’importe qui à résidence, et rend potentiellement criminelle toute contestation de « l’ordre public. »
Les modifications apportées par les parlementaires prévoient également la possibilité de « dissoudre les associations ou groupements qui participent, facilitent ou incitent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public, et qui comportent en leur sein des personnes assignées à résidence. » Cette disposition ouvre donc la possibilité de la dissolution de tous les groupes militants ou associatifs opposés à la politique gouvernementale.
Outre ces dispositions qui relèvent clairement d’un régime de consentement imposé par la force, le gouvernement a intégré plusieurs mesures proposées par Les Républicains ou encore le Front National. Ainsi, la révision constitutionnelle intègre la déchéance de nationalité pour les auteurs d’actes terroristes, mesure défendue historiquement par le Front National.
Le gouvernement a également saisi le conseil d’état pour évaluer la constitutionnalité de la proposition du député du parti Les Républicains, Laurent Wauquiez, de créer des centres de rétentions destinés aux individus fichés « S », c’est à dire des camps d’internement destinés aux individus évalués comme « radicaux » par les services de police…
Cibler les citoyens et les libertés publiques pour masquer les échecs des services de renseignement
Comme l’a montré la loi sur le renseignement adoptée suite aux attentats de janvier 2015 et censée faciliter le repérage et le suivi des personnes radicalisées afin de prévenir leur passage à l’acte, ces mesures liberticides se révéleront tout aussi inefficaces dans la prévention de nouvelles attaques terroristes. Elles jouent le rôle de contre-feux destinés à détourner l’attention de l’opinion publique et à masquer la responsabilité de l’exécutif ainsi que l’échec des services de renseignement dans leur mission de protection des citoyens français. Rappelons que les services de sécurité s’étaient illustrés en levant leur dispositif de surveillance des auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo, les frères Kouachi, six mois avant les attentats de janvier, car ils avaient été évalués à « faible risque ». Pour masquer la responsabilité de ses services, le gouvernement avait alors présenté les terroristes comme des « loups solitaires » radicalisés via Internet afin de faire du réseau d’information un bouc émissaire. Les frères Kouachi appartenaient pourtant à une cellule d’Al-Qaïda au Yémen où ils avaient effectué un voyage en 2011 et avaient déjà été condamnés pour des faits en lien avec le terrorisme, tout comme l’auteur de la tuerie de l’hyper cacher, Amedy Coulibaly.
Tout comme pour les attentats de Janvier, la responsabilité de l’exécutif français et des services de renseignement est écrasante; pourtant, sous le couvert de l’unité nationale et des « valeurs de la république », les responsables politiques échappent une nouvelle fois à toute mise en cause au détriment des citoyens qui voient leurs libertés civiles une nouvelle fois attaquées.
La France a également fourni des armes aux djihadistes syriens combattants aux côtés d’Al-Qaïda depuis 2011, comme l’a révélé François Hollande lors d’un entretien avec le journaliste Xavier Panon, dans l’objectif de renverser le gouvernement de Bachar al-Assad.
L’exécutif français a refusé de collaborer avec les services de sécurité syriens qui lui proposait une liste des djihadistes français opérant en Syrie, comme la révélé l’ancien patron de la DGSE Bernard Squarcini dans un entretien à l’hebdomadaire Valeurs Actuelles.
Alors que le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a dénoncé le manque de coordination des services de renseignement européens au lendemain des attentats de novembre, affirmant n’avoir reçu aucune information sur l’imminence des actes terroristes, ses déclarations ont été complètement infirmées par les services secrets algériens qui avaient fait parvenir une note à la DST concernant Omar Ismaïl Mostefaï, l’un des auteurs de l’attaque du Bataclan. Selon El-Watanet Mondafrique, les services secrets algériens avaient de plus averti dans le courant du mois d’octobre leurs partenaires français de la préparation d’une attaque terroriste dans la région parisienne…
La traque des réfractaires
Au lieu de faire face à ses responsabilités, l’exécutif français, tout comme pour les attentats de Janvier, s’est lancé une nouvelle fois dans une politique de chasse aux réfractaires et de surenchère sécuritaire teintée d’autoritarisme. En Janvier dernier, le parquet avait reçu des consignes strictes destinées à traquer « ceux qui n’étaient pas Charlie »; consignes qui s’étaient traduites par des peines de prison ferme à l’encontre de citoyens musulmans en état d’ébriété ou de déficients mentaux s’étant rendus coupables d’apologie du terrorisme. Des cibles certainement plus à la portée des services de police…
Le 30 novembre, soit un peu plus de deux semaines après les attentats de novembre, le gouvernement a dressé un premier bilan chiffré de l’état d’urgence.
Les forces de police ont ainsi procédé à 2000 perquisitions, 529 gardes à vue, et prononcé 300 assignations à résidence.
Or, sur les 529 gardés à vue, figurent 317 manifestants écologistes arrêtés dans le cadre de la COP 21. 24 militants écologistes ont également été assignés à résidence. Le pouvoir politique n’a donc pas mis longtemps pour utiliser l’état d’urgence afin de faire taire toute contestation. La dérive du pouvoir vers l’autoritarisme et la répression la plus brutale a cependant bénéficié de l’assentiment passif de la population et de l’opinion publique résultant du choc émotionnel et du climat d’exception nés des attentats du 13 novembre.
Cette passivité post-traumatique et son corollaire, la manifestation du besoin d’ordre et de sécurité, sont les préliminaires à la mise en place d’un régime policier que le parti « socialiste » semble déterminé à faire advenir.
La tentation du parti unique
La dérive autoritaire de l’exécutif se couple à une tentation politicienne née des élections régionales de faire basculer le parti « socialiste » vers une forme de parti unique de gouvernement opposée au « danger » du Front National diabolisé comme parti « antirépublicain ». Ce « néo-républicanisme » s’affirme comme une stratégie de contournement des aspirations des classes populaires et de l’électorat traditionnel de gauche dans le but de positionner le P « S » comme grand parti du centre doté de la seule légitimité républicaine face au danger représenté par les « extrêmes » et plus particulièrement le Front National.
Un grand parti centriste rassemblant les représentants de la classe dominante et ses différentes composantes, selon qu’elles sont plus ou moins dotées en capital économique ou culturel, traduit dans la composition du champ politique la collaboration de classe observée à l’occasion du second tour des élections régionales et qui a vu le désistement des listes « socialistes » arrivées en troisième position au profit de leurs opposants théoriques Les Républicains. Cette volonté de constituer une vaste coalition centriste acquise à l’euro-libéralisme et aux intérêts des classes dominantes concrétise la stigmatisation des partis constituant une véritable opposition aux politiques menées par les partis de gouvernement et ayant placé la France dans une position de protectorat sous mandat de Bruxelles. Cette proposition concrétise également la fin officielle de la fiction de l’alternance politique telle qu’elle a été organisée depuis les années 80 par les partis au pouvoir.
Ainsi, au lendemain du second tour des élections régionales, le premier ministre Manuel Valls affirmait vouloir en finir « avec les querelles au sein des partis » et défendait le besoin de travailler « tous ensemble », droite comprise.
Toujours motivé par l’alibi du Front National, le président François Hollande a abondé dans le même sens en appelant à la concorde et en soulignant « une volonté commune face à l’essentiel » dans la lutte contre le terrorisme ou le chômage qui sont pourtant les deux échecs majeurs de son mandat. Toutefois, du fait d’une opposition diabolisée sous la forme du Front National et avec pour principale force d’alternance un parti qui a mené à peu de choses près la même politique, aucune force de contestation ne semble en mesure d’émerger sur la scène publique ni de contrecarrer le « pacte républicain » érigé en casemate de l’exécutif.
Le parti « socialiste » se pose donc en prévision des élections législatives de 2017 en « rempart républicain » contre le Front National avec la complicité des Républicains qui ont largement profité du retrait des listes « socialistes » aux régionales. La seule agitation du spectre de la « guerre civile » tient désormais lieu à la fois de programme politique et de contre-feux masquant le bilan catastrophique du mandat de François Hollande, notamment pour ce qui concerne le volet du chômage ou de la sécurité intérieure.
Ce « néo-républicanisme » s’accommode exceptionnellement bien des valeurs des Républicainset de leur islamophobie traditionnelle, en mettant en avant les « valeurs de la République » résumées dans les faits à la seule laïcité utilisée comme moyen de stigmatisation des musulmans et comme succédané de « gauche » au racisme décomplexé de la droite traditionnelle, ainsi que l’a montré Emmanuel Todd dans son analyse des manifestations ayant suivies la tuerie de Charlie Hebdo (1).
C’est ainsi sans surprise qu’un certain nombre d’élus et responsables des Républicains ont répondu favorablement aux appels du pied du gouvernement, manifestant en cela leur collaboration de classe par-delà les divergences de façade.
L’ancien premier ministre de Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin, s’est ainsi dit prêt à « travailler avec le gouvernement », justifiant son propos par le sempiternel alibi du Front National :
« Le Front national est un adversaire commun et […] nous l’avons battu ensemble dans les élections. Il faut le battre ensemble par l’action et donc il y a des actions communes que nous devons engager. »
Interviewé par le journal Les Echos, l’ancien ministre « socialiste » et commissaire européen Pierre Moscovici surenchérit :
« On peut aller vers un changement de culture, qui rompe avec l’ambiance de camp retranché et qui privilégie ce qui rassemble. Si la situation politique l’exigeait, une coalition large ne doit pas selon moi être exclue par principe en France. »
Pour enfoncer le clou et préparer l’opinion à la fin de la fiction de l’alternance politique en France, la presse aux ordres sortait un sondage au lendemain des élections régionales à l’initiative du journal Le Parisien dans lequel 70% des sondés se déclaraient favorables à « un rapprochement entre la gauche, la droite et le centre pour formuler des propositions communes. »
La fiction de l’alternance politique semble donc devoir être appelée à disparaître officiellement pour « faire barrage » à la « menace » que fait peser le Front National sur la reproduction des élites politiques. Loin des « valeurs de la république » érigées en caution morale à tout bout de champ et aussitôt bafouées, comme le montrent la prolongation de l’état d’urgence et l’accumulation des lois liberticides, les appels au « rassemblement » et à la constitution d’une « coalition nationale » constituent la réponse des partis de gouvernement et de leurs élites face à la nouvelle concurrence du parti frontiste qui menace pour la première fois l’équilibre et la reproduction de leurs positions dans le champ politique.
Doit-on s’en plaindre ou s’en réjouir ?
Guillaume Borel
21 décembre 2015.
1.Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?: sociologie d’une crise religieuse, Paris, Seuil, 2015
Guillaume Borel s’intéresse aux questions de
macro-économie ainsi qu’à la géopolitique. Il est particulièrement
attentif aux questions de propagande et d’intoxications
médiatiques et est l’auteur de l’essai Le travail, histoire d’une
idéologie. Éditions Utopia: 2015.
1 commentaire:
Excellente analyse ! Et à chaque fois, on notera que le terme "socialiste" est mis entre guillemets. Faudra-t-il le rebaptiser "Parti faSciste" ?
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