Une
jeune fille est donc en train de passer quatre mois dans une geôle.
Quatre mois. Son crime? Avoir montré ses seins en public. Pour soutenir
une autre jeune fille, Amina, qui avait publié une photo d’elle seins
nus sur internet. Amina, elle, est aussi en prison, et bien peu ont le
courage de la soutenir, comme si elle avait commis un crime honteux. Où
sommes-nous? Dans l’Espagne franquiste? Dans la Russie médiévale? Dans
la France de Louis XIV? Non: en 2013, en Tunisie. Pas loin, les
Européens bronzent tranquillement à Djerba ou font du shopping à
Monastir.
Amina
a encore de la chance. Elle n’a pas été lapidée, comme le demandait un
sympathique prêcheur salafiste, car les hommes sont nettement moins
miséricordieux qu’Allah. Elle n’a pas été pendue à une grue à seize ans
pour le crime d’avoir flirté, comme en Iran. Elle n’a pas été enterrée
jusqu’à la taille et lapidée pour le crime d’avoir été violée, donc pour
avoir attenté à l’honneur des hommes, comme au Pakistan. Elle n’a pas
été aspergée d’acide sulfurique pour le crime de n’avoir pas été assez
voilée, comme au Cachemire. Elle n’a pas été abattue par ses frères pour
le crime d’avoir aimé un homme dont ils ne voulaient pas, comme un peu
partout. Elle n’a pas été supprimée dans le ventre de sa mère pour le
crime d’être une fille, comme en Inde. Elle n’a pas été assassinée pour
le crime d’avoir voulu éduquer des filles, comme en Afghanistan. On n’a
pas applaudi celui qui l’a brûlé vive, comme on l’a fait à Vitry sur
Seine pour l’assassin de la jeune Sohane.
Car
voilà ce que risquent, dans le monde, des centaines de millions de
femmes, qui n’ont droit à la vie et à l’estime que si elles se
conforment à la loi patriarcale, et se cantonnent dans leur rôle
d’utérus réservé, servant à enfanter de préférence des mâles. En vérité,
le sort des femmes dans le monde est à peu près celui des esclaves, à
cette différence près qu’elles sont parfois entourées de marques de
respect si elles se soumettent à cet esclavage. Et le fait que certaines
le revendiquent ne change rien à l’affaire. La servitude volontaire est
une vieille histoire. On finit toujours par se raconter ce dont on a
besoin pour se persuader qu’on n’est pas un esclave.
La
phrase dont Amina accompagnait sa photo résume avec une parfaite
lucidité la condition du corps féminin : mon corps m’appartient et il
n’est l’honneur de personne. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans
les sociétés patriarcales (c’est-à-dire presque toutes, mais certaines
le sont à des degrés insupportables), le corps de la femme ne lui
appartient pas. C’est un objet symbolique, investi par l’honneur
masculin. C’est-à-dire par la honte. Ce corps que les hommes désirent,
ils en ont honte aussi, alors il leur faut le cacher, le voiler,
l’enfermer, et s’il s’exhibe, le punir, l’enfouir, le supprimer parfois.
Dans la tête de millions d’hommes, et singulièrement dans les sociétés
musulmanes, mais pas seulement, se déroule cette opération délirante :
mon désir est aussi ma honte. Celle qui se prête au désir est une pute.
Ou alors, une mère de famille, enveloppée de voiles funèbres, cachée,
enfermée. Une telle relation n’est rien d’autre qu’une névrose. Des
centaines de millions d’hommes vivent leurs relations aux femmes dans
cette névrose, dans cette folie. Personne ne peut être heureux ainsi. De
telles relations n’engendrent que frustration et violence. La liberté,
l’égalité sont les conditions de l’amour.
Celle
qui montre son cul ou qui vend la passe au coin du bois et celle qui
cache son corps parce qu’il appartient à l’homme sont en réalité la
même. Leur corps est la chose instrumentalisée pour le désir de l’autre.
Le consentement n’y change rien. Ceux qui traitent les femmes libres de
putes se trompent d’objet, si se prostituer, c’est aliéner son corps à
l’autre.
Mon
corps m’appartient et il n’est l’honneur de personne. Les femen mènent
le bon combat. Le corps féminin qu’elles montrent est le corps libre,
non le corps exclusivement soumis au désir masculin. Ce n’est pas la
nudité de la publicité. Si elles gênent, c’est parce qu’elles montrent
que leur corps peut être nu sans honte et sans équivoque. Bien sûr le
corps féminin est désirable, mais elles veulent séparer ce désir de la
marchandise ou de la sujétion patriarcale. Elles peuvent aussi le donner
au désir, mais si elles le veulent, quand elles le veulent.
Je
m’étonne toujours que l’on évoque tant d’injustices dans le monde, tant
de cruautés et tant de tyrannies, en accordant si peu d’attention à la
cruauté et à l’esclavage dont est victime la moitié de l’humanité. Et
beaucoup de ceux qui se plaignent d’être victimes de la tyrannie n’en
tyrannisent pas moins les femmes. Le degré d’évolution d’une
civilisation se mesure à la place qu’elle accorde aux femmes. Celles qui
leur dénient les mêmes droits qu’aux hommes se condamnent elles-mêmes.
L’Arabie saoudite est un modèle parfait de petit enfer patriarcal, qui
repose sur l’esclavage, l’hypocrisie bigote et une cruauté médiévale. Et
c’est cette conception de l’Islam que nos excellents amis saoudiens
exportent partout dans le monde.
Ce
ne sont pas les quelques petits ridicules épisodiques d’une poignée de
féministes occidentales qui peuvent en quoi que ce soit invalider ce
constat. Tout combat engendre ses excès. Les excès de certains
féministes, qu’on épingle parfois, ne sont rien auprès de l’immensité de
l’injustice, de la souffrance infligée aux femmes dans le monde. Que
faisons-nous à la moitié de l’humanité?
[...]
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