La lutte traditionnelle réunionnaise "la croche" se fait connaître hors des frontières de la Réunion et hors du cadre habituel des sports de combat : sur Le Monde.fr
http://combat.blog.lemonde.fr/2011/12/09/la-reunion-sagrippe-a-la-croche/
Merci à Florent Bouteiller, journaliste au Monde, d'avoir ouvert son blog "Au tapis !" à cette discipline créole.
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La Réunion s’agrippe à la croche
Jérôme Sanchez, instituteur depuis quinze ans à La Réunion, raconte
pour Au Tapis ! sa rencontre avec la croche, une lutte traditionnelle tombée
en désuétude depuis de nombreuses années. Ce passionné d’arts martiaux
s’est démené pour en réhabiliter la pratique
Premiers
combats en plein air pour le grand public. A droite, Lino Charlettine,
porte-drapeau de la discipline qui représentera La Réunion lors des
Premiers championnats de l'Océan Indien de Croche, le 22 janvier à l'ïle
Maurice.
Nous sommes au début des années 2000. Instituteur installé en
métropole, j’ai à peine 27 ans quand je pose mes valises sur l’île de la
Réunion. Pratiquant d’arts martiaux depuis ma plus tendre enfance, je
m’inscris un peu par hasard dans un club de lutte olympique : l’Académie
La Croche de Saint-Paul. D’emblée, le courant passe avec le
propriétaire des lieux, Patrick Blanca.
Patrick Blanca (à gauche), avec William Arne, un des plus anciens crocheurs de 75 ans.
A quarante ans bien sonnés, ce Créole en paraît dix de moins. Et sa
silhouette athlétique interpelle. Ses muscles semblent taillés comme des
lames de couteaux, secs et filandreux, sans excroissance disgracieuse.
De là provient cette souplesse étonnante qui lui permet de faire un
grand écart à la verticale sur un mur. Son métissage est à l’image de la
Réunion : un melting pot où le sang de l’Afrique, de l’Europe et de
l’Inde semble avoir trouvé son point de chute. Si les racines du métis
paraissent venir du fond des âges, son parcours martial est, lui aussi,
des plus éclectiques : sambo, yoseikan budo et luttes olympiques. Et
quand naïvement je lui demande d’où vient le nom « chantant » de sa
salle pourtant dédiée aux arts martiaux et sports de combat, il répond,
goguenard :
« La croche c’est la forme de lutte qui a égayé mon
enfance. J’y jouais avec mes camarades, sur le sable en bord de mer ou
sur l’herbe dans les jardins publics. »
« Quelles peuvent bien être les différences entre cette lutte réunionnaise et les styles olympiques (lutte libre et lutte gréco-romaine)
? » La question traverse mon esprit avant que je me décide à lui en toucher deux mots.
« La différence ? Rien de plus simple : le combat ne s’arrêtait pas au sol, explique Patrick Blanca.
On continuait jusqu’à ce qu’un des deux dise « La paix ! » ou bien
« Arrête ! » quand il était contrôlé par une prise douloureuse. »
Les projections permettent d'amener son adversaire au sol pour le contraindre à une soumission.
Quelques démonstrations techniques viennent éclairer son récit.
Immédiatement, je reconnais les clés articulaires et les étranglements.
Ceux-là mêmes que j’avais appris en pratiquant le judo, le ju-jitsu ou
le jiu-jitsu brésilien. La curiosité s’intensifie ! Il me faut vite
épancher ma soif de savoir et rencontrer d’anciens crocheurs.
A la recherche des anciens
Patrick Blanca, qui était le plus jeune du dernier groupe de
crocheurs saint-paulois, réunit ses anciens camarades de jeu. Ces
quadragénaires et quinquagénaires sont surpris, pas très rassurés de
l’intérêt qu’un étranger porte à leur jeu longtemps pratiqué. L’échange
s’installe et la confiance naît progressivement. Chacun révèle, non sans
un certain plaisir, sa « spéciale », sa technique de projection
favorite ou celle qui lui permettait d’obtenir la victoire une fois au
sol. De tous les témoignages recueillis, il ressort que tous les Créoles
d’au moins 50 ans ont pratiqué la croche dans leur jeunesse mais
qu’aucun Réunionnais aujourd’hui en âge de pratiquer des sports de
combat (c’est-à-dire autour de 20 ans) n’en connaît l’existence. Pire,
après une recherche bibliographique, il apparaît qu’aucun ouvrage n’a
été consacré à ce sujet. A peine une inscription dans un dictionnaire
français/créole des années 1980 ! Si rien n’est entrepris, la croche
aura très bientôt disparu, définitivement oubliée. Ce qui n’était
jusqu’alors que curiosité se transforme en passion. La découverte
devient un engagement.
Renaissance d’un sport traditionnel
Pendant trois années, des centaines de témoignages sont épluchés, des
dizaines de techniques identifiées et classées en planches techniques.
Nous rencontrons des témoins âgés de plus de 90 ans. Certains attestent
même que la croche était pratiquée au moins depuis la fin du XIX
e siècle. Une carte postale de 1905 certifie en tout cas qu’elle l’était au tout début du XX
e siècle.
Les clés articulaires au niveau des pieds sont autorisées à la croche.
A ce stade, la rencontre avec Frédéric Rubio est déterminante. Cet
expert auprès de la FILA (Fédération Internationale des Luttes
Associées) et de la Confejes (branche sportive de la Francophonie) a
milité pendant plus de quinze ans pour la survie des luttes
traditionnelles en Afrique. Jadis basé au Sénégal, il a synthétisé les
différents styles de lutte africaine pour leur permettre de résister à
la déferlante du football. C’est Frédéric Rubio lui-même qui va analyser
les techniques et les pratiques de la croche pour rédiger une
règlementation alliant la tradition et modernité (catégories de poids,
durée des combats limitée, etc.).
Cette règlementation est limpide : une projection vaut un point, une
immobilisation un point, et la victoire peut s’obtenir avant la limite
du temps règlementaire en cas de renoncement de l’adversaire ou d’arrêt
de l’arbitre.
Un livre est publié en 2006
dans une maison d’édition locale, Azalées, avec une préface du
président de la FILA lui-même : Raphaël Martinetti. C’est une
reconnaissance institutionnelle mais il reste désormais le travail de
terrain : former des cadres, ouvrir des clubs et organiser les premières
rencontres sportives officielles (interclubs en 2007 et championnats
régionaux en 2008).
Grandir pour ne pas mourir
La Croche est à la jonction entre la lutte et le judo. Elle pratique dès le plus jeune âge.
Reconnue par la FILA comme lutte traditionnelle de la Réunion, la
croche n’en demeure pas moins au stade embryonnaire. Six clubs seulement
sur l’île de la Réunion … et donc dans le monde. Elle reste très
fragile. Pour ne pas disparaître, elle doit s’exporter. Chose possible
dans la mesure où les règles sont simples, accessibles à n’importe quel
public, et qu’elle se situe à la jonction entre la lutte olympique
(saisies sur le corps et non sur les vêtements) et le judo (usage de
toute la gamme technique au sol, les ne-waza).
La première rencontre internationale aura lieu le 22 janvier 2012, au
Centre National de Lutte de Vacoas, à l’île Maurice. Ainsi seront
organisés les premiers championnats de l’océan Indien de Croche.
Parfois, il suffit d’un passionné et d’une poignée d’ancêtres pour faire
revivre la flamme. Souvenons-nous d’un certain Jigoro Kano qui avait
fait un rêve dans les années 1880. Un rêve nommé judo qui a su
s’exporter aux quatre coins du monde et rencontrer le succès qu’on lui
connaît aujourd’hui.
Jérôme Sanchez
Un instituteur fondu d’arts martiaux
Jérôme Sanchez, 42 ans, est professeur des écoles sur l’île de la
Réunion, après une brève carrière d’ingénieur en France métropolitaine.
Il a commencé la pratique des arts martiaux dès l’âge de 8 ans avec le
judo, puis la boxe française et le kick-boxing. Il se passionne pour
tous les sports de combat, leur histoire et leurs plus grands champions
depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Installé à la Réunion en 1996, il a
pratiqué le ju-jitsu sportif, le jiu-jitsu brésilien, les luttes
olympiques, le muay thaï et le muay boran avant de découvrir la
croche, la lutte traditionnelle réunionnaise alors en voie de
disparition. Depuis 2002, il contribue à réhabiliter la croche par
l’écriture d’un livre (2006), la création de clubs et l’organisation imminente d’une première compétition internationale (2012).