Yves Vargas revient aux origines du capitalisme et de
son mécanisme implacable. Un système qui n'a rien de naturel et qui a
été pensé, en partie, par Bernard Mandeville (philosophe et économiste
néerlandais), personnage étrangement oublié de nos manuels d'Histoire.
Prendre le temps de regarder cet extrait, c'est prendre le temps de
revenir aux sources du capitalisme pour mieux le comprendre ; et
comprendre c'est déjà s'émanciper un peu.
"Le travail des pauvres est la seule source de toutes les douceurs de l'existence."
Bernard Mandeville.
Source : https://www.facebook.com/MonsieurTroll/videos/1369248453104497/
Texte de l'extrait (10 minutes) :
" Comment comprendre la fabrication de produits constamment renouvelée de produits qui sont constamment achetés ? Quand les gens ont ce qui leur faut. Pourquoi est-ce qu'ils vont jeter leurs biens par la fenêtre pour en acheter de nouveaux ? Dans le seul but d'enrichir le marchand ? Personne ne gaspillerait son argent pour le plaisir de faire tourner le commerce. Et pourtant, il tourne. Et pourtant, ils jettent par la fenêtre ce qu'ils ont acheté. Et ils achètent du nouveau. C'est ça qu'on appelle la société d'abondance. Les modes se renouvèlent, sans arrêt, toujours du nouveau ... Pourquoi ?
L'économie naissante, que nous voyons, semble se développer contre tous les principes de la nature humaine. Comment les hommes peuvent-ils gaspiller leur argent, alors qu'ils sont égoïstes ? Il faut donc, si on veut penser le capitalisme naissant, il faut changer la nature humaine. Enfin, ou du moins, changer les principes qui expliquent la nature humaine. Et bien ce penseur, le premier philosophie au sens fort qui a pensé le capitalisme, s'appelle Bernard Mandeville. il était célèbre il y a deux siècles, aujourd'hui on l'a pratiquement oublié ...
C'est Mandeville qui fut l'inventeur de cette nature humaine dont on avait besoin. Une nature humaine qui porte la relance infinie de la consommation. C'est Mandeville qui invente ce qu'on appellera depuis "l'homo œconomicus", l'homme économique. Comment cela ? Et bien Mandeville fabrique une passion ... Une passion capable de structurer l'homme nouveau. Une passion qui explique ce consommateur insatiable. Cette passion nouvelle s'appelle : l'amour-propre.
Il définit l'amour propre, qu'il appelle "self-liking" comme la suite naturelle de l'amour de soi, "self-love". L'amour de soi, c'est l'instinct de vie, ce qui est fixé sur les besoins vitaux. Alors que l'amour propre n'est pas fixé sur les besoins vitaux ... L'amour propre est fixé non pas sur les choses mais sur les hommes, sur les autres hommes. Sur l'idée qu'ils se font de nous. Sur l'idée dont nous attendons, nous espérons, qu'elle confirmera la haute idée que nous nous faisons de nous. Cet amour propre, savoir chercher l'admiration des autres, ce amour propre se concrétise par l'exhibition, je cite Mandeville : " L'exhibition de vêtements élégants et bien parés, des équipages, des mobiliers, des bâtiments coûteux, tout ce que les hommes peuvent acquérir pour se faire estimer des autres."
Bon d'accord ... Mais une fois qu'on a exhibé sa fortune aux yeux émerveillés des autres, que faire ? On rentre chez soi ? On est satisfait, une fois pour toutes ! On m'admire, que faire de plus ? Mais alors, le commerce va tomber en panne ... L'amour propre est satisfait, on rentre à la maison, On n'achète plus rien ... Il faut donc trouver que l'amour propre relance le commerce en permanence. Pour cela, Mandeville fait un véritable coup de force théorique. Il divise l'amour propre en deux, deux directions : une vers le haut, une vers le bas. L'amour propre qui regarde en bas jouit de sa supériorité, ça s'appelle la vanité, l'orgueil ... Premier volet ... Et puis l'amour propre, toujours le même, mais cette fois-ci qui regarde vers le haut et qui essaye de réduire son infériorité par rapport à ceux qui sont plus haut que nous ... ça s'appelle l'envie. Cette dualité, extraordinaire invention conceptuelle, qu'on n'a pas assez étudié, ... cette extraordinaire dualité transforme l'amour propre en un moteur qui s'emballe. Le grand s'efforce de montrer au petit sa supériorité ... Lequel petit s'efforce d'égaler le grand. Le grand voyant que le petit essaye de l'égaler modifie sa manière d'être pour reprendre sa supériorité. Lequel petit ... Etc, etc . A l'infini ...
L'anthropologie étant établie, on peut l'appliquer à l'économie. Appliquons cela à l'économie et nous voyons que, je cite Mandeville : "Le commerce ne peut avoir de meilleur soutien que l'orgueil." Écoutez la description, elle en vaut la peine, on croirait lire Pierre Bourdieu ... Je cite Mandeville, je le lis : "La femme du négociant dédaigne de suivre une autre mode que celle qu'elle trouve en ville. La Cour s'alarme de cette présomption. Les femmes de qualité s'effraient de voir les femmes et les filles de négociants habillées comme elles. On fait chercher des couturiers afin d'avoir une vogue toujours prête ..." Etc, etc.
Mandeville ainsi remplace l'économie des besoins par une autre économie : l'économie du désir. Ainsi, en remplaçant le besoin par le désir, vous savez que le besoin est fini ? Quand j'ai mangé 3kg de patates, il faut bien que je m'arrête, je n'en ai plus besoin ... Le désir est infini. Vous voyez la différence ? Le désir est toujours infini, on peut toujours désirer davantage. Le désir ne consomme pas, il se consomme lui-même.
Ainsi le mécanisme distinction/imitation est sans fin ... Car si les besoins du corps ont une limite, l'imagination n'en a pas. L'économie de la consommation infinie marche à l'imagination. Une économie où on vend de la distinction et où on achète de la différence. Mandeville a construit une anthropologie pessimiste au service d'une économie optimiste. Je cite Mandeville : "L'envie et la vanité étaient serviteurs de l'application industrieuse. Ce vice bizarre et ridicule devenait le moteur même du commerce. " Pour que cette spirale de la consommation ne s'enraye pas, il faut l'entretenir. Autrement dit, il faut fabriquer indéfiniment pour répondre à une demande infinie. "Fabriquer" ... Il faut des gens qui travaillent. Or, l'amour propre ne pousse personne à travailler. L'amour propre ne pousse personne à se tuer à la tâche. L'homme nouveau consomme mais il ne fabrique plus.
Pour sortir de cette difficulté qui est liée à la production, pas à la consommation, la réponse de Mandeville ne sera pas anthropologique. Comme on vient de le voir. Elle n'est pas anthropologique, elle est politique. "L’État doit forcer les pauvres à travailler sans cesse, en mettant au travail : les indigents, les enfants, les malades, et même les aveugles ... Et en veillant à fixer les salaires au strict minimum ..." Pourquoi au strict minimum ? "Pour obliger les pauvres à venir travailler chaque matin." Pour qu'ils aient juste de quoi manger pour la journée.
Ainsi, on a une situation bizarre : le pauvre doit avoir toujours faim ... Et donc al production est liée aux besoins ... On a une économie de besoins dans la production. Et le consommateur, lui, il doit rêver. On a donc une économie de désir dans la consommation. Une étranger économie disloquée entre la production par le besoin et la consommation par le désir.
Cette solution politique repose sur une théorie : la théorie du bonheur social. Mandeville s'intéresse au bonheur de la société ... Qu'est-ce qu'une société heureuse ? Et bien "c'est celle qui permet à une classe de vivre dans le plaisir et dans l'oisiveté." Je n'invente pas, je cite ... "Pour que la société soit heureuse, il est nécessaire qu'un grand nombre du peuple en soit ignorant aussi bien que pauvre." Et il continue : "Le travail des pauvres est la seule source de toutes les douceurs de l'existence."
Nous en sommes donc au point suivant : la nouvelle société a trouvé son assise philosophique sur une anthropologie du désir, sur la promotion de l'imagination, de l'amour propre, du bonheur des consommateurs et sur une sociologie de l'espèce humaine fracturée divisée entre les jouisseurs oisifs et les travailleurs misérables.
Intégralité de la conférence (1h10mn) : https://www.youtube.com/watch?v=fRV-yo5Ii9E
Le philosophe Yves Vargas nous a fait l'amitié de venir parler de
Rousseau le 25 novembre 2014. Une conférence passionnante sur la
naissance du capitalisme et sa justification morale et politique par
Mandeville (1670-1733). Rousseau sera le premier à livrer un combat sans
concession contre la naissance de la société industrielle et sa
théorisation anthropologique.
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6 commentaires:
Dans cet extrait (de la conférence intitulée "La critique du capitalisme par Jean-Jacques Rousseau"), le philosophie Yves Vargas décrit la pensée (et le cynisme) de Bernard Mandeville.
De mon point de vue, la clé de voûte philosophique est l'opposition entre "besoin" et "désir".
Forcément cela m'évoque la classification des besoins selon Épicure :
- besoins naturels nécessaires
- besoins naturels non nécessaires
- et besoins non-naturels (les "désirs" appartenant à cette dernière catégorie).
Dans une version contemporaine plus détaillée, il faut citer la pyramide de Maslow (http://justemonopinion-jeronimo.blogspot.com/2017/09/pyramide-de-maslow.html) :
- besoins physiologiques
- besoins de sécurité
- besoins d'appartenance
- besoins d'estime (à partir de là, on entre dans les "désirs" non naturels)
- besoin d'accomplissement de soi.
Personnellement, j'apprécie beaucoup la philosophie d’Épicure. Peut-être que "la sobriété heureuse" de Pierre Rabhi est ce qui s'approche le plus de cette pensée antique.
J'essaie d'ailleurs d'imaginer quelle société pourrait le mieux correspondre à la pensée épicurienne. Réflexion en cours ... http://justemonopinion-jeronimo.blogspot.com/2018/09/apres-epicure-de-lethique-la-politique.html
Il est intéressant de remarquer qu’Épicure a été diffamé par les platoniciens, les chrétiens (qui le traitaient de "pourceau") et à peu près tous les philosophes idéalistes. Ses quelques 300 ouvrages ont tous été détruits. Il ne nous reste en tout et pour tout que deux ou trois lettres à des disciples et quelques sentences citées par ses plus féroces opposants.
Merci pour la retranscription de la conférence. C'est vraiment lumineux, non ?
C'est du Thorstein VEBLEN avant l'heure ; Veblen qui, au début du 20e siècle, a magnifiquement décrit et raillé "la classe de ceux qui ne font rien", leur RIVALITÉ OSTENTATOIRE, et la consommation gaspilleuse et sans fin de prétendues "élites" servant de lamentable modèle (gaspilleur, égoïste et prédateur) à toute la pyramide sociale.
Ma petite contribution "d'écrivain public" ;-) C'est effectivement "lumineux", très éclairant. Je n'en finis pas d'être surpris par le cynisme de nos "maîtres". Plus c'est terrible et plus c'est réel ! Je crois que c'est pour cela que j'aime la fiction "Game of Thrones", parce qu'on y découvre l'horreur des dirigeants dans leur intimité (parce que l'auteur Martin s'inspire de faits historiques réels). C'est aussi ce que l'historien Henri Guillemin nous offre : la lecture des discours, d'une part, et celle des correspondances intimes (ou des mémoires posthumes) d'autre part. Quels contrastes ! La biographie de Napoléon Bonaparte, par l'excellent Henri Guillemin, est un exemple extrêmement révélateur. Pour en revenir à la consommation gaspilleuse, ce qui est décourageant, c'est que les marchands ont progressivement réussi à intégrer la classe moyenne occidentale à cette rivalité envie/vanité jadis limitée aux bourgeois et aux aristocrates. Alors, il a fallu trouver d'autres travailleurs pauvres que le tiers-état (ou le quart-état) et, grâce au "libre-échange" (comprendre "suppression des taxes douanières"), c'est devenu possible : en direction de la Chine et de divers pays du tiers-monde (ou du quart-monde). Ou alors, désormais, en "important" des travailleurs pauvres : soit en "harmonisant" le smic sur des pays comme la Bulgarie ou la Roumanie, ou carrément en faisant venir des réfugiés économiques (victimes du néocolonialisme), des victimes de guerres (déclenchées par l'Occident) et bientôt des réfugiés climatiques. PS : J'avoue ne pas connaître Thorstein Veblen ... mais je vais me renseigner
Thorstein Bunde Veblen, né le 30 juin 1857 et mort le 3 août 1929 aux États-Unis, est un économiste et sociologue américain. Il était membre de l'Alliance technique fondée en 1918-19 par Howard Scott, qui donna naissance au mouvement technocratique.
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Thorstein_Veblen
Pour Veblen, l'économie peut expliquer le développement social. Ainsi, les institutions de l'économie sont traversées par deux instincts de base, l'instinct artisan et l'instinct prédateur. Par l'instinct artisan, l'homme s'enrichit au travers de son travail, au travers de la domestication rationnelle de la nature. Cependant, par son instinct prédateur, le genre humain veut déposséder autrui de ses biens et des résultats de son travail.
Contrairement à beaucoup d'autres économistes, Veblen ne voit pas dans la bourgeoisie industrielle un moteur pour la société. Ceux-ci vivent du succès de l'industrie, mais ils n'utilisent pas ces profits de manière socialement durable. Cependant Veblen pense que le changement peut malgré tout provenir de l'industrie, il est potentiellement incarné par les ingénieurs. Ces experts devraient prendre le contrôle de l'industrie qui est dans les mains d'irresponsables, les propriétaires.
Le mouvement technocratique est un mouvement social promouvant un ordre social technocratique, qui a connu une certaine importance et notoriété dans les années 1930 aux États-Unis, au plus fort de la Grande Dépression. Trouvant ses racines dans les œuvres de Thorstein Veblen et de Edward Bellamy, ce mouvement a principalement été porté par un personnage controversé, Howard Scott, qui créa successivement la Technical Alliance en 1920, l'Energy Survey of North America en 1932 et Technocracy Inc. en 1933.
Ce mouvement analyse la Grande Dépression comme étant le constat d'échec du « système prix », qui fixe arbitrairement une valeur aux biens et services en fonction de l'offre et de la demande, incitant à une accumulation et une inégalité de répartition des richesses, qui sont parmi les facteurs à l'origine de la crise. Le système politique, de tout bord, considéré comme corrompu et inefficace pour créer et distribuer les richesses est fortement critiqué. En réponse à ce constat, ce mouvement propose un ordre social autarcique, où les richesses produites — évaluées et échangées en unités d'énergie — seraient partagées de manière égale entre tous les citoyens. Le système industriel et social est dirigé par des experts techniques, selon des méthodes scientifiques, dont le seul objectif serait de maximiser la production des richesses, pour créer une « économie de l'abondance ».
Après avoir connu une grande notoriété en 1932, le mouvement technocratique se scinde en deux organisations Technocracy Inc. et Continental Committee for Technocracy. Le CCT connait un certain succès, comptant jusqu'à 25 000 adhérents, jusqu'en 1936 où il disparait complètement faute de capacité organisationnelle de ses deux dirigeants. Technocracy Inc. réussit à mieux s'organiser et progresse jusqu'au début des années 1940, comptant probablement jusqu'à 20 000 adhérents, avec au total environ 40 000 personnes ayant adhéré au mouvement à un moment ou à un autre. Après cette date, le mouvement décline irrésistiblement, mais subsiste toujours de nos jours.
Cependant, les idées du mouvement technocratique ont eu une certaine influence dans la société américaine, et on retrouve un certain nombre de composantes technocratiques dans la politique du New Deal menée par Roosevelt de 1933 à 1938, et des influences contemporaines dans des organisations comme The Venus Project.
Dès que je lis "personnage controversé" ou "antisémite" sur Wikipédia, je me dis ... tiens ! voilà peut-être un dissident intéressant à lire ou écouter.
« L'économie de l'abondance » (tous les besoins de base accessibles à tous) est bien entendu un but beaucoup plus louable que « l'économie de l'opulence » (le luxe pour une minorité d'oisifs riches, et le travail mal payé pour tous les autres).
Concernant le Venus Project, il est bienveillant au départ mais il confie les pouvoirs de décisions à une minorité (les ingénieurs, les techniciens). Or, on le sait, le pouvoir rend fou. Ceux qui ont le pouvoir finissent toujours, toujours !, par en abuser.
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