L’âme humaine est capable de s’instruire seule et sans maître (Jacotot - Rancière)
(blog du Plan C, déc. 2011)
Chers amis,
Il y a longtemps que je veux vous parler d'un livre qui me bouleverse,
d'abord dans mes convictions de professeur, mais aussi dans mes
réflexions sur la démocratie (la vraie).
Il s'agit du livre de
Jacques Rancière qui nous fait découvrir l'expérience formidable de
Joseph Jacotot avec ses élèves, au début du 19e siècle.
Vous allez voir, c'est épatant.
(Au-delà des enfants, pensez aussi aux électeurs, aux électeurs-enfants
que nous sommes, maintenus dans leur enfance par leurs méchants
élus-parents, élus qui (font semblant qu'ils) ne peuvent pas croire un
instant que ces enfants puissent un jour devenir — et a fortiori SEULS —
des citoyens-adultes.)
Etienne Chouard
Lisez plutôt :
LE MAÎTRE IGNORANT
Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle
par Jacques Rancière
Chapitre premier : une aventure intellectuelle
En l'an 1818, Joseph Jacotot, lecteur de littérature française à l'université de Louvain, connut une aventure intellectuelle.
Une carrière longue et mouvementée aurait pourtant dû le mettre à
l'abri des surprises : il avait fêté ses dix-neuf ans en 1789. Il
enseignait alors la rhétorique à Dijon et se préparait au métier
d'avocat. En 1792 il avait servi comme artilleur dans les armées de la
République. Puis la Convention l'avait vu successivement instructeur au
Bureau des poudres, secrétaire du ministre de la Guerre et substitut du
directeur de l'École polytechnique. Revenu à Dijon, il y avait enseigné
l'analyse, l'idéologie et les langues anciennes, les mathématiques pures
et transcendantes et le droit. En mars 1815 l'estime de ses
compatriotes en avait fait malgré lui un député. Le retour des Bourbons
l'avait contraint à l'exil et il avait obtenu de la libéralité du roi
des Pays-Bas ce poste de professeur à demi-solde. Joseph Jacotot
connaissait les lois de l'hospitalité et comptait passer à Louvain des
jours calmes.
Le hasard en décida autrement. Les leçons du
modeste lecteur furent en effet vite goûtées des étudiants. Parmi ceux
qui voulurent en profiter, un bon nombre ignorait le français. Joseph
Jacotot, de son côté, ignorait totalement le hollandais. Il n'existait
donc point de langue dans laquelle il pût les instruire de ce qu'ils lui
demandaient. Il voulut pourtant répondre à leur vœu. Pour cela, il
fallait établir, entre eux et lui, le lien minimal d'une chose commune.
Or il se publiait en ce temps-là à Bruxelles une édition bilingue de
Télémaque. La chose commune était trouvée et Télémaque entra ainsi dans
la vie de Joseph Jacotot. Il fit remettre le livre aux étudiants par un
interprète et leur demanda d'apprendre le texte français en s'aidant de
la traduction. Quand ils eurent atteint la moitié du premier livre, il
leur fit dire de répéter sans cesse ce qu'ils avaient appris et de se
contenter de lire le reste pour être à même de le raconter. C'était là
une solution de fortune, mais aussi, à petite échelle, une expérience
philosophique dans le goût de celles qu'on affectionnait au siècle des
Lumières. Et Joseph Jacotot, en 1818, restait un homme du siècle passé.
L'expérience pourtant dépassa son attente.
Il demanda aux étudiants ainsi préparés d'écrire en français ce qu'ils
pensaient de tout ce qu'ils avaient lu. « Il s'attendait à d'affreux
barbarismes, à une impuissance absolue peut-être.
Comment en
effet tous ces jeunes gens privés d'explications auraient-ils pu
comprendre et résoudre les difficultés d'une langue nouvelle pour eux ?
N'importe ! il fallait voir où les avait conduits cette route ouverte au
hasard, quels étaient les résultats de cet empirisme désespéré. Combien
ne fut-il pas surpris de découvrir que ces élèves, livrés à eux-mêmes,
s'étaient tirés de ce pas difficile aussi bien que l'auraient fait
beaucoup de Français? Ne fallait-il donc plus que vouloir pour pouvoir?
Tous les hommes étaient-ils donc virtuellement capables de comprendre ce
que d'autres avaient fait et compris ? »
Telle fut la révolution
que cette expérience de hasard provoqua dans son esprit. Jusque-là il
avait cru ce que croient tous les professeurs consciencieux : que la
grande affaire du maître est de transmettre ses connaissances à ses
élèves pour les élever par degrés vers sa propre science. Il savait
comme eux qu'il ne s'agit point de gaver les élèves de connaissances et
de les faire répéter comme des perroquets, mais aussi qu'il faut leur
éviter ces chemins de hasard où se perdent des esprits encore incapables
de distinguer l'essentiel de l'accessoire et le principe de la
conséquence. Bref, l'acte essentiel du maître était d'expliquer, de
dégager les éléments simples des connaissances et d'accorder leur
simplicité de principe avec la simplicité de fait qui caractérise les
esprits jeunes et ignorants. Enseigner, c'était, d'un même mouvement,
transmettre des connaissances et former des esprits, en les menant,
selon une progression ordonnée, du plus simple au plus complexe. Ainsi
l'élève s'élevait-il, dans l'appropriation raisonnée du savoir et la
formation du jugement et du goût, aussi haut que sa destination sociale
le requérait et était-il préparé à en faire l'usage convenant à cette
destination : enseigner, plaider ou gouverner pour les élites lettrées;
concevoir, dessiner ou fabriquer instruments et machines pour les
avant-gardes nouvelles que l'on cherchait maintenant à tirer de l'élite
du peuple; faire, dans la carrière des sciences, des découvertes
nouvelles pour les esprits doués de ce génie particulier. Sans doute les
démarches de ces hommes de science divergeaient-elles sensiblement de
l'ordre raisonné des pédagogues. Mais il n'y avait aucun argument à en
tirer contre cet ordre. Au contraire, il faut d'abord avoir acquis une
solide et méthodique formation pour donner l'essor aux singularités du
génie. Post hoc, ergo propter hoc.
Ainsi raisonnent tous les
professeurs consciencieux. Ainsi avait raisonné et agi Joseph Jacotot,
en trente ans de métier. Or voilà que le grain de sable venait par
hasard de s'introduire dans la machine. Il n'avait donné à ses « élèves »
aucune explication sur les premiers éléments de la langue. Il ne leur
avait pas expliqué l'orthographe et les conjugaisons. Ils avaient
cherché seuls les mots français correspondant aux mots qu'ils
connaissaient et les raisons de leurs désinences. Ils avaient appris
seuls à les combiner pour faire à leur tour des phrases françaises : des
phrases dont l'orthographe et la grammaire devenaient de plus en plus
exactes à mesure qu'ils avançaient dans le livre; mais surtout des
phrases d'écrivains et non point d'écoliers. Les explications du maître
étaient-elles donc superflues? Ou, si elles ne l'étaient pas, à qui et à
quoi étaient-elles donc utiles?
L'ordre explicateur
Une
illumination soudaine éclaira donc brutalement, dans l'esprit de Joseph
Jacotot, cette évidence aveugle de tout système d'enseignement : la
nécessité des explications. Quoi de mieux assuré pourtant que cette
évidence? Nul ne connaît vraiment que ce qu'il a compris. Et, pour qu'il
comprenne, il faut qu'on lui ait donné une explication, que la parole
du maître ait brisé le mutisme de la matière enseignée.
Cette
logique pourtant ne laisse pas de comporter quelque obscurité. Voici par
exemple un livre entre les mains de l'élève. Ce livre est composé d'un
ensemble de raisonnements destinés à faire comprendre une matière à
l'élève. Mais voici maintenant le maître qui prend la parole pour
expliquer le livre. Il fait un ensemble de raisonnements pour expliquer
l'ensemble de raisonnements que constitue le livre. Mais pourquoi
celui-ci a-t-il besoin d'un tel secours? Au lieu de payer un
explicateur, le père de famille ne pourrait-il pas simplement donner le
livre à son fils et l'enfant comprendre directement les raisonnements du
livre? Et s'il ne les comprend pas, pourquoi comprendrait-il davantage
les raisonnements qui lui expliqueront ce qu'il n'a pas compris? Ceux-ci
sont-ils d'une autre nature? Et ne faudra-t-il pas dans ce cas
expliquer encore la façon de les comprendre?
La logique de
l'explication comporte ainsi le principe d'une régression à l'infini :
le redoublement des raisons n'a pas de raison de s'arrêter jamais. Ce
qui arrête la régression et donne au système son assise, c'est
simplement que l'explicateur est seul juge du point où l'explication est
elle-même expliquée. Il est seul juge de cette question par elle-même
vertigineuse : l'élève a-t-il compris les raisonnements qui lui
enseignent à comprendre les raisonnements? C'est là que le maître tient
le père de famille : comment celui-ci sera-t-il assuré que l'enfant a
compris les raisonnements du livre? Ce qui manque au père de famille, ce
qui manquera toujours au trio qu'il forme avec l'enfant et le livre,
c'est cet art singulier de l'explicateur : l'art de la distance. Le
secret du maître est de savoir reconnaître la distance entre la matière
enseignée et le sujet à instruire, la distance aussi entre apprendre et
comprendre. L'explicateur est celui qui pose et abolit la distance, qui
la déploie et la résorbe au sein de sa parole.
Ce statut
privilégié de la parole ne supprime la régression à l'infini que pour
instituer une hiérarchie paradoxale. Dans l'ordre explicateur, en effet,
il faut généralement une explication orale pour expliquer l'explication
écrite. Cela suppose que les raisonnements sont plus clairs,
s'impriment mieux dans l'esprit de l'élève quand ils sont véhiculés par
la parole du maître, qui se dissipe dans l'instant, que dans le livre où
ils sont pour jamais inscrits en caractères ineffaçables. Comment
entendre ce paradoxal privilège de la parole sur l'écrit, de l'ouïe sur
la vue? Quel rapport y a-t-il donc entre le pouvoir de la parole et
celui du maître ?
Ce paradoxe en rencontre aussitôt un autre :
les paroles que l'enfant apprend le mieux, celles dont il pénètre le
mieux le sens, qu'il s'approprie le mieux pour son propre usage, ce sont
celles qu'il apprend sans maître explicateur, avant tout maître
explicateur. Dans l'inégal rendement des apprentissages intellectuels
divers, ce que tous les enfants d'hommes apprennent le mieux, c'est ce
que nul maître ne peut leur expliquer, la langue maternelle. On leur
parle et l'on parle autour d'eux. Ils entendent et retiennent, imitent
et répètent, se trompent et se corrigent, réussissent par chance et
recommencent par méthode, et, à un âge trop tendre pour que les
explicateurs puissent entreprendre leur instruction, sont à peu près
tous — quels que soient leur sexe, leur condition sociale et la couleur
de leur peau — capables de comprendre et de parler la langue de leurs
parents.
Or voici que cet enfant qui a appris à parler par sa
propre intelligence et par des maîtres qui ne lui expliquaient pas la
langue commence son instruction proprement dite. Tout se passe
maintenant comme s'il ne pouvait plus apprendre à l'aide de la même
intelligence qui lui a servi jusqu'alors, comme si le rapport autonome
de l'apprentissage à la vérification lui était désormais étranger. Entre
l'un et l'autre, une opacité s'est maintenant établie. Il s'agit de
comprendre et ce seul mot jette un voile sur toute chose : comprendre
est ce que l'enfant ne peut faire sans les explications d'un maître,
plus tard d'autant de maîtres qu'il y aura de matières à comprendre,
données dans un certain ordre progressif. S'y ajoute la circonstance
étrange que ces explications, depuis qu'a commencé l'ère du progrès, ne
cessent de se perfectionner pour mieux expliquer, mieux faire
comprendre, mieux apprendre à apprendre, sans qu'on puisse jamais
mesurer un perfectionnement correspondant dans ladite compréhension.
Bien plutôt commence à s'élever la rumeur désolée qui ne cessera de
s'amplifier, celle d'une baisse continue de l'efficacité du système
explicatif, laquelle nécessite bien sûr un nouveau perfectionnement pour
rendre les explications plus faciles à comprendre par ceux qui ne les
comprennent pas...
La révélation qui saisit Joseph Jacotot se
ramène à ceci : il faut renverser la logique du système explicateur.
L'explication n'est pas nécessaire pour remédier à une incapacité à
comprendre. C'est au contraire cette incapacité qui est la fiction
structurante de la conception explicatrice du monde. C'est l'explicateur
qui a besoin de l'incapable et non l'inverse, c'est lui qui constitue
l'incapable comme tel.
Expliquer quelque chose à quelqu'un, c'est
d'abord lui démontrer qu'il ne peut pas le comprendre par lui-même.
Avant d'être l'acte du pédagogue, l'explication est le mythe de la
pédagogie, la parabole d'un monde divisé en esprits savants et esprits
ignorants, esprits mûrs et immatures, capables et incapables,
intelligents et bêtes. Le tour propre à l'explicateur consiste en ce
double geste inaugural. D'une part, il décrète le commencement absolu :
c'est maintenant seulement que va commencer l'acte d'apprendre. D'autre
part, sur toutes les choses à apprendre, il jette ce voile de
l'ignorance qu'il se charge lui-même de lever. Jusqu'à lui, le petit
homme a tâtonné à l'aveuglette, à la devinette. Il va apprendre
maintenant. Il entendait des mots et les répétait. Il s'agit de lire
maintenant et il n'entendra pas les mots s'il n'entend les syllabes, les
syllabes s'il n'entend les lettres que ni le livre ni ses parents ne
sauraient lui faire entendre mais seulement la parole du maître.
Le mythe pédagogique, disions-nous, divise le monde en deux. Il faut
dire plus précisément qu'il divise l'intelligence en deux. Il y a,
dit-il, une intelligence inférieure et une intelligence supérieure. La
première enregistre au hasard des perceptions, retient, interprète et
répète empiriquement, dans le cercle étroit des habitudes et des
besoins. C'est l'intelligence du petit enfant et de l'homme du peuple.
La seconde connaît les choses par les raisons, elle procède par méthode,
du simple au complexe, de la partie au tout. C'est elle qui permet au
maître de transmettre ses connaissances en les adaptant aux capacités
intellectuelles de l'élève et de vérifier que l'élève a bien compris ce
qu'il a appris. Tel est le principe de l'explication. Tel sera désormais
pour Jacotot le principe de l'abrutissement.
Entendons-le bien,
et, pour cela, chassons les images connues. L'abrutisseur n'est pas le
vieux maître obtus qui bourre le crâne de ses élèves de connaissances
indigestes, ni l'être maléfique pratiquant la double vérité pour assurer
son pouvoir et l'ordre social. Au contraire, il est d'autant plus
efficace qu'il est savant, éclairé et de bonne foi. Plus il est savant,
plus évidente lui apparaît la distance de son savoir à l'ignorance des
ignorants. Plus il est éclairé, plus lui semble évidente la différence
qu'il y a entre tâtonner à l'aveuglette et chercher avec méthode, plus
il s'attachera à substituer l'esprit à la lettre, la clarté des
explications à l'autorité du livre. Avant tout, dira-t-il, il faut que
l'élève comprenne, et pour cela qu'on lui explique toujours mieux. Tel
est le souci du pédagogue éclairé : le petit comprend-il ? il ne
comprend pas. Je trouverai des manières nouvelles de lui expliquer, plus
rigoureuses dans leur principe, plus attrayantes dans leur forme; et je
vérifierai qu'il a compris.
Noble souci. Malheureusement, c'est
justement ce petit mot, ce mot d'ordre des éclairés - comprendre - qui
fait tout le mal. C'est lui qui arrête le mouvement de la raison,
détruit sa confiance en elle-même, la met hors de sa voie propre en
brisant en deux le monde de l'intelligence, en instaurant la coupure de
l'animal tâtonnant au petit monsieur instruit, du sens commun à la
science. Dès lors qu'est prononcé ce mot d'ordre de la dualité, tout
perfectionnement dans la manière de faire comprendre, cette grande
préoccupation des méthodistes et des progressistes, est un progrès dans
l'abrutissement. L'enfant qui ânonne sous la menace des coups obéit à la
férule, et voilà tout : il appliquera son intelligence à autre chose.
Mais le petit expliqué, lui, investira son intelligence dans ce travail
du deuil : comprendre, c'est-à-dire comprendre qu'il ne comprend pas si
on ne lui explique pas. Ce n'est plus à la férule qu'il se soumet, c'est
à la hiérarchie du monde des intelligences. Pour le reste, il est
tranquille comme l'autre : si la solution du problème est trop difficile
à chercher, il aura bien l'intelligence d'écarquiller les yeux. Le
maître est vigilant et patient. Il verra que le petit ne suit plus, il
le remettra dans le chemin en lui réexpliquant. Ainsi le petit
acquiert-il une intelligence nouvelle, celle des explications du maître.
Plus tard il pourra être explicateur à son tour. Il possède
l'équipement. Mais il le perfectionnera : il sera homme de progrès.
Le hasard et la volonté
Ainsi va le monde des explicateurs expliqués. Ainsi aurait-il dû aller
encore pour le professeur Jacotot si le hasard ne l'avait mis en
présence d'un fait. Et Joseph Jacotot pensait que tout raisonnement doit
partir des faits et céder devant eux. N'entendons pas par là qu'il fût
matérialiste. Au contraire : comme Descartes qui prouvait le mouvement
en marchant, mais aussi comme son contemporain, le très royaliste et
très religieux Maine de Biran, il tenait les faits de l'esprit agissant
et prenant conscience de son activité pour plus certains que toute chose
matérielle. Et c'était bien de cela qu'il s'agissait : le fait était
que ces étudiants s'étaient appris à parler et à écrire en français sans
le secours de ses explications. Il ne leur avait rien transmis de sa
science, rien expliqué des radicaux et des flexions de la langue
française. Il n'avait pas même procédé à la façon de ces pédagogues
réformateurs qui, comme le précepteur d'Emile, égarent leurs élèves pour
mieux les guider et balisent astucieusement un parcours d'obstacles
qu'il faut apprendre à franchir par soi-même. Il les avait laissés seuls
avec le texte de Fénelon, une traduction - pas même interlinéaire à la
manière des écoles -et leur volonté d'apprendre le français. Il leur
avait seulement donné l'ordre de traverser une forêt dont il ignorait
les issues. La nécessité l'avait contraint à laisser entièrement hors
jeu son intelligence, cette intelligence médiatrice du maître qui relie
l'intelligence imprimée dans les mots écrits à celle de l'apprenti. Et,
du même coup, il avait supprimé cette distance imaginaire qui est le
principe de l'abrutissement pédagogique. Tout s'était joué par force
entre l'intelligence de Fénelon qui avait voulu faire un certain usage
de la langue française, celle du traducteur qui avait voulu en donner un
équivalent hollandais et leur intelligence d'apprentis qui voulaient
apprendre la langue française. Et il était apparu qu'aucune autre
intelligence n'était nécessaire. Sans y penser, il leur avait fait
découvrir ceci qu'il découvrait avec eux : toutes les phrases, et par
conséquent toutes les intelligences qui les produisent, sont de même
nature. Comprendre n'est jamais que traduire, c'est-à-dire donner
l'équivalent d'un texte mais non point sa raison. Il n'y a rien derrière
la page écrite, pas de double fond qui nécessite le travail d'une
intelligence autre, celle de l'explicateur; pas de langue du maître, de
langue de la langue dont les mots et les phrases aient pouvoir de dire
la raison des mots et des phrases d'un texte. Les étudiants flamands en
avaient administré la preuve : ils n'avaient à leur disposition pour
parler de Télémaque que les mots de Télémaque. Il suffit donc des
phrases de Fénelon pour comprendre les phrases de Fénelon et pour dire
ce qu'on en a compris. Apprendre et comprendre sont deux manières
d'exprimer le même acte de traduction. Il n'y a rien en deçà des textes
sinon la volonté de s'exprimer, c'est-à-dire de traduire. S'ils avaient
compris la langue en apprenant Fénelon, ce n'était pas simplement par la
gymnastique qui compare une page de gauche à une page de droite. Ce
n'est pas l'aptitude à changer de colonne qui compte, mais la capacité
de dire ce qu'on pense dans les mots des autres. S'ils avaient appris
cela de Fénelon, c'était parce que l'acte de Fénelon écrivain était
lui-même un acte de traducteur : pour traduire une leçon de politique en
récit légendaire, Fénelon avait mis en français de son siècle le grec
d'Homère, le latin de Virgile et la langue, savante ou naïve, de cent
autres textes, du conte d'enfants à l'histoire érudite. Il avait
appliqué à cette double traduction la même intelligence qu'ils
employaient à leur tour pour raconter avec les phrases de son livre ce
qu'ils pensaient de son livre.
Mais aussi l'intelligence qui leur
avait fait apprendre le français dans Télémaque était la même par
laquelle ils avaient appris la langue maternelle : en observant et en
retenant, en répétant et en vérifiant, en rapportant ce qu'ils
cherchaient à connaître à ce qu'ils connaissaient déjà, en faisant et en
réfléchissant à ce qu'ils avaient fait. Ils étaient allés comme on ne
doit pas aller, comme vont les enfants, à l'aveuglette, à la devinette.
Et la question se posait alors : est-ce qu'il ne fallait pas renverser
l'ordre admis des valeurs intellectuelles ? Est-ce que cette méthode
honnie de la devinette n'était pas le vrai mouvement de l'intelligence
humaine qui prend possession de son propre pouvoir ? Est-ce que sa
proscription ne signait pas d'abord la volonté de couper en deux le
monde de l'intelligence? Les méthodistes opposent la mauvaise méthode de
hasard à la démarche par raison. Mais ils se donnent par avance ce
qu'ils veulent prouver. Ils supposent un petit animal qui explore en se
cognant aux choses un monde qu'il n'est pas encore capable de voir et
qu'ils lui apprendront justement à discerner. Mais le petit d'homme est
d'abord un être de parole. L'enfant qui répète les mots entendus et
l'étudiant flamand « perdu » dans son Télémaque ne vont pas au hasard.
Tout leur effort, toute leur exploration est tendue vers ceci : une
parole d'homme leur a été adressée qu'ils veulent reconnaître et à
laquelle ils veulent répondre, non en élèves ou en savants, mais en
hommes ; comme on répond à quelqu'un qui vous parle et non à quelqu'un
qui vous examine : sous le signe de l'égalité.
Le fait était là :
ils avaient appris seuls et sans maître explicateur. Or ce qui a eu
lieu une fois est toujours possible. Cette découverte, au demeurant,
pouvait renverser les principes du professeur Jacotot. Mais l'homme
Jacotot était plus à même de reconnaître la variété de ce qu'on peut
attendre d'un homme. Son père avait été boucher, avant de tenir les
comptes de son grand-père, le charpentier qui avait envoyé son
petit-fils au collège. Lui-même était professeur de rhétorique quand
avait retenti l'appel aux armes de 1792. Le vote de ses compagnons
l'avait fait capitaine d'artillerie et il s'était montré un remarquable
artilleur. En 1793, au Bureau des poudres, ce latiniste s'était fait
instructeur de chimie pour la formation accélérée de ces ouvriers qu'on
envoyait appliquer sur tous les points du territoire les découvertes de
Fourcroy. Chez le même Fourcroy il avait connu Vauquelin, ce fils de
paysan qui s'était fait une formation de chimiste en cachette de son
patron. A l'École polytechnique, il avait vu arriver ces jeunes gens que
des commissions improvisées avaient sélectionnés sur le double critère
de leur vivacité d'esprit et de leur patriotisme. Et il les avait vus
devenir de fort bons mathématiciens, moins par les mathématiques que
Monge ou Lagrange leur expliquaient que par celles qu'ils faisaient
devant eux. Lui-même avait apparemment profité de ses fonctions
administratives pour se donner une compétence de mathématicien qu'il
avait plus tard exercée à l'université de Dijon. Tout comme il avait
adjoint l'hébreu aux langues anciennes qu'il enseignait et composé un
Essai sur la grammaire hébraïque. Il pensait, Dieu sait pourquoi, que
cette langue avait de l'avenir. Enfin il s'était fait, à son corps
défendant mais avec la plus grande fermeté, une compétence de
représentant du peuple. Bref, il savait ce que la volonté des individus
et le péril de la patrie pouvaient faire naître de capacités inédites en
des circonstances où l'urgence contraignait à brûler les étapes de la
progression explicatrice. Il pensa que cet état d'exception, commandé
par le besoin de la nation, ne différait pas en son principe de cette
urgence qui commande l'exploration du monde par l'enfant ou de cette
autre qui contraint la voie singulière des savants et des inventeurs. À
travers l'expérience de l'enfant, du savant et du révolutionnaire, la
méthode de hasard pratiquée avec succès par les étudiants flamands
révélait son second secret. Cette méthode de l'égalité était d'abord une
méthode de la volonté. On pouvait apprendre seul et sans maître
explicateur quand on le voulait, par la tension de son propre désir ou
la contrainte de la situation.
Le Maître émancipateur
Cette contrainte avait pris en la circonstance la forme de la consigne
donnée par Jacotot. Et il en résultait une conséquence capitale, non
plus pour les élèves mais pour le maître. Les élèves avaient appris sans
maître explicateur, mais non pas pour autant sans maître. Ils ne
savaient pas auparavant, et maintenant ils savaient. Donc Jacotot leur
avait enseigné quelque chose. Pourtant il ne leur avait rien communiqué
de sa science. Donc ce n'était pas la science du maître que l'élève
apprenait. Il avait été maître par le commandement qui avait enfermé ses
élèves dans le cercle d'où ils pouvaient seuls sortir, en retirant son
intelligence du jeu pour laisser leur intelligence aux prises avec celle
du livre. Ainsi s'étaient dissociées les deux fonctions que relie la
pratique du maître explicateur, celle du savant et celle du maître.
Ainsi s'étaient également séparées, libérées l'une par rapport à
l'autre, les deux facultés en jeu dans l'acte d'apprendre :
l'intelligence et la volonté. Entre le maître et l'élève s'était établi
un pur rapport de volonté à volonté : rapport de domination du maître
qui avait eu pour conséquence un rapport entièrement libre de
l'intelligence de l'élève à celle du livre — cette intelligence du livre
qui était aussi la chose commune, le lien intellectuel égalitaire entre
le maître et l'élève. Ce dispositif permettait de désintriquer les
catégories mêlées de l'acte pédagogique et de définir exactement
l'abrutissement explicateur. Il y a abrutissement là où une intelligence
est subordonnée à une autre intelligence. L'homme — et l'enfant en
particulier — peut avoir besoin d'un maître quand sa volonté n'est pas
assez forte pour le mettre et le tenir sur sa voie. Mais cette sujétion
est purement de volonté à volonté.
Elle devient abrutissante
quand elle lie une intelligence à une autre intelligence. Dans l'acte
d'enseigner et d'apprendre il y a deux volontés et deux intelligences.
On appellera abrutissement leur coïncidence. Dans la situation
expérimentale créée par Jacotot, l'élève était lié à une volonté, celle
de Jacotot, et à une intelligence, celle du livre, entièrement
distinctes. On appellera émancipation la différence connue et maintenue
des deux rapports, l'acte d'une intelligence qui n'obéit qu'à elle-même,
lors même que la volonté obéit à une autre volonté.
Cette
expérience pédagogique ouvrait ainsi sur une rupture avec la logique de
toutes les pédagogies. La pratique des pédagogues s'appuie sur
l'opposition de la science et de l'ignorance. Ils se distinguent par les
moyens choisis pour rendre savant l'ignorant : méthodes dures ou
douces, traditionnelles ou modernes, passives ou actives, dont on peut
comparer le rendement. De ce point de vue, on pourrait, en première
approche, comparer la rapidité des élèves de Jacotot avec la lenteur des
méthodes traditionnelles. Mais, en réalité, il n'y avait rien à
comparer. La confrontation des méthodes suppose l'accord minimal sur les
fins de l'acte pédagogique : transmettre les connaissances du maître à
l'élève. Or Jacotot n'avait rien transmis. Il n'avait fait usage
d'aucune méthode. La méthode était purement celle de l'élève.
Et
apprendre plus ou moins vite le français est en soi-même une chose de
peu de conséquence. La comparaison ne s'établissait plus entre des
méthodes mais entre deux usages de l'intelligence et deux conceptions de
l'ordre intellectuel. La voie rapide n'était pas celle d'une meilleure
pédagogie. Elle était une autre voie, celle de la liberté, cette voie
que Jacotot avait expérimentée dans les armées de l'an II, la
fabrication des poudres ou l'installation de l'École polytechnique : la
voie de la liberté répondant à l'urgence de son péril, mais aussi bien
celle de la confiance en la capacité intellectuelle de tout être humain.
Sous le rapport pédagogique de l'ignorance à la science, il fallait
reconnaître le rapport philosophique plus fondamental de l'abrutissement
à l'émancipation. Il y avait ainsi non pas deux mais quatre termes en
jeu. L'acte d'apprendre pouvait être produit selon quatre déterminations
diversement combinées : par un maître émancipateur ou par un maître
abrutissant ; par un maître savant ou par un maître ignorant.
La
dernière proposition était la plus rude à supporter. Passe encore
d'entendre qu'un savant doive se dispenser d'expliquer sa science. Mais
comment admettre qu'un ignorant puisse être pour un autre ignorant cause
de science ? L'expérience même de Jacotot était ambiguë de par sa
qualité de professeur de français. Mais puisqu'elle avait au moins
montré que ce n'était pas le savoir du maître qui instruisait l'élève,
rien n'empêchait le maître d'enseigner autre chose que son savoir,
d'enseigner ce qu'il ignorait. Joseph Jacotot s'appliqua donc à varier
les expériences, à répéter à dessein ce que le hasard avait une fois
produit. Il se mit ainsi à enseigner deux matières où son incompétence
était avérée, la peinture et le piano. Les étudiants en droit auraient
voulu qu'on lui donnât une chaire vacante dans leur faculté. Mais
l'université de Louvain déjà s'inquiétait de ce lecteur extravagant pour
qui l'on désertait les cours magistraux, en venant s'entasser le soir
dans une salle trop petite à la seule lueur de deux bougies, pour
s'entendre dire : « Il faut que je vous apprenne que je n'ai rien à vous
apprendre. » L'autorité consultée répondit donc qu'elle ne lui voyait
point de titre à cet enseignement. Précisément il s'occupait alors
d'expérimenter l'écart entre le titre et l'acte. Plutôt donc que de
faire en français un cours de droit, il apprit à des étudiants à plaider
en hollandais. Ils plaidèrent fort bien, mais lui ignorait toujours le
hollandais.
Le cercle de la puissance
L'expérience lui
sembla suffisante pour l'éclairer: on peut enseigner ce qu'on ignore si
l'on émancipe l'élève, c'est-à-dire si on le contraint à user de sa
propre intelligence. Maître est celui qui enferme une intelligence dans
le cercle arbitraire d'où elle ne sortira qu'à se rendre à elle-même
nécessaire. Pour émanciper un ignorant, il faut et il suffit d'être
soi-même émancipé, c'est-à-dire conscient du véritable pouvoir de
l'esprit humain. L'ignorant apprendra seul ce que le maître ignore si le
maître croit qu'il le peut et l'oblige à actualiser sa capacité :
cercle de la puissance homologue à ce cercle de l'impuissance qui lie
l'élève à l'explicateur de la vieille méthode (nous l'appellerons
désormais simplement la Vieille).
Mais le rapport des forces est
bien particulier. Le cercle de l'impuissance est toujours déjà là, il
est la marche même du monde social qui se dissimule dans l'évidente
différence de l'ignorance et de la science. Le cercle de la puissance,
lui, ne peut prendre effet que de sa publicité. Mais il ne peut
apparaître que comme une tautologie ou une absurdité. Comment le maître
savant entendra-t-il jamais qu'il peut enseigner ce qu'il ignore aussi
bien que ce qu'il sait? Il ne recevra cette augmentation de puissance
intellectuelle que comme une dévaluation de sa science. Et l'ignorant,
de son côté, ne se croit pas capable d'apprendre par lui-même, encore
moins d'instruire un autre ignorant. Les exclus du monde de
l'intelligence souscrivent eux-mêmes au verdict de leur exclusion. Bref,
le cercle de l'émancipation doit être commencé.
Là est le
paradoxe. Car, à y réfléchir un peu, la « méthode » qu'il propose est la
plus vieille de toutes et elle ne cesse d'être vérifiée tous les jours,
dans toutes les circonstances où un individu a besoin de s'approprier
une connaissance qu'il n'a pas le moyen de se faire expliquer. Il n'y a
pas d'homme sur la terre qui n'ait appris quelque chose par lui-même et
sans maître explicateur. Appelons cette manière d'apprendre «
enseignement universel » et nous pourrons l'affirmer : « L'Enseignement
universel existe réellement depuis le commencement du monde à côté de
toutes les méthodes explicatrices. Cet enseignement, par soi-même, a
réellement formé tous les grands hommes. » Mais voilà l'étrange : « Tout
homme a fait cette expérience mille fois dans sa vie, et cependant
jamais il n'était venu dans l'idée de personne de dire à un autre : J'ai
appris beaucoup de choses sans explications, je crois que vous le
pouvez comme moi (...) ni moi ni qui que ce soit au monde ne s'était
avisé de l'employer pour instruire les autres. » À l'intelligence qui
somnole en chacun, il suffirait de dire : Age quod agis, continue à
faire ce que tu fais, « apprends le fait, imite-le, connais-toi
toi-même, c'est la marche de la nature ». Répète méthodiquement la
méthode de hasard qui t'a donné la mesure de ton pouvoir. La même
intelligence est à l'œuvre dans tous les actes de l'esprit humain.
Mais c'est là le saut le plus difficile. Tout le monde pratique cette
méthode au besoin mais nul ne veut la reconnaître, nul ne veut se
mesurer à la révolution intellectuelle qu'elle signifie. Le cercle
social, l'ordre des choses, lui interdit d'être reconnue pour ce qu'elle
est : la vraie méthode par laquelle chacun apprend et par laquelle
chacun peut prendre la mesure de sa capacité. Il faut oser la
reconnaître et poursuivre la vérification ouverte de son pouvoir. Sans
quoi la méthode de l'impuissance, la Vieille, durera autant que l'ordre
des choses.
Qui voudrait commencer ? Il y avait bien en ce
temps-là toutes sortes d'hommes de bonne volonté qui se préoccupaient de
l'instruction du peuple : des hommes d'ordre voulaient élever le peuple
au-dessus de ses appétits brutaux, des hommes de révolution voulaient
l'amener à la conscience de ses droits; des hommes de progrès
souhaitaient, par l'instruction, atténuer le fossé entre les classes;
des hommes d'industrie rêvaient de donner par elle aux meilleures
intelligences populaires les moyens d'une promotion sociale. Toutes ces
bonnes intentions rencontraient un obstacle : les hommes du peuple ont
peu de temps et encore moins d'argent à consacrer à cette acquisition.
Aussi cherchait-on le moyen économique de diffuser le minimum
d'instruction jugé, selon les cas, nécessaire et suffisant pour
l'amélioration des populations laborieuses. Parmi les progressifs et les
industriels une méthode était alors en honneur, l'enseignement mutuel.
Il permettait de réunir dans un vaste local un grand nombre d'élèves
divisés en escouades, dirigées par les plus avancés d'entre eux, promus
au rang de moniteurs. Ainsi le commandement et la leçon du maître
rayonnaient-ils, par le relais de ces moniteurs, sur toute la population
à instruire. Le coup d'œil plaisait aux amis du progrès : c'est ainsi
que la science se répand des sommets jusqu'aux plus modestes
intelligences. Le bonheur et la liberté descendent à sa suite.
Cette sorte de progrès, pour Jacotot, sentait la bride. Manège
perfectionné, disait-il. Il rêvait autre chose à l'enseigne de
l'instruction mutuelle : que chaque ignorant pût se faire pour un autre
ignorant le maître qui lui révélerait son pouvoir intellectuel. Plus
exactement, son problème n'était pas l'instruction du peuple : on
instruit les recrues que l'on enrôle sous sa bannière, les subalternes
qui doivent pouvoir comprendre les ordres, le peuple que l'on veut
gouverner — à la manière progressive, s'entend, sans droit divin et
selon la seule hiérarchie des capacités. Son problème à lui était
l'émancipation : que tout homme du peuple puisse concevoir sa dignité
d'homme, prendre la mesure de sa capacité intellectuelle et décider de
son usage.
Les amis de l'Instruction assuraient que celle-ci
était la condition d'une vraie liberté. Après quoi ils reconnaissaient
qu'ils devaient l'instruction au peuple, quitte à se disputer sur celle
qu'ils lui donneraient. Jacotot ne voyait pas quelle liberté pouvait
résulter pour le peuple des devoirs de ses instructeurs. Il sentait au
contraire dans l'affaire une nouvelle forme d'abrutissement. Qui
enseigne sans émanciper abrutit. Et qui émancipe n'a pas à se préoccuper
de ce que l'émancipé doit apprendre. Il apprendra ce qu'il voudra, rien
peut-être. Il saura qu'il peut apprendre parce que la même intelligence
est à l'œuvre dans toutes les productions de l'art humain, qu'un homme
peut toujours comprendre la parole d'un autre homme. L'imprimeur de
Jacotot avait un fils débile. On désespérait d'en rien faire. Jacotot
lui enseigna l'hébreu. Après quoi l'enfant devint un excellent
lithographe. L'hébreu, cela va de soi, ne lui servit jamais à rien —
sinon à savoir ce qu'ignoreraient toujours les intelligences mieux
douées et plus instruites : ce n'était pas de l'hébreu.
Les
choses étaient donc claires : ce n'était pas une méthode pour instruire
le peuple, c'était un bienfait à annoncer aux pauvres : ils pouvaient
tout ce que peut un homme. Il suffisait de l'annoncer. Jacotot décida de
s'y dévouer. Il proclama que l'on peut enseigner ce qu'on ignore et
qu'un père de famille, pauvre et ignorant, peut, s'il est émancipé,
faire l'éducation de ses enfants, sans le secours d'aucun maître
explicateur. Et il indiqua le moyen de cet enseignement universel :
apprendre quelque chose et y rapporter tout le reste d'après ce principe
: tous les hommes ont une égale intelligence.
On s'émut à
Louvain, à Bruxelles et à La Haye; on prit la chaise de poste de Paris
et de Lyon ; on vint d'Angleterre et de Prusse entendre la nouvelle; on
alla la porter à Saint-Pétersbourg et à la Nouvelle-Orléans. Le bruit en
courut jusqu'à Rio de Janeiro. Pendant quelques années la polémique se
déchaîna et la République du savoir trembla sur ses bases.
Tout
cela parce qu'un homme d'esprit, un savant renommé et un père de famille
vertueux était devenu fou, faute d'avoir su le hollandais.
(Source : premier chapitre du livre de Jacques Rancière, "Le maître ignorant")
La suite est du même tonneau : un livre à ne pas rater, à déguster, à travailler, à infuser…
Monsieur Rancière : merci.
Chacun aura vu le lien (puissant) avec notre réflexion sur les conditions de possibilité d'une vraie démocratie.
J'ai hâte de lire les autres extraits qui vous auront stimulés, ainsi
que les réflexions complémentaires qu'ils vous auront inspirés, sans
oublier les trouvailles connexes que vous aurez débusquées. :-)
Étienne.
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"Ce qui abrutit le peuple, ce n’est pas le défaut d’instruction, mais la croyance en l’infériorité de son intelligence.
L’âme humaine est capable de s’instruire seule et sans maître." Joseph
Jacotot, militant pour l’émancipation intellectuelle, 1818
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