vendredi 21 septembre 2018

Retranscription d'une conférence passionnante d'Yves Vargas (et Barbara de Negroni) , à la Librairie 'Tropiques', le 12 septembre 2012.

Actualité de Rousseau pour résister en profondeur au capitalisme crapulisme

« Je voudrais réfléchir sur une critique de gauche adressée quelquefois à Rousseau. Je laisserai donc de côté les critiques de droite qui lui sont faites : Rousseau totalitaire, Rousseau précurseur de Robespierre/coupeur de tête... Je négligerai aussi les reproches affectifs : Rousseau père indigne, Rousseau misogyne, Rousseau ingrat pour ses amis.

Je m’en tiens au SEUL reproche sérieux que lui a adressé la critique marxisante, à savoir : Rousseau n’a pas vu venir le Capitalisme ; il s’est réfugié dans une position morale et dans un retour au passé nostalgique : une société de paysans laborieux et paisibles.


Avant d’entrer dans le vif du sujet, c’est-à-dire dans l’étude des théories, je note que ces reproches sont assez surprenants. À supposer que Rousseau ait été incapable de voir par lui-même la naissance de la société nouvelle, qu’on nommera bientôt Capitalisme, il était néanmoins assez bon lecteur et il ne manquait pas d’auteurs à son époque pour décrire et annoncer cette société, comme le montre ce que l’on appelle la “Querelle du luxe” dont je dirai un mot. S’il n’a pas vu, au moins il a lu.

Par ailleurs, on lui reproche un retour vers un passé nostalgique de petits paysans auto-suffisants et libres, vivant dans l’abondance sur des terres familiales ; mais on voit mal en quoi cela est nostalgique, car le passé féodal de l’Europe ne présente pas un tel tableau : les paysans étaient asservis à des propriétaires seigneuriaux, puis à des bourgeois ; et par ailleurs, dès le XIIème siècle, se développe un commerce international assez prospère qui anime les grandes villes et des marchés. L’Europe réelle du passé est bien loin de représenter un tableau de patrie paysanne libre et autarcique.

La pensée politique, économique et sociale de Rousseau ne tourne pas le dos à la réalité du XVIIIème, mais elle cherche à la combattre, à l’affronter ; c’est d’ailleurs parce que Rousseau a voulu combattre le capitalisme à sa naissance qu’il reste présent, comme on l'a montré tout à l’heure déjà, dans notre pensée politique au XXIème siècle. Ce combat philosophique prend chez Rousseau la forme d’un duel, au coup pour coup, concept pour concept : un duel avec Bernard de Mandeville, le premier grand philosophe de l’économie capitaliste (le deuxième s’appelle Karl Marx).


Mandeville a appris à tout le XVIIIème siècle comment il faut penser le monde nouveau, avec quels concepts, quelles valeurs, et aussi quels abandons.

Mandeville trace le paysage théorique nouveau, un paysage que viendront compléter, Voltaire, David Hume, Adam Smith, et qui sera repris plus tard par les libéraux, Friedrich Hayek en tête.

En prenant Mandeville pour cible, Rousseau ne s’est pas trompé, il a visé à la tête.

Il me faut donc dire quelques mots sur la théorie de Mandeville, et montrer comment la théorie de Rousseau est l’opposition terme à terme de cette théorie fondatrice de l’esprit capitaliste.


MANDEVILLE annonce la naissance du nouveau système économique en déplaçant le centre de l’économie : on passe d’une économie pensée en termes de BESOINS à une économie pensée en termes de DÉSIRS.

Jusqu’alors, la réflexion économique d’un pays tournait autour des besoins : il fallait trouver des ressources pour nourrir le pays et pour assurer la marche de l’État.

À partir de là, on cherchait comment répondre à ces besoins en développant telle ou telle céréale, en stockant les surplus d’une année sur l’autre, en faisant rentrer l’or de l’étranger. La vision de l’économie était STATIQUE : il y a; d’un côté, une quantité de besoins à satisfaire, et de l’autre, une quantité de produits à fabriquer ou à trouver.

Mandeville renverse ce tableau et place au centre de l’économie, à la place des besoins, les désirs. Il avance que l’économie nouvelle qui enrichit les nations repose sur ce dont personne n’a besoin, mais que chacun désire : ce qu’il nomme LE LUXE.

Cette nouvelle économie du luxe n’est pas une lubie philosophique, elle repose, dit Mandeville, sur des caractères naturels aux Hommes : L’ORGUEIL ET L’ENVIE ; et ces deux passions, ces deux vices, l’orgueil et l’envie, sont le moteur de la richesse du pays :

- L’orgueil pousse à se distinguer, à se montrer supérieur aux autres, et trouve son objet dans l’exhibition des richesses : carrosses, domestiques en livrée, vêtements de soirée rares, maisons décorées, etc.

- L’envie pousse à imiter ceux qui nous paraissent supérieurs et à acquérir ce qu’ils possèdent.

Ces vices moraux font marcher les manufactures et le commerce, car les riches, sitôt qu’ils sont imités, lancent de nouvelles modes. Tout cela multiplie l’activité, fait baisser les prix en inondant le marché de produits nouveaux, inutiles mais qui offrent des emplois.

EN PASSANT DU BESOIN AU DÉSIR, MANDEVILLE FONDE L'ÉCONOMIE SUR L’IMAGINATION.


On dirait aujourd’hui qu’il a, le premier, montré que, dans le capitalisme, L’IDÉOLOGIE est un moteur productif essentiel ; de sorte qu’au XXème siècle, les théoriciens de la société de consommation, Gortz, Baudrillard, seront ses héritiers légitimes, et ceux qu’on appelle les experts du "marketing" seront ses enfants naturels.

Ce décentrement de l’économie (du besoin sur le désir) s’accompagne de conséquences sociales : POUR QUE LE MARCHÉ DE L’IMAGINAIRE TOURNE BIEN, IL FAUT QUE LES PAUVRES TRAVAILLENT CONTINUMENT, ET COMME PERSONNE N’AIME TRAVAILLER, IL FAUT QUE LES PAUVRES RESTENT PAUVRES, AFIN D’ÊTRE FORCÉS DE TRAVAILLER POUR MANGER.

La SOCIÉTÉ D’OPULENCE est donc une société fracturée qui implique un socle de misérables sur lequel elle est bâtie.


Cette fracture sociale s’accompagne d’une dislocation théorique puisque, si le désir est le concept central de l'économie de consommation, le besoin (manger tous les jours) le besoin reste le concept central de l'économie de production : LES RICHES CONSOMMENT PAR DÉSIR CE QUE LES PAUVRES FABRIQUENT PAR BESOIN.

LA NATION PROSPÈRE AVEC UNE TÊTE RÊVEUSE ET UN VENTRE CREUX.



La “Querelle du luxe” qui suivra la publication des œuvres de Mandeville — je vous les rappelle : “La fable des abeilles” et "L’essai sur les charités" —, cette querelle du luxe se focalisera sur le caractère immoral de ces écrits : ses partisans écarteront les aspects les plus cyniques et conserveront l’idée des bienfaits d’un luxe qui nourrit les pauvres. L’anthropologie pessimiste de "l’homme naturellement égoïste et orgueilleux" sera refoulée de la pensée économique et sera abandonnée aux philosophes moralistes, ceux qu’on appelle "les Écossais des lumières".

Rousseau semble avoir vu, mieux que d’autres, que Mandeville est incontournable, pour la raison que CE QU’IL DIT EST VRAI.

La preuve que Rousseau a bien vu le monde capitaliste qui grandit, c’est qu’il a fait SIENNE la théorie de Mandeville parce qu’elle était la théorie de ce monde-là.

ROUSSEAU CONSIDÈRE QUE LA THÉORIE DE MANDEVILLE EST JUSTE ; MAIS C’EST LA THÉORIE JUSTE D’UN MONDE INJUSTE, c’est la théorie vraie d’une humanité égarée dans l’erreur. Il s’installe donc dans cette théorie anthropologique et économique pour affronter ce monde-là.


D’ailleurs, sans même aborder le fond de la théorie de Rousseau, on peut constater que Rousseau n’a pas méconnu le nouveau monde puisque, dans son Projet pour la Pologne, il écrit en toutes lettres aux Polonais :

"Si vous voulez être puissants, redoutés, si vous voulez qu’on parle de vous, si vous voulez avoir votre place parmi les grands de ce monde, alors, développez le commerce, le luxe et la monnaie ; mais ne me lisez pas, car je vous propose autre chose : je vous propose LA LIBERTÉ".

Rousseau n’ignore donc pas que l’avenir des grandes nations se trouve du côté du commerce et du luxe, c’est-à-dire du côté de Mandeville.

Il a bien vu que ce système triomphant — il le nomme "SYSTÈME DE FINANCE", c’est le nom qu’il lui donne— ce système triomphant est le système de l’avenir, et il le combat ; il le combat de l’intérieur, par un corps à corps conceptuel.


En premier lieu, ROUSSEAU RECENTRE L’ÉCONOMIE SUR LE BESOIN : IL NE S’AGIT PAS DE RECHERCHER L’OPULENCE, MAIS D’ÉTABLIR PARTOUT L’ABONDANCE, C’EST-À-DIRE : QUE CHACUN A CE QU’IL LUI FAUT ET QUE PERSONNE NE MANQUE DE RIEN.

L’économie de la consommation désirante est donc exclue de l’économie Rousseauiste. CETTE ÉCONOMIE D’ABONDANCE QUE ROUSSEAU NOMME “LE VRAI SYSTÈME ÉCONOMIQUE”, PAR OPPOSITION AU “SYSTÈME DE FINANCE”, cette économie est toute fondée sur l’agriculture et sur les productions nécessaires : fabrication de maisons, de routes, des vêtements et des outils.

Ainsi la dislocation entre la production et la consommation est supprimée : le paysan consomme ce qu’il produit ; la consommation n’est pas une sphère autonome qui marche à la monnaie : elle est la suite naturelle du travail ; LE LUXE EST DONC BANNI et ne trouve plus sa place dans le vrai système économique.

Mais ce bannissement de principe ne suffit pas : ROUSSEAU ENGAGE UN PROGRAMME DE DESTRUCTION DU LUXE, c'est-à-dire un PROGRAMME D’ÉGALISATION DES RICHESSES en vue de généraliser la classe moyenne de paysan, ce qu’il nomme LA MÉDIOCRITÉ, les couches moyennes.

Il faut donc, pour Rousseau, enrichir les pauvres et appauvrir les riches.

Comment appauvrir les riches ? Ce point est une tâche gouvernementale, de longue haleine, elle requiert un programme économique et un dispositif idéologique, à partir des principes de Mandeville — c’est un aspect assez subtil, puisque Adam Smith, qui avait bien vu que Rousseau reprend à son compte les théories de Mandeville, Adam Smith n’a pas remarqué que Rousseau règle ses comptes avec Mandeville. Il faut donc être assez attentif à quelques détails pour suivre ce combat.


Mandeville décrit l’Homme naturellement orgueilleux & envieux. Il distingue L’AMOUR-PROPRE (self-liking) de L’AMOUR DE SOI (self-love). Ce dernier est un rapport intime à soi ; l’autre est lié à l’opinion des gens. Ces deux passions sont pour Mandeville également naturelles.

L’amour de soi pousse à l’égoïsme, l’amour propre pousse à la vanité.

Rousseau accepte ces concepts ; il les prend à son compte ; mais il introduit dans ce tableau des rectifications qui font exploser la théorie de Mandeville : il affirme que SEUL L’AMOUR DE SOI EST NATUREL, c’est un instinct de vie qui affecte tout être vivant, et l’Homme s’aime lui-même avant toute chose.

QUANT À L’AMOUR-PROPRE, C’EST UNE MODIFICATION DE L’AMOUR DE SOI PAR LA SOCIÉTÉ, C’EST DONC UNE PASSION DÉNATURÉE.


C’est ici que les choses se compliquent, car Rousseau distingue deux niveaux de l’amour-propre :

Lorsque les Hommes cessent d’être naturels, lorsqu’ils cessent d’être des animaux qui errent dans les forêts, quand ils entrent en relation les uns avec les autres, alors, NATURELLEMENT, chacun veut être préféré, veut être admiré : c’est le plus beau, le plus fort, le plus rapide à la course ; SON MOI DEVIENT RELATIF AUX REGARDS DES AUTRES ; c’est le commencement de l’amour propre.

Cet amour-propre est, bien sûr, non naturel si on le considère par rapport à l’Homme sauvage ; mais, si on considère que l’Homme n’est pas fait pour vivre avec les ours, si on considère que l’Homme est fait pour devenir social, alors on voit que sa nature le porte vers la société et donc cet amour-propre, ce premier amour-propre, est conforme à sa nature : c’est, en quelque sorte, "une nature de deuxième rang". Cet amour-propre naturel, appelons-le comme ça, porte sur des relations entre des Moi, avec leurs qualités propres, la beauté, la force, etc.

Mais, quand la société se développe et se corrompt, l’amour-propre ne porte PLUS sur CE QUE JE SUIS, mais sur CE QUE J’AI, sur ce que je possède, et alors, on sort complètement de la nature car le Moi n’est plus en lui, il est hors de soi.

C’est le fond de la critique de Rousseau vis-à-vis de L’IMAGINATION QUI NOUS PORTE LÀ OÙ NOUS NE SOMMES PAS.


On voit bien que cette critique chez Rousseau n’est pas morale, comme chez Pascal : elle est politique, voire économique. L’amour propre orgueilleux que Mandeville décrit est certes naturel à l’origine, mais quand il porte sur les objets de luxe, il est corrompu et n’a rien à voir avec la nature.

Par cette distinction, Rousseau dissocie ce que Mandeville avait associé : il dissocie la passion de son objet ; il récupère l’amour propre et il rejette le luxe.

Il mène, CONTRE CET ESPRIT DE LUXE, UN DOUBLE COMBAT : UN COMBAT ÉCONOMIQUE qui appauvrit les riches en flattant leur amour-propre ; ET UN COMBAT IDÉOLOGIQUE qui remplace l’objet de l’amour-propre : un combat pour remplacer le mauvais luxe par un bon luxe en quelque sorte.

MANDEVILLE a dressé le tableau véridique de l’Homo economicus des temps nouveaux : c’est un riche qui dépense par orgueil et qui fait tourner les affaires. ROUSSEAU va combattre le système : il vise d’une part l’economicus en prenant des mesures économiques, et vise d’autre part l’ Homo en prenant des mesures psychologiques, anthropologiques.

Rousseau propose donc de taxer les produits de luxe les plus ostensibles, ceux qu’on ne peut pas cacher au fisc pour la bonne raison qu'ils sont faits pour être montrés, et ceux dont l’augmentation du prix du fait des taxes ne sera pas un obstacle puisqu’ils ne sont désirables que pour la raison qu’ils sont chers et que d’autres ne peuvent les payer.

Rousseau n’oublie pas que le système des finances est fondé sur le désir, et non sur le besoin, au point que le désir devient pour lui un second besoin.

Je cite Rousseau : “Ils aimeraient mieux mourir de faim que de honte”.

C’est ainsi que Rousseau résume ironiquement la philosophie économique de Mandeville : par le moyen des taxes, progressivement, les riches s’appauvrissent, et à terme, ils rentreront dans le rang de la classe moyenne. Tandis que les impôts permettront de valoriser les campagnes au profit de paysans. Le désir du luxe alimente les besoins des travailleurs par l’intermédiaire de l’État, et le système de finances dépérit lentement, victime de cette hémorragie interne.

Voilà pour l’economicus des temps nouveaux.


Passons à l’Homo capitaliste : concernant la nature humaine, on a vu que, si l’amour propre est naturel en société, la richesse n’est pas son objet naturel. Il est impossible de changer la nature, mais on peut réorienter sa pente : ROUSSEAU PROPOSE L’ÉTABLISSEMENT D’UN BON LUXE, C’EST-À-DIRE DES DISTINCTIONS, DES HONNEURS, QUI CÉLÈBRENT LES PAYSANS INGÉNIEUX ET LES PATRIOTES COURAGEUX, DE SORTE QU’IL Y AURA DE LA VANITÉ À ÊTRE SIMPLE.

Ce qui paraissait être le moteur naturel du capitalisme, devient le moteur de la démocratie paysanne, et le luxe prend des allures d’un appareil idéologique sous le contrôle de l’État.



On voit clairement que les réformes préconisées par Rousseau ne s’adressent pas du tout à un Homme naturel bon et innocent, mais bien à l’Homme corrompu par le système de finances dont il utilise les ressorts pour bloquer la machine.

LOIN DE SE TOURNER VERS UN PASSÉ NOSTALGIQUE ET IRRÉEL, ROUSSEAU A CHERCHÉ À ÉTABLIR UNE SOCIÉTÉ ANTI-FINANCIÈRE : il a voulu penser "l’avortement du capitalisme".



Un dernier point pour boucler le cercle, sur la politique : au XVIIIème siècle, le rapport entre la politique et l’économie n’est pas une question centrale ; on considère même qu’une réforme économique peut s’accomplir sous n’importe quelle forme de pouvoir. Et dans le meilleur des cas, on cherche à éclairer le monarque afin qu'il favorise tel ou tel programme.

Rousseau, au contraire du courant dominant, assure qu’un système économique engendre le pouvoir politique dont il a besoin — "engendre" est un peu fort, disons qu’il le favorise — ; AINSI, LE SYSTÈME DE FINANCES EST LA VOIE QUI MÈNE AU DESPOTISME, C’EST UN SYSTÈME ÉCONOMIQUE QUI DÉTRUIT LA DÉMOCRATIE.

250 ans avant le dictat de Bruxelles qui a muselé le peuple grec, ROUSSEAU AVAIT AFFIRMÉ QUE LA LOGIQUE DE LA FINANCE EST INCOMPATIBLE AVEC LA SOUVERAINETÉ DES PEUPLES.

Pour comprendre son argument, on ne doit pas oublier que, POUR ROUSSEAU, LA DÉMOCRATIE EST UN COMBAT PERMANENT DU PEUPLE CONTRE SON GOUVERNEMENT, CAR TOUT GOUVERNEMENT “FAIT EFFORT, dit-il, POUR USURPER LE POUVOIR DU PEUPLE”, et le peuple doit réagir vite pour préserver ses prérogatives.


Cela suppose des conditions sociologiques et démographiques : les campagnes doivent être peuplées uniformément, de façon que les gens soient en contact et puissent se rassembler au besoin.

OR, LE SYSTÈME DE FINANCES AMASSE LES GENS DANS LES VILLES, ET LES CAMPAGNES SONT DÉSERTES.


Par ailleurs, si les Hommes se soucient avant tout de questions d’argent, ils seront peu enclins à se soucier des questions du Roi et de la démocratie, et ils paieront, s’il le faut, des mercenaires pour garantir leurs frontières, des mercenaires qui bientôt menaceront le peuple.

Le système de finances corrompt les mœurs, désertifie les campagnes, c’est un système fait sur mesure pour le despotisme, pour un État où le peuple se tait, écrasé de misère, et où les riches prospèrent à l’abri des troupes étrangères.

Rousseau n’a pas inventé le matérialisme historique, il ne dit pas que l’économie est la base sur laquelle s’édifie la politique et l’idéologie, mais il dit que chaque système économique prépare la politique qui lui convient, une politique à sa convenance.


J’espère donc que ce survol des positions de Rousseau aura convaincu qu’on ne peut pas cavalièrement le taxer de myopie historique.

Certes Rousseau n’est pas dialecticien, il ne voit pas dans la misère du monde naissant la promesse d’un lendemain radieux ; mais la question de trancher entre l’avenir prometteur et la misère présente, cette question n’est pas facile. Faut-il s’occuper du présent ou espérer l’avenir ? Cette question n’est facile ni pour Rousseau, ni pour Thomas More, ni pour Marx.

Marx a voulu être le fossoyeur du capitalisme, Rousseau a rêvé d’en être l’avorteur »



Yves Vargas
Source : http://www.dailymotion.com/video/xvekz2_rousseau-l-universel-concret-en-actes_news
(minutes 12 à 34).


ROUSSEAU : L’UNIVERSEL CONCRET, EN ACTE
Présentation de Barbara De Negroni
Bonsoir, je voudrais travailler ce soir sur la relation qu’il y a chez Rousseau entre les notions… le rôle que peut jouer, chez lui, le concept de l’universel.
Rousseau a la réputation d’être un philosophe d’abord utopique, qui aurait brossé de grandes théories qui seraient inapplicables ; il a la réputation aussi d’être quelqu’un qui s’est beaucoup intéressé à ce qui était universel. On en fait le fondateur des Droits de l’homme et de tous ces textes universels qui seraient à la base de notre politique.
Et je voudrais poser la question : qu’est-ce qui relève de l’universalité et qu’est-ce qui n’en relève pas ? Et voir comment les textes de Rousseau pourraient permettre d’interroger l’Europe, — il me semble qu’ils sont d’une très grande actualité à ce niveau-là — et que Rousseau offrirait des instruments critiques de l’Europe ; il ne serait sans doute pas très surpris de ce qu’elle est actuellement et il donne des moyens de l’interroger.
Alors, on a, chez Rousseau, il me semble, une tension entre deux critères :
d’abord, l’idée qu’il faut travailler sur l’homme en général, sur un Homme universel et pas sur cet Homme pré-déterminé par une [paix ? ] sociale, par une fonction. Pas par cet Homme qui est considéré, au XVIIIe s, comme inégal aux autres, qui a des droits différents des autres.
Donc, il va fonder une notion de légitimité qui va supposer une égalité naturelle des hommes contre l’inégalité politique qui va refuser de considérer que, si les hommes, en société, sont inégaux, c’est en raison de différences naturelles qu’il y auraient entre eux; c’est en raison d’inégalités qui seraient déjà là.
Et pour ça, il veut travailler sur un Homme universel. Par exemple, au début du Discours sur l’inégalité, il écrit :
« Mon sujet intéressant l'homme en général, je tâcherai de prendre un langage qui convienne à toutes les nations ; ou plutôt, oubliant les temps et les lieux pour ne songer qu'aux hommes à qui je parle, je me supposerai dans le lycée d'Athènes, répétant les leçons de mes maîtres, ayant les Platons et les Xénocrates pour juges, et le genre humain pour auditeur. »
Ou bien, au début d’Émile : « Il suffit que partout où naîtront des hommes, on puisse faire ce que je propose. »
Là, un critère qui semble être le genre humain, qui semble fixer une norme politique, et qui va conduire, par la suite, à définir des Déclaration[s] des droits de l’Homme et du Citoyen, pensés comme universels.
Or, il me semble qu’il se pose immédiatement un problème qui est : est-ce que l’on peut réussir à penser un citoyen universel ?
Quand les stoïciens parlent de citoyens du monde — ils en parlent de façon très métaphorique — est-ce qu’on peut penser véritablement à un « citoyen du monde » ? ; est-ce qu’on peut être citoyen du monde ? Est-ce qu’on peut être un citoyen européen, si on applique cela à un plus petit monde, ou bien est-ce qu’il y a là une difficulté et quand on pense au citoyen est-ce que le référentiel doit être le genre humain ?
Et par rapport à ces textes sur l’universalité, il y a d’autres textes de Rousseau qui vont définir la politique par rapport à ce que Rousseau appelle une « volonté générale ».
Et la volonté générale justement ce n’est PAS une volonté universelle. La volonté générale, elle, s’oppose à la fois à deux volontés :

la volonté générale c’est la volonté que chaque individu a quand il prend en compte l’intérêt général ; elle s’oppose tout aussi bien à sa volonté particulière, à celle qu’il peut avoir, en tant qu’individu par rapport à ses goûts personnels, et qui pourraient le conduire à faire passer son intérêt particulier avant l’intérêt général ; et elle s’oppose aussi à ce niveau-là, à ce que Rousseau appelle « une volonté de faction » , quand je suis lié à un groupe, quand je suis lié aux intérêts d’un groupe et que je fais passer les intérêts de mon groupe avant l’intérêt général.

Mais elle s’oppose aussi à une volonté universelle, elle ne peut pas être référée à l’universalité, et ça conduit Rousseau à critiquer le cosmopolitisme, dans des textes où il est très très précis sur la question, disant qu’il se méfie de ces prétendus cosmopolites et au début de l’Émile :
« Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu'ils dédaignent de remplir autour d'eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. ..
J’aime beaucoup ce texte et je trouve qu’il est très intéressant, vanter l’amour des Tartares pour se dispenser d’aimer ses voisins. Voir d’immenses devoirs à remplir à l’autre bout de l’humanité et négliger complètement ceux que l’on pourrait remplir tout près, et peut-être aussi vivre une sorte de pitié imaginaire au lieu de vivre des actes réels.
Et ça va alors conduire Rousseau à poser la question d’une société, d’une véritable société politique, d’un véritable État qui va supposer qu’on se réfère non pas à un cosmopolitisme mais à une CULTURE spécifique.
Ce sont des thèmes qu’il a beaucoup développés dans ses thèses de politiques appliquées. Quand Rousseau écrit pour la Corse, il écrit pour les Corses, il n’est pas question de les traiter comme des Génois, il n’est pas non plus question de leur donner des mœurs européennes. Quand Rousseau écrit pour la Pologne, il écrit pour les Polonais et il dénonce toute volonté des Polonais de devenir Européens.
Au début des Considérations sur le Gouvernement de Pologne, il écrit :
« Il n'y a plus aujourd'hui de Français, d'Allemands, d'Espagnols, d'Anglais, quoi qu'on dise; il n'y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parce qu'aucun n'a reçu de forme nationale par une institution particulière. Tous, dans les mêmes circonstances, feront les mêmes choses ; tous se diront désintéressés et seront fripons; tous parleront du bien public et ne penseront qu'à eux-mêmes; tous vanteront la médiocrité et voudront être des Crésus; ils n'ont d'ambition que pour le luxe, ils n'ont de passion que celle de l'or. Sûrs d'avoir avec lui tout ce qui les tente, tous se vendront au premier qui voudra les payer.

Que leur importe à quel maître ils obéissent, de quel État ils suivent les lois ? pourvu qu'ils trouvent de l'argent à voler et des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays. »
.

[Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée].
Je trouve que c’est un texte, là aussi, extraordinairement moderne. Je ne peux pas m’empêcher, en lisant la phrase : pourvu qu'ils trouvent de l'argent à voler et des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays. - à penser à certaines scènes de cet extraordinaire documentaire sur la crise de 2008 qui s’appelle Inside Job et où on ne voit qu’une chose : de l’argent à voler et des femmes à corrompre ; des crashs financiers qui se produisent à coup de spéculations et… je ne sais même pas si l’on peut parler de « bordels de luxe » parce que le mot « bordel » ne convient plus à ce niveau-là. Mais enfin bon… une institution pour trouver des femmes à corrompre particulièrement efficace. À la sortie du film, on a le sentiment que DSK était vraiment blanc comme un agneau, enfin bon, à côté du reste, c’était quasiment dérisoire.
Et ça conduirait à l’idée qu’il est absolument nécessaire de revenir à une institution spécifique.
Or, ce qui m’intéresse c’est de voir ce qui se passe quand on devient Européen pour Rousseau. En changeant de critères on finit par perdre tous critères nationaux, on finit par ne plus vivre comme un individu. Comme s’il y avait une tension entre un individu qui satisfait son intérêt et qui est incapable de penser à un universel abstrait.
Raison pour laquelle Rousseau considère que le christianisme est complètement utopique, que c’est une morale magnifique mais qu’elle est faite pour les hommes sans passion ; que du moment où les hommes ont des passions, il n’est pas applicable et qu’un peuple de chrétiens serait un peuple qui serait exterminé très rapidement parce que, de toute façon, si on tend la joue gauche à chaque fois que l’on vous a frappé la joue droite, on a peu de chance de survivre dans un monde où les autres en profitent. Cela supposerait que tout le monde pratique la même morale, ce n’est pas le cas et que, par-là même quand on veut vivre par rapport à ce critère d’universalité, en réalité qu’est-ce qui se passe ?
On revient à une forme d’individualisme ; on ne cherche plus que son intérêt personnel ; où les valeurs politiques n’existent plus.
Alors, que l’Europe soit symbolisée avant tout seulement par une banque ne me paraît pas tout à fait indifférent à ce texte.
Et ça va donc conduire à un paradoxe, c’est que pour qu’il y ait un bien public, il faut des forces particulières et ça va conduire Rousseau à travailler sur le rôle de LA FÊTE, sur le rôle des MONUMENTS et à ce texte étonnant à propos de la Pologne où il donne aux Polonais le modèle du peuple juif :
Rousseau écrit en 1772, juste avant le premier partage de la Pologne — la Pologne va complètement disparaître de la carte de l’Europe au XVIIIe s. ; elle réapparaît en 1919, trois partages successifs : la Prusse, l’Autriche et la Russie se coupant les morceaux — , et Rousseau écrit aux Polonais, en leur parlant de ce modèle de Moïse ; en montrant que Moïse osa faire un peuple libre, en donnant aux Polonais DES MŒURS TRÈS SPÉCIFIQUES et qu’il a fait cette chose étonnante qui fait qu’un peuple ait pu survivre au fait de ne plus avoir d’État ; qu’ils ont encore eu une patrie alors qu’ils n’avaient plus de terre.
Une façon de dire aux Polonais aussi que même s’ils n’ont plus de terre ils ont peut-être intérêt à garder un amour de la patrie et que c’est peut-être comme ça que leur pays pourra renaître un jour.

Donc, il me semble que cette tension est très importante et que lorsqu’on veut voir de Rousseau uniquement le théoricien de l’universel, on en fait un auteur qui est parfaitement inapplicable : on confond ce qui relève de PRINCIPES de droits politiques qui eux, évidemment sont universels, à une politique APPLIQUÉE qui elle est toujours spécifique, toujours particulière et qui n’est pas transposable d’un pays à un autre.
Et il n’est pas étonnant qu’un des très grands lecteurs de Rousseau au XXe s., soit Claude Lévi-Strauss, qui voit en Rousseau le fondateur des sciences de l’Homme ; qui voit en lui le fondateur du concept de culture et qui s’y réfère régulièrement tant il lui doit une dette immense.
C’est grâce à lui qu’il a pu élaborer certains concepts parce que précisément, c’est seulement à travers des notions comme celle de culture que l’on peut réussir à penser véritablement un peuple, et qu’il doit donc y avoir toujours une tension entre ce qui doit toujours relever d’une légitimité qui, elle, est universelle, et ce qui relève d’une légalité qui, par définition, est universelle dans un État mais qui n’est pas universalisable.
Voilà.
Barbara de Negroni

Source : http://www.dailymotion.com/video/xvekz2_rousseau-l-universel-concret-en-actes_news
(minutes 0 à 12).



Source : http://etienne.chouard.free.fr/Europe/forum/index.php?2012%2F12%2F08%2F285-sur-jean-jacques-une-conference-re-mar-quable-avec-barbara-de-negroni-yves-vargas-et-dominique-pagani

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