Le texte qui suit est
une traduction d’un article d’un chercheur indépendant australien,
Michael Barker, initialement publié (en anglais) à cette adresse,
le 11 janvier 2010. Il est à la fois long et dense. On y trouve un
certain nombre d’acronymes et de noms d’institutions ou d’organisations à
rallonge. Cependant, ce qu’il expose est d’une importance capitale pour
ceux qui s’intéressent à l’écologie. L’histoire méconnue qu’il met en
lumière démontre clairement comment les divers responsables du désastre
écologique et social en cours, les principaux intérêts financiers, les
individus les plus riches et puissants, sont parvenus à coopter et à
organiser eux-mêmes le mouvement environnemental (ou plutôt, un
simulacre de mouvement environnemental) censé s’opposer à leurs
pratiques destructrices. C’est ainsi qu’ils ont pu désamorcer la
préoccupation grandissante des populations à l’égard du sort réservé au
monde naturel, et qu’ils ont pu protéger le système mortifère dont ils
étaient et sont toujours les principaux bénéficiaires. Ce qu’il faut
retenir de cet article, c’est qu’il est absurde et contre-productif de
compter sur l’ONU ou sur ces innombrables mouvements soi-disant
écologistes qui font la promotion du « développement durable » (ou de
n’importe quel autre concept marketing) pour protéger le monde naturel,
et s’opposer à la destructivité inhérente à la civilisation
industrielle.
« Le capital est plus qu’heureux d’intégrer le mouvement [environnemental] grand public en tant que partenaire de sa gestion de la nature. Les grands groupes environnementaux lui offrent un triple service : de légitimation, en rappelant au monde que le système fonctionne ; de contrôle de la désobéissance populaire, en agissant en tant qu’éponge qui aspire et restreint l’anxiété écologique de la population ; et de rationalisation, en tant qu’administrateur utile afin d’introduire un certain degré de contrôle et de protéger le système de ses pires tendances, tout en garantissant la continuation des profits ».– Joe Kovel, 2002.
Les élites capitalistes mondiales sont
depuis longtemps passées maîtresses dans l’art d’exploiter les
travailleurs dans leur entreprise continue de destruction du vivant. Se
souciant avant tout des actionnaires, les principes de la gestion
scientifique du travail ont servi à enchaîner les travailleurs aux
priorités corporatistes afin de piller efficacement la planète. Ainsi,
des humains sont socialisés afin d’accepter comme naturel des impératifs
de croissance capitaliste, qui canalisent l’énergie humaine dans une
opération d’éradication de la nature. De plus, dans ce monde de réalités
inversées, les alternatives radicales à cet état des choses toxique
sont régulièrement considérées comme contraires à une véritable nature
humaine ; on nous raconte que la soumission envers une autorité
arbitraire est naturelle, comme le fait de laisser une petite élite
profiter de la gestion corporatiste du vivant. Cependant, tout cela
n’empêche pas des gens ordinaires de résister contre une telle
brutalité. D’ailleurs, à travers l’histoire, les élites dirigeantes ont
régulièrement eu à affronter une telle dissidence. C’est pourquoi cet
article examinera certaines des principales initiatives
environnementales impulsées par les élites, ayant servi à contenir toute
opposition (à partir des années 1960).
En soulignant la manière dont les
élites, main dans la main avec les Nations unies, sont parvenues à gérer
le terrain environnemental afin de désamorcer les mouvements radicaux
visant à démanteler le capitalisme, j’espère que les lecteurs
comprendront la futilité de placer leurs espoirs entre les mains de
gestionnaires environnementaux aussi illégitimes. Il n’y a qu’après que
ces illusions auront été brisées que des mouvements fondés sur des
analyses radicales pourront commencer à œuvrer afin de soutenir la vie
d’une manière juste et équitable.
Mettre fin à la menace nucléaire ? Et la naissance d’un mouvement
L’historien de l’environnement John
McCormick suggère qu’il est « crédible » que le Traité d’interdiction
partielle des essais nucléaires de 1963 ait été le premier accord
environnemental mondial. Pourtant, paradoxalement, ainsi que les
historiens de la paix Frances McCrea et Geral Markle l’observent, cet
accord important a marqué le point où « la marée de l’activisme
pacifiste a commencé à baisser », de telle manière que « les essais
nucléaires, [désormais] largement perçus comme un problème
environnemental et sanitaire plutôt qu’un problème lié au désarmement,
étaient devenus un non-problème ». D’ailleurs, la triste réalité est
qu’après la signature de cet accord mondial environnemental, « les
essais nucléaires américains – menés dans le sous-sol, où les USA
bénéficiaient d’un avantage technologique – ont grandement augmenté ».
Le mouvement conservationniste a donc ironiquement célébré l’avènement
d’un accord environnemental qui a coïncidé avec l’affaiblissement du
mouvement pacifiste mondial ; le plus puissant mouvement qui ait jamais
remis en question la légitimité de la principale source de pollution, à
savoir la guerre.
A la suite de la signature du Traité
d’interdiction partielle des essais nucléaires, McCormick écrit que
« l’idée de menaces universelles envers l’environnement » a été
« largement renforcée » par la publication du classique de Rachel
Carson, Printemps silencieux (Hamilton, 1963). A son honneur,
McCormick souligne que Murray Bookchin venait aussi de publier, six mois
plus tôt, un livre révolutionnaire intitulé Notre environnement synthétique (titre original : Our synthetic environment),
en observant que la principale différence entre les deux livres était
que celui de Carson « se concentrait sur un seul problème » (la
surutilisation de pesticides), tandis que celui de Bookchin « examinait
un large éventail des effets des technologies modernes, de la pollution
de l’air au lait contaminé ». Naturellement, un livre focalisé sur un
seul problème environnemental omettant de remettre en question tous les
aspects de la destruction de la faune et de la flore du monde par le
capitalisme était bien plus simple à coopter pour les capitalistes que
des critiques systémiques telles que celles proposées par des analystes
radicaux de la trempe de Bookchin.
Tandis que des guerres impérialistes
ravageaient la terre de millions d’individus, la préoccupation pour
l’environnement gagnait en ampleur durant les années 1960,
particulièrement au sein des cercles des élites politiques libérales.
Par exemple, en juillet 1965…
…Adlai Stevenson (alors ambassadeurs des USA à l’ONU) prononça un discours devant le conseil économique et social des Nations Unies à Genève sur les problèmes de l’urbanisation à travers le monde. Dans ce discours (écrit par Barbara Ward), il utilisa la métaphore de la Terre en tant que vaisseau spatial sur lequel l’humanité voyageait, et était dépendante de ses ressources vulnérables en air et en sol. (p.80)
Il est important de préciser que Barbara
Ward s’apprête alors à jouer un rôle clé dans la mise en place de
l’agenda environnemental corporatiste, et qu’avant sa mort, en 1981,
elle siégeait en tant qu’administratrice au sein de la Conservation
Foundation, une organisation appuyée par la Fondation Rockefeller.
Blâmer les populations !
Quelque chose devait être fait pour
sauver l’environnement, et ainsi que Katherine Barkley et Steve Weissman
le soulignent dans leur célèbre article de 1970 intitulé
« l’Eco-establishment », les « gestionnaires de ressources au service
des élites prirent comme modèle d’action le mouvement états-unien pour
la conservation des années 1910, particulièrement son approche de
coopération entre les grandes entreprises et le gouvernement ». La
Conservation Foundation a été un membre clé de l’eco-establishment et a
aidé (entres autres entreprises de propagande) à préparer le document du
Congrès pour les audiences de 1968 concernant la qualité
environnementale de la politique nationale, un document qui expose
explicitement comment les élites comptaient « piocher dans la poche du
consommateur pour payer les coûts additionnels auxquels ils feront
face » à cause de la destructivité inhérente au capitalisme. Les groupes
de conservation mis en place par les élites, ainsi que les médias de
masse, s’assureront ensuite que la croissance de la population, et non
le capitalisme, était présentée comme la principale menace pour le
vivant ; et en 1968, le Sierra Club (sous la direction de David Brower)
publia le travail du « néomalthusien éhonté » Paul Ehrlich, intitulé La bombe population, qui « devint le best-seller environnemental le plus vendu de tous les temps ».
Plus tard, les environnementalistes des
classes dirigeantes adoptèrent une approche faussement holistique qui
les aiderait dans leur effort de gestion de l’environnement, et qui
donnerait naissance à un autre célèbre livre néomalthusien, Les limites à la croissance
[parfois traduit par : « Halte à la croissance ? : Rapport sur les
limites de la croissance »] (Club de Rome, 1972). McCormick souligne
comment les fondations de ce livre « remontent à la fin des années 1940,
lorsque Jay Forrester, professeur de management au Massachusetts
Institute of Technology (MIT), entrepris d’utiliser l’ordinateur, la
prise de décision façon tactique militaire, et les systèmes de remontée
de l’information afin d’étudier les forces interagissantes des systèmes
sociaux ». Ces idées ont alors été reprises par Aurelio Peccei, un
consultant en management italien et président d’Olivetti,
qui, en 1968, « organisa un meeting de 30 économistes, scientifiques,
pédagogues et industriels, à Rome » : le Club de Rome. Sous le giron de
ce « Club » élitiste, Forrester recruta Dennis Meadows, l’auteur de Les limites à la croissance. Les critiques du Club de Rome, Robert Golub et Joe Townsend, écrivent que :
Les arguments des Limites à la croissance impliquent le besoin d’un organe international afin de réguler l’économie mondiale, mais le besoin d’un tel organe émane de l’instabilité intrinsèque de l’économie mondialisée – ainsi que de nombreux étudiants des corporations multinationales l’ont vite remarqué. La croissance et l’expansion des corporations multinationales des années 60 ont dépassé la capacité des gouvernements nationaux à réguler et à contrôler le système économique mondial. Avec suffisamment de clairvoyance, il était possible de comprendre que l’incapacité des gouvernements à réguler l’économie mondiale face au pouvoir grandissant des corporations multinationales serait le plus évident dans ces pays (comme l’Italie) où les gouvernements, en raison de leur faiblesse, avaient la plus grande difficulté à protéger leur capital initial.
Amorcer le mouvement environnemental
En 1971, deux réunions ont été tenues en
préparation de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement
humain (aussi appelée Conférence de Stockholm), la première à Founex, en
Suisse, et la deuxième à Canberra, en Australie. La réunion de Founex a
été organisée par Maurice Strong, alors directeur général du Bureau de
l’aide extérieure du Canada, et qui « sera nommé secrétaire général de
la conférence de Stockholm, et dirigera un comité préparatoire de 27
nations afin de planifier et de dessiner l’agenda de la Conférence de
Stockholm ». Notablement, lors des réunions préparatoires, « Strong
souligna constamment la compatibilité du développement et de la qualité
environnementale dans ses discours préparatoires avec les gouvernements
des PMD [pays les moins développés] ». Ces discours d’élaboration d’un
consensus servaient à garantir que toute controverse soit réglée avant
le principal évènement afin que la conférence puisse être gérée
efficacement : « des différences d’opinion persistèrent, mais elles ne
perturbèrent pas plus que ça la conférence ».
Un autre outil important qui permit
d’édifier un consensus politique à Stockholm fut un « rapport
non-officiel qui fournit aux délégués à Stockholm la fondation
intellectuelle et philosophique pour leur délibération », qui fut
commandité par Maurice Strong et co-rédigé par Barbara Ward et René
Dubos (et examiné par un comité de 152 consultants). Le financement pour
ce rapport fut apporté par la chaire Albert Schweitzer de l’université
de Columbia, la Banque Mondiale et la Fondation Ford. Ce rapport,
intitulé « Only One Earth » (en français : « Une seule terre ») sera
ensuite publié (Norton & Company, 1972) « par un nouvel institut de
recherche, l’Institut International pour les Affaires Environnementales
(IIEA), créé en 1972 sous le mécénat de l’Institut Aspen ». L’IIEA avait
déjà joué un rôle important dans les préparatifs d’avant la conférence,
il est donc significatif que « les fondations philosophiques de l’IIEA
découlent d’une étude de faisabilité de 4 mois, de février à mai 1970,
organisée par la Anderson Foundation ».
Le coprésident de l’IIEA, Robert O.
Anderson (président d’Atlantic Richfield et principal fondateur de
l’Institut), pensait que l’Institut devrait « dessiner un chemin entre
l’alarmisme catastrophiste et ceux qui refusent de reconnaître le danger
clair auquel est soumis l’environnement humain ».
Anderson était, et est toujours, un
dirigeant pétrolier important, avec d’excellents contacts dans le monde
corporatiste, ayant servi en tant que président de la Federal Reserve
Bank de Dallas (1961–1964) et ayant siégé aux comités d’administration
d’autres géants corporatistes comme la Chase Manhattan Bank, la Columbia
Broadcasting System, et Weyerhaeuser. En 1974, Anderson était président
de l’organisation des Rockefeller « Resources for the Future » [en français : Ressources pour le futur],
aux côtés d’un autre magnat du pétrole, Maurice Strong, qui a également
siégé au conseil d’administration de la Fondation Rockefeller de 1971 à
1977.
Le programme environnemental des Capitalistes Unis
Après Stockholm, Maurice Strong créa le
Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), et en 1973 « il
nomma les dirigeants des domaines qu’il connaissait le mieux : le
business, la politique et le service public international ». Strong
restera à la tête du PNUE pendant près de 3 ans, après quoi il sera
nommé PDG de la compagnie nationale pétrolière du Canada, Petro-Canada
[à la requête du premier ministre canadien de l’époque, Pierre Trudeau,
le père de Justin Trudeau, l’actuel premier ministre, NdT]. Cependant,
malgré l’approche corporatiste de l’UNEP, son financement « a toujours
été un problème », et durant ses 8 premières années, les USA en furent
le principal supporter, en contribuant à hauteur de 36% de son coût de
fonctionnement. On comprend donc pourquoi le PNUE, en travaillant avec
des groupes comme l’UICN (Union internationale pour la conservation de
la nature), a adopté une approche très conservatrice de la gestion
environnementale. Bien sûr, les fonds obtenus de la part de fondations
libérales ont aidé à garantir que ces organisations déjà conservatrices
ne s’éloignent pas de l’agenda politique de l’élite. Raymond Dasmann…
…se souvient qu’au moment où il rejoignit l’UICN en 1970 en tant que dirigeant écologiste, il y avait eu trois changement dans l’organisation : elle avait une nouvelle direction, une nouvelle structure organisationnelle, et avait reçu un financement majeur de la part de la Fondation Ford. Ford avait suggéré le besoin d’un contrôle plus centralisé du siège de l’UICN sur ses activités. Un autre développement significatif souligné par Dasmann était l’emphase de l’UICN concernant le développement économique ; par exemple, conservation et développement étaient le thème de l’assemblée générale de l’UICN à Banff, au Canada (p.196)
Trois ans après la création du PNUE,
« le PNUE demanda à l’UICN de préparer une stratégie de conservation de
la faune sauvage » ; Dasmann et Duncan Poore passèrent les années
suivantes à travailler sur des brouillons de ce document crucial. Lee
Talbot, qui prit la tête de l’UICN « se rappelle que le premier
brouillon était un traité sur la faune sauvage, mais que chaque nouveau
brouillon rapprocha les perspectives initialement opposées des
développeurs et des conservationnistes, au point que la version finale a
été un consensus entre ces deux points de vue ». Ensuite, en 1977, à
l’aide du financement du PNUE, l’UICN prépara un rapport sur une
stratégie mondiale de conservation.
Publiée en mars 1980 sous la principale
autorité de Robert Prescott-Allen, la Stratégie mondiale de la
conservation de l’UICN était, et ce d’après ses auteurs, un compromis
qui tentait d’établir un « accommodement entre la conservation et le
développement ». D’un côté, les auteurs du rapport…
…admirent que la conservation et le développement devaient être présentés comme des objectifs compatibles. De l’autre, en se limitant à la conservation de la nature et des ressources naturelles, la stratégie ne tint pas compte du fait que les problèmes auxquels l’environnement naturel fait face font partie de problèmes plus vastes liés à l’environnement humain.
McCormick souligne avec justesse que
« les deux sont indissociables ». Pourtant ils le furent, ce qui fournit
une base idéologique solide pour la gestion pro-capitaliste de
l’environnement, qui fut mise en place grâce à la cooptation de
biologistes « conservationnistes » et grâce à la Commission mondiale sur
l’environnement et le développement (aussi appelée Commission
Brundtland).
Le développement soutenable de l’impérialisme écologique
Organisée par l’ONU en 1983, et dirigée
par Gro Harlem Brundtland, la Commission Brundtland tint son premier
meeting en 1984, grâce au financement de différents gouvernements
étrangers et fondations libérales, dont la fameuse Fondation Ford. Le
secrétaire général de la Commission Brundtland (de 1983 à 1987) et
principal auteur de son célèbre rapport, Our Common Future (« Notre avenir à tous »),
Jim MacNeill, se trouvait être l’ancien président de l’Institut
international du développement durable – un groupe créé par son
président actuel, David Runnallis, dans les années 70, avec l’aide de
Barbara Ward. Il est donc tout à fait attendu que Maurice Strong ait été
un membre important de la Commission Brundtland.
Le rapport de la Commission Brundtland, Notre avenir à tous
(Oxford University Press, 1987) a fait parler de lui parce qu’il a
popularisé la notion trompeuse de développement soutenable [doublement
trompeuse en français puisqu’elle a été traduite par développement durable, NdT]. A propos de ce succès rhétorique, Brian Tokar observe que :
Associant le langage de la soutenabilité sur le long terme du mouvement environnemental avec le discours de « développement » du néo-colonialisme, le développement soutenable [ou durable, NdT] devint un principe de base permettant de promouvoir la continuation de l’expansion des économies de marché capitalistes dans les pays du Sud, tout en prétendant agir au nom de l’environnement et des plus pauvres.
Conséquemment, il n’est pas surprenant
que le rapport de la commission Brundtland ne mentionne aucune « analyse
du complexe militaro-industriel et de son rôle dans le développement
industriel ». De plus, ainsi que Pratap Chatterjee et Matthias Finger le
soulignent, le chapitre du rapport Brundtland portant sur la paix et la
sécurité « amène la Commission Brundtland à proposer un management
international de type militaire des ressources et des problèmes
environnementaux, soi-disant qualifiés de ‘communs’. » Cette logique
militariste fut réaffirmée en 1989, par celle qui était alors la
vice-présidente du World Resources Institute [Institut des ressources mondiales, NdT],
Jessica Matthews, dont l’article malthusien « Redéfinir la sécurité » a
joué un rôle important dans « la préparation de l’association de
l’environnement et de la sécurité ». Il se trouve d’ailleurs que le
bastion élitiste qu’est l’Institut des ressources mondiales a été
mandaté par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement)
en 1987 pour établir des recommandations politiques basées sur les
conclusions de la Commission Brundtland. Ce qui a débouché sur la
création, à l’initiative de la Banque mondiale, du FEM, ou Fonds pour
l’environnement mondial (en anglais : Global Environmental Facility –
GEF), dont la direction sera initialement confiée à un des
vice-présidents de l’Institut des ressources mondiales, Mohamed
El-Ashry. Le FEM était évidemment partie intégrante de
l’eco-establishment, et, ainsi que Zoe Young le souligne, il a réussi
« à diviser les activistes entre ceux qui étaient prêts à jouer selon
les règles établies par l’agenda stratégique des USA et de la Banque
mondiale, et ceux qui s’y refusaient ; les derniers se voyant écarter du
débat en raison de positions jugées extrêmes et contre-productives,
tandis que les compétences et les passions des premiers étaient
canalisées par le FEM afin d’étendre la portée du capital et de la
culture corporatistes ». Étant donné ce résultat, il n’est pas non plus
surprenant qu’en 1990 l’Institut des ressources mondiales « ait publié
une étude visant à montrer que les nations sous-développées des pays du
Sud – et particulièrement la Chine, l’Inde, et le Brésil – émettaient
autant de dioxyde de carbone dans la biosphère que les pays développés
du Nord ». L’absurdité évidente de telles conclusions fut soulignée par
Mark Dowie, mais malgré l’illogisme de ces rapports, Dowie remarque
justement que : « En tant que justification pour l’impérialisme
environnemental, cela sera sûrement utilisé afin de formuler les
politiques d’aide et de prêts multinationaux pour les années à venir ».
Un Sommet de la Terre corporatiste
Des précédents aussi élitistes
démontrent le succès de l’eco-establishment dans sa prise de contrôle de
l’agenda environnemental grand public. C’est pourquoi, ainsi que
Chatterjee et Finger le suggèrent, bien « que dans l’ensemble, la
Conférence de Stockholm ait été caractérisée par une lourde
confrontation entre des activistes de toutes sortes et des
gouvernements » (ce qui est discutable), ce phénomène ne devait
certainement pas se répéter au Sommet de la Terre de Rio (aussi connu
sous le nom de Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le
développement (CNUAD)). D’ailleurs, ils continuent en rappelant qu’à Rio
« le climat, dans l’ensemble, se rapprochait du consensus et de la
coopération » ; ce qui était attendu, puisque le secrétaire général du
Sommet n’était autre que Maurice Strong. (La conseillère principale de
Strong lors de ce Sommet de la Terre était Bella Abzug, ancienne membre
du Congrès et co-fondatrice de l’Organisation des Femmes pour
l’Environnement et le Développement). Chatterjee et Finger concluent
que :
Au lieu de développer une nouvelle vision en adéquation avec les défis écologiques mondiaux, la CNUAD a réhabilité le progrès technologique et d’autres cultes de l’efficience. Au lieu d’imaginer des perspectives créatives de gouvernance globale, la CNUAD a réhabilité les institutions et organisations de développement en tant qu’agent légitimes pour affronter ces nouveaux défis mondiaux. Parmi elles les institutions de Bretton Woods et l’ONU, ainsi que les gouvernements nationaux et les corporations multinationales. Et, enfin, au lieu de faire en sorte que les divers actionnaires collaborent et parviennent collectivement à sortir de la crise mondiale, la CNUAD en a coopté certains, en a divisé ou détruit d’autres, et a mis en avant ceux qui avaient assez d’argent pour tirer profit de cet exercice de relations publiques et de lobbying. (p.173)
Dans la même veine, Michael Goldman écrit que :
Si nous devons retenir quelque chose du Sommet de la Terre de Rio de 1992, c’est que l’objectif des principaux pouvoirs en place n’était pas de contenir ou de restructurer les économies et les pratiques capitalistes afin de sauver les communs écologiques qui sont en train d’être détruits, mais de restructurer ces communs (c’est-à-dire de privatiser, de « développer », de « rendre plus efficient », de « valoriser », de « trouver le bon prix ») afin d’accommoder le capitalisme de crise. Son effet n’a pas été de stopper les pratiques destructrices mais de les normaliser et de les institutionnaliser plus encore.
La cooptation du Sommet de la Terre par
les corporations était évidemment attendue. D’ailleurs, la communauté du
commerce « soutenable » [ou « durable », NdT] avait commencé à
sérieusement s’organiser en 1984 à la suite de la première Conférence
industrielle mondiale sur la gestion environnementale (en anglais, World
Industry Conference on Environmental Management) : un forum qui a
accouché de la création du Conseil mondial des entreprises pour le
développement durable (en anglais, Business Council for Sustainable Development) la veille du Sommet de la Terre. Timothy Doyle observe comment :
Au cours des années 1980, les destructeurs de l’environnement se mirent à la recherche de moyens moins conflictuels de sécuriser leur pouvoir. La plupart des intérêts corporatistes du monde ne niaient plus l’existence de dommages environnementaux causés, en partie, par leurs propres pratiques. Leur stratagème changea : battre les environnementalistes à leur propre jeu (mais selon des termes et des agendas nouvellement définis) ; les corrompre ; les diviser ; les supplanter ; apparaître plus verts que les verts.
La création du Conseil mondial des
entreprises pour le développement durable (BCSD) est particulièrement
intéressante puisque ses deux cofondateurs étaient Maurice Strong et le
milliardaire et industriel Suisse Stéphane Schmidheiny – un ami de
Strong depuis le forum économique de Davos (que Strong a dirigé). Selon
des critiques, ce groupe faisait partie « d’une stratégie pour perturber
le Centre des Nations Unies sur les sociétés transnationales qui
s’apprêtait à élaborer un code de conduite pour les corporations
multinationales ». D’ailleurs, ainsi que Joshua Karliner l’a remarqué,
un des principaux résultats du Sommet de la Terre a été « l’entreprise
dynamique visant à supprimer toute discussion au sein des gouvernements
quant au besoin de régulation internationale et de contrôle des
corporations mondialisées au nom du développement soutenable [ou
durable, NdT] ». A cet égard, Karliner écrit que l’un « des premiers
obstacles que les diplomates corporatistes de la [Chambre internationale
de commerce] et du BCSD ont dû surmonter était une filiale de l’ONU
elle-même – le Centre des Nations Unies sur les sociétés transnationales
(UNCTC) ».
Problématiquement, semble-t-il, le
Conseil économique et social des Nations unies avait demandé au Centre
de « préparer un ensemble de recommandations pour les transnationales et
d’autres entreprises industrielles importantes que les gouvernements
pourraient utiliser lors de la rédaction du document principal du Sommet
de la Terre », l’Agenda 21, qui devait être prêt en mars 1992.
Pourtant, un mois avant cette date, Boutros Ghali, qui était alors
secrétaire général de l’ONU…
…annonça que le Centre des Nations Unies sur les sociétés transnationales (UNCTC) serait éliminé en tant qu’entité indépendante. Ce qui eut pour effet de priver l’organisation du peu de pouvoir qu’elle aurait pu avoir. Il lui restait cependant le rapport commandité par l’ECOSOC à remettre à Maurice Strong et à son secrétariat du Sommet de Rio. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais l’UNCTC n’a pas réussi à faire accepter son rapport au secrétariat. Pendant ce temps-là, Maurice Strong avait choisi Stephan Schmidheiny pour être son conseiller principal. Schmidheiny s’occupa de former le BCSD (le Conseil mondial des entreprises pour le développement durable) et de préparer un rapport intitulé Changing Course (en français, « Changer de trajectoire »), qui serait un document officiellement soumis par les industrialistes au Sommet de la Terre de Rio.
Mais ce ne fut pas la seule manière dont
l’ONU servit activement les intérêts des élites lors du Sommet de la
Terre, puisqu’en parallèle, elle s’occupa de subtilement coopter les
organisations non-gouvernementales (ONG) qui proposaient des critiques
radicales de l’évènement. Ainsi, d’après Chatterjee et Finger, le PNUD
dépensa 475 000$ en subventions d’ONG en 1990 et 1991, puis « 206 000$
au cours des six mois précédents et comprenant le mois du Sommet de
Rio ». De ces initiatives de financement, deux perspectives émergèrent
au sein des ONG des pays du Sud, incarnées par le Third World Network
et le Green Forum de Maximo Kalaw des Philippines. Tandis que le Third
World Network « dirigea [la plupart de ses critiques] contre la Banque
mondiale, le FMI, le GATT et les USA », il « fut silencieux quant au
PNUD ». Ce fut une omission cruciale de leur part étant donné le rôle
que l’ONU a joué, et continue de jouer, dans la légitimation et la
promotion du néolibéralisme. D’ailleurs, l’étendue de la coopération
entre le PNUD et le Third World Network impliqua que ce dernier soit
briefé en privé « sur les questions clés qui pourraient influencer la
Banque mondiale ».
Étant donnée la posture non-critique du
Third World Network à l’égard de l’ONU, il n’est pas surprenant que
Martin Khor, qui dirigeait ce réseau lors de sa création en 1984, soit
désormais un membre du Comité des Nations unies sur les politiques de
développement. De plus, à partir de mars 2009, Martin Khor a été le
directeur exécutif du South Center – un groupe dont le conseil
d’administration a été dirigé par l’ancien secrétaire général de l’ONU,
Boutros Boutros-Ghali, de 2003 à 2006. (Martin Khor était déjà au
conseil d’administration du South Center de 1996 à 2002). Par ailleurs,
le président actuel du South Center est l’ancien président de la
Tanzanie, Benjamin Mkapa, qui est également un membre du conseil
d’administration de l’antidémocratique
African Wildlife Foundation ; avant que Boutros Boutros-Ghali ne prenne
la tête du conseil d’administration, Gamani Corea le dirigeait, ce qui
est intéressant puisqu’il dirigeait aussi le panel d’expert de Maurice
Strong lors de la réunion de Founex en 1971, durant les préparatifs de
la Conférence de Stockholm. Pour en revenir à l’histoire de Martin Khor,
il faut ajouter qu’il siège aussi au conseil d’administration du Forum
international sur la mondialisation un groupe qui a été très appuyé par
l’éco-philanthropie controversée de Ted Turner et Douglas Tompkins.
Du Sommet de la Terre à son exploitation minière
Lorsque le mandat de secrétaire général
du Sommet de la Terre de Maurice Strong prit fin, en 1992, « il prit la
direction du Comité d’organisation du Conseil de la Terre [en anglais,
Earth Council] ». La mission de ce Conseil était de « soutenir et
encourager les populations à construire un futur plus sûr, plus
équitable et plus soutenable », et, à l’invitation du gouvernement du
Costa Rica, leur secrétariat fut établi à San José, en septembre 1992.
Parmi les collègues de Strong siégeant au comité organisateur initial de
ce groupe, on retrouve Stephan Schmidheiny. Désormais appelé l’Alliance
du Conseil de la Terre [en anglais, Earth Council Alliance], son
directeur est Tommy Short (qui était aussi un membre de l’Initiative de
la Charte de la Terre [Earth Charter International]) ; tandis que son
président, ancien ponte de l’Imperial Chemical Industries (ICI), Marcelo
Carvalho de Andrade, est le fondateur et le dirigeant de Pro-Natura,
qui « a été créée au Brésil en 1985, et qui, en 1992 est devenue l’une
des premières ONG du ‘Sud’ à être internationalisée à la suite de la
Conférence de Rio ». Marcelo de Andrade siège également au conseil
d’administration du groupe controversé Counterpart International, et au
conseil de la Earth Restoration Corps (dirigée par Hanne Strong, la
femme de Maurice Strong).
A ce jour, le dévouement de Maurice
Strong envers le libéralisme corporatiste demeure solide ; au lendemain
du Sommet de la Terre, il a pris la direction de l’Institut des
ressources mondiales (World Resources Institute) et de l’Institut de
l’environnement de Stockholm (Stockholm Environment Institute). Puis, en
1999, Maurice Strong, l’ancien PDG de Petro-Canada, a estimé qu’il
était temps qu’il se retire du conseil d’administration de la compagnie
gazière et pétrolière Cordex Petroleums – une compagnie qui était
dirigée par son fils, Fred Strong. Cela dit, malgré la continuation de
son implication dans le domaine de la gestion environnementale, Maurice
Strong continue à bénéficier du pillage de la planète, puisqu’il siège
également au conseil d’administration de la compagnie Wealth Minerals
Ltd – une organisation qui se décrit comme « un leader mondial bien
financé et bien organisé de l’exploration de l’uranium, qui se concentre
sur l’identification de gisement de classe mondiale en Argentine ».
Solutions
Bien que cet article expose clairement
le fait que la gestion « environnementale » mondiale soutenue par
Maurice Strong constitue une grave menace pour la vie sur terre,
celui-ci est loin d’être le principal problème. Maurice Strong n’est
qu’un exemple particulier de cette classe de technocrates aux doubles
visages qui s’est formée afin de protéger le capitalisme et de prétendre
protéger la vie sauvage (à condition que cela rapporte). Cependant, en
examinant l’histoire de Maurice Strong et de sa gestion des intérêts
capitalistes – ce qu’a fait cet article – il est possible de
déconstruire ce cirque mondial grotesque qui s’est imposé au fil des
années en tant que sauveteur de l’environnement. Les institutions de
l’élite, comme l’ONU, doivent être destituées : ce qui ne pourra se
produire que si nous commençons collectivement à imaginer des
alternatives viables – comme le communisme.
Michael Barker
Traduction : Nicolas Casaux
NdT : Un dernier
détail, significatif : le 20 avril 2005, l’ONU annonce la démission de
Maurice Strong, visé personnellement par l’enquête sur le scandale du
programme « Pétrole contre nourriture » de l’ONU en Irak.
Strong a en effet encaissé un chèque de 988 885 $ de la main de Tongsun
Park, un homme d’affaires sud-coréen qui fut inculpé en 2006 par la Cour
Fédérale de New York dans le détournement du programme en faveur de
Saddam Hussein. Après avoir quitté ses fonctions, Strong s’exile en
Chine où il possède un appartement.
Pour aller plus loin :
1 commentaire:
Je n'oublie pas non plus l'attentat survenu deux semaines avant la COP21 (comme avant chaque élection), l'état d'urgence qui a été déclaré consécutivement à cet attentat (heureuse synchronisation ... sauf pour les victimes), l'interdiction de toute manifestation (dont celle qui devait rassembler des centaines de milliers de militants écologistes pendant la COP21) et, surtout l'arrestation, sans passer par la "case" justice, de 500 personnes. De dangereux terroristes fichés S mis en garde-à-vue, me demanderez-vous ? Non. Plus de 350 d'entre eux étaient des meneurs écologistes.
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