L'ancienne ministre de l'Ecologie envisage très sérieusement l'effondrement de notre civilisation. Mais comment faire de ce constat une force politique ? Entretien.
Publié le 10 janvier 2019
Députée et ex-ministre de l'Ecologie, Delphine Batho est aujourd'hui présidente de Génération écologie. Elle vient de publier "Ecologie intégrale : le manifeste" (éd. du Rocher). Entretien.
"L'écologie est devenue une question de vie ou de mort", écrivez-vous au début de votre livre. En quoi la situation vous semble-t-elle particulièrement inquiétante ?
Nous vivons un moment sans équivalent dans l'histoire. L'effondrement de la biodiversité a pris une vitesse effrayante, le réchauffement climatique ne cesse de s'amplifier, les ressources naturelles sont épuisées, ou en passe de l'être. Certaines limites planétaires qui conditionnent la vie sur Terre sont déjà franchies. En un mot : notre civilisation va dans le mur.
Et pourtant, il y a un vide politique sidéral sur ces questions. A droite comme à gauche, on continue de placer l'économie et la croissance au centre de tout, alors qu'elle est au fondement de cette dynamique destructrice. Que les uns soutiennent que les richesses ruissellent, que les autres soutiennent qu'elles doivent être redistribuées ne change rien à la question fondamentale, qui est celle de l'origine de la création de valeur. Or, la croissance économique est fondée sur la destruction de la nature. C'est donc un modèle avec lequel il faut rompre. La situation appelle une transformation culturelle totale.
Vous prônez ce que vous appelez une "écologie intégrale". Qu'est-ce que cela signifie, concrètement ?
L'écologie, jusqu'alors, a toujours été un enjeu secondaire, subordonné à l'économie. Résultat : rien de vraiment sérieux n'a été engagé pour enrayer le changement climatique et la perte de biodiversité. Ce n'est plus possible. L'écologie doit désormais être centrale et première. Elle doit être l'objectif supérieur. Comme nous avons imposé une régulation sociale au système économique après-guerre, il faut maintenant imposer une régulation écologique au système économique.
Le deuxième grand principe de cette "écologie intégrale", c'est la résilience [capacité de surmonter les traumas, NDLR]. Il faut entrer en résistance pour inverser la dynamique d'effondrement, mais il faut aussi se préparer, s'adapter aux pics de température, aux événements climatiques extrêmes, réorganiser l'ensemble de nos modes de vie. Je considère que l'écologie, au regard de ce qui nous attend, est devenue un enjeu de sécurité nationale. Nous sommes entrés dans une phase d'accumulation des forces de guerre. Si rien ne change, les institutions démocratiques de certaines sociétés et des nations ne résisteront pas aux chocs à venir. L'effondrement met en danger la nation et la population. Comme nous avons bâti l'Etat-providence, il faut aujourd'hui construire un "Etat-résilience".
Vous opposez dans votre livre les "Terriens" aux "Destructeurs". De quoi s'agit-il ?
L'effondrement en cours de nos conditions d'existence impose une nouvelle grille de lecture politique. Le clivage droite-gauche, c'est terminé. Cette opposition est factice. Un nouveau clivage, encore sous-jacent, va émerger, avec d'un côté les "Terriens" (ceux qui défendent les ressources naturelles qui conditionnent notre existence) et de l'autre les "Destructeurs" (ceux qui choisissent de rester prisonniers du productivisme, par intérêt ou par cynisme). C'est le rapport à la Terre qui, désormais, va tout structurer. Au niveau mondial comme au niveau national, nous nous dirigeons vers un monde dans lequel l'alternative politique réelle sera entre des formes de fascisme et de pouvoir autoritaire ou des sociétés écologiques. A l'heure actuelle, ce que j'appelle les "Destructeurs" sont ceux qui ont le pouvoir. Les "Terriens" doivent se rassembler pour parvenir à renverser ce pouvoir.
L'"écologie intégrale" que vous défendez est-elle un appel à la décroissance ?
La croissance n'est rien d'autre qu'un indicateur de destruction de la nature. Or cette destruction de la nature n'est pas prise en compte dans la valeur des choses. Le prix du pétrole n'intègre pas la destruction du climat, celui des agrocarburants celui de la déforestation, celui des pesticides la destruction massive de la biodiversité et les conséquences sur la santé publique et ainsi de suite… La recherche à tout prix de la croissance n'a donc pas de sens.
Oui, dans certains domaines, les flux doivent décroître. Mais derrière le mot décroissance, il y a toujours implicitement le sentiment qu'il s'agit d'organiser un grand bond en arrière. Je préfère pour ma part parler de sobriété. Il doit s'agir d'une libération en rompant avec la société de l'hyperconsommation actuelle. En finir avec "je consomme donc je suis", c'est redonner un sens à notre existence et à notre appartenance au vivant.
Ce dont nous avons besoin, c'est d'un nouveau modèle économique que j'appelle "permacirculaire", c'est-à-dire respectant les limites planétaires. On ne doit pas pouvoir utiliser plus que ce que la nature peut produire en une année. Nous devons viser une empreinte écologique globale neutre. Les concepts comme la croissance verte ou le développement durable, et même la notion de "transition", sont dépassés par rapport à la violence des processus en cours.
Cette économie "permacirculaire" est-elle compatible avec le capitalisme ?
L'entreprise en elle-même n'est pas le problème. Le problème, c'est comment le profit est réalisé. L'économie permacirculaire, cela veut dire empêcher de faire du profit avec de la pollution. Ce sont de nouvelles règles du jeu qui imposent aux entreprises de revoir leur façon de produire et de faire du profit. La solution n'est pas dans l'interdiction de la liberté d'entreprendre, dans la propriété collective des moyens de production et le passage à une économie administrée. Du point de vue de la destruction de la Terre, capitalisme et marxisme sont les deux faces d'une même médaille productiviste. La question n'est pas qui détient les moyens de production mais de savoir si le système respecte ou non les limites planétaires.
Comment rendre l'écologie populaire ? La révolte des "gilets jaunes" l'a montré : l'urgence sociale peut parfois concurrencer la préoccupation environnementale...
J'ai été une des rares à ne pas courir après les "gilets jaunes" car je ne soutenais pas l'abandon de la taxe carbone et j'ai analysé ce mouvement comme un mouvement profondément politique, au-delà de l'expression de revendications sociales légitimes. Ce mouvement souligne la recherche de nouvelles réponses politiques à ce que vivent les citoyens au quotidien.
Pour moi, l'"écologie intégrale" sera un outil performant pour lutter contre les inégalités et la pauvreté. Destruction de la nature et inégalités sociales procèdent en effet de la même cause : le mode de création et d'accumulation du profit. Il s'agit donc d'un seul et même enjeu. Faire croire, comme l'a fait le gouvernement, que les principaux responsables de l'effondrement sont les habitants des zones rurales qui n'ont d'autres choix que de prendre la voiture, comparé à ceux qui ont les moyens de prendre l'avion pour partir en vacances au bout du monde, c'est le contraire de la réalité. Car être riche, c'est avoir un pouvoir de destruction du climat et de la nature plus important que les autres. C'est donc à ceux qui dépassent le plus les limites de contribuer le plus à l'effort. C'est pour ça que je suis favorable à la création d'un impôt de solidarité écologique sur la fortune, une idée développée par le philosophe Dominique Bourg.
Les inégalités sociales sont un obstacle à l'écologisation de la société. Il faut nécessairement basculer dans un système qui réduit les inégalités sociales si nous voulons répondre au défi climatique.
Vous invitez dans ce manifeste à redécouvrir l'écoféminisme. Quel lien faites-vous entre le féminisme et l'écologie ?
L'écoféminisme reconnaît le lien intrinsèque entre la destruction de la nature et l'infériorisation de la féminité. Il y a une domination commune de la nature et des femmes, qui relèvent des mêmes mécanismes : les femmes sont opprimées en raison de leur prétendue nature. J'estime que l'écoféminisme doit être de nouveau porté aujourd'hui car le combat pour la féminisation du pouvoir est un des leviers les plus puissants pour accomplir la révolution de l'écologie intégrale. L'expérience commune des femmes de la mise à l'écart du pouvoir dans tous les domaines, alors qu'elles sont majoritaires dans la société, les rend plus promptes à transformer ce pouvoir et à réinventer une relation positive au vivant. J'ajoute que l'émancipation des femmes est la seule alternative sérieuse à tous les projets malthusiens qui visent à limiter la croissance démographique par des mesures autoritaires.
Vous êtes présidente du parti Génération écologie. Serez-vous tête de liste aux européennes, pour porter le projet que vous défendez dans ce livre ?
Oui, il y aura une liste représentants les "Terriens" aux élections européennes. Quant à moi, je ne serai pas personnellement tête de liste, mais je serai à la tête de ce combat qui va bien au-delà du mois de mai prochain. Car à la différence d'autres mouvements écologistes, nous sommes clairs sur un point : nous n'avons pas pour première ambition d'obtenir des postes, mais de faire émerger une dynamique politique nouvelle dans tous les grands rendez-vous démocratiques. L'écologie politique actuelle s'est habituée à perdre des batailles et à n'être qu'une minorité agissante, accolée à des partis politiques traditionnels. Nous refusons cette manière de faire. Nous n'avons pas vocation à devenir une simple force d'appoint du système dominant, mais à représenter une alternative globale. C'est le système qu'il faut changer. L'écologie ne peut pas être consensuelle.
Propos recueillis par Sébastien Billard
"Ecologie intégrale : le manifeste", de Delphine Batho (éditions du Rocher, 120 pages, 9,90 euros).
Source : https://www.nouvelobs.com/planete/20190108.OBS8127/delphine-batho-l-ecologie-ne-peut-pas-etre-consensuelle.html
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