Etienne Chouard vient de publier Notre Cause Commune[1], un livre
où, à partir du mouvement des Gilets Jaunes, il fait un procès en règle
de la démocratie représentative avec l’apologie du référendum et du
tirage au sort. C’est un livre important, et qui choquera certains à
gauche, et c’est tant mieux. Mais, ce livre devrait les inciter à
réfléchir à ce qu’ils appellent « démocratie ». J’ai rencontré Etienne
Chouard à deux reprises, quand il fut invité dans l’émission RussEurope
Express ou j’interviens sur Sputnik France[2]. Disons le d’emblée,
Etienne Chouard ne correspond nullement à la caricature qu’une certaine
presse veut en dresser. Ce n’est ni un « complotiste », ni un dangereux
excité, mais bien quelqu’un avec qui on a plaisir à discuter à débattre,
même si l’on n’est pas toujours d’accord avec lui, et peut-être surtout
si l’on n’est pas d’accord. C’est quelqu’un qui m’a impressionné par la
qualité de son écoute et par son humilité qui est tout sauf feinte. La
forme d’interdiction de parole dont il est l’objet dans les médias «
officiels » est particulièrement choquante. Au-delà, les questions qu’il
pose dans son ouvrage sont des questions fondamentales.
Une utopie politique
Le livre est construit en 8 chapitres de taille diverse. Etienne
Chouard présente le pourquoi du comment il s’est intéressé à la question
politique et a été conduit à remettre en cause le principe de
l’élection, dont il fait le « procès » au chapitre 2. Il cherche à
montrer au chapitre 3 comment l’élection tend à infantiliser les
citoyens, et soutient, au chapitre 4, qu’elle porte au pouvoir les «
pires ». Dans le chapitre 5 il dresse un état des lieux des pratiques du
tirage au sort, puis développe, dans le chapitre 6 l’idée d’une
constitution qui serait directement écrite par les citoyens au travers
d’atelier constituant. Le chapitre 7 présente diverses références sur la
notion de démocratie, sur le processus électoral et sur le tirage au
sort. Le chapitre 8, qui sert de conclusion, reprend le mouvement des
Gilets Jaunes, veut en montrer l’exemplarité, présente une liste de
doléances et insiste sur le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC)
comme point central de ce mouvement. Il y a à l’évidence un esprit
utopique qui anime Etienne Chouard. Le terme ne doit pas être pris dans
son sens péjoratif, car nous avons besoin d’utopies. Henri Maler
n’avait-il pas intitulé, il y a quelques années, un de ses livres
Convoiter l’Impossible [3]?
On peut tomber d’accord avec Etienne
Chouard sur une série de points. Quand il dresse le bilan d’une
corruption, tant matérielle que morale d’une partie du personnel
politique, quand il insiste sur la dépossession de la souveraineté, dont
les suites du référendum de 2005 furent un exemple flagrant, quand il
montre l’inefficacité du système politique actuel, on peut très
facilement tomber d’accord avec lui. De même, l’apologie des pratiques
référendaires et du RIC pour tenter d’insuffler un nouvel esprit
démocratique dans le système politique touche un point juste. Il en va
de même, sur un mode plus mineur, avec la pratique du tirage du sort.
Cette dernière est bien admise pour les jurés des assises. Pourquoi ne
serait-elle pas étendue au système politique ?
Il y a un autre
point sur lequel on se retrouvera avec Etienne Chouard, c’est évidemment
sur l’importance du politique (et non de « la » politique). La
dénonciation à laquelle il procède de l’envahissement des choix supposés
« techniques » dans des domaines qui relèvent du politique est une
évidence. Elle n’est pas nouvelle et de nombreux auteurs depuis les
débuts du XXème siècle l’ont fait.
Mais, derrière ces points s’en
cachent d’autres qui, eux, posent problèmes. On voudrait donc ici en
faire une liste non exhaustive pour préciser aussi les points de
divergence et de désaccord avec Etienne Chouard. Ces points sont-ils
décisifs et en mesure de conduire à un rejet total des thèses de ce
livre ? Je ne le pense pas, et je crois très sincèrement que des
compromis peuvent être trouvés. En tout état de cause, on ne perd pas
son temps à lire Etienne Chouard, car les questions qu’il pose sont des
questions de la plus haute importance.
Le fond et la forme
Venons en donc aux points de désaccords. La premier, et sans doute le
plus essentiel, est qu’Etienne Chouard confond souvent les principes et
les formes d’application de ces derniers, ce que l’on appelle les «
formes phénoménales ». On en trouve un exemple à propos de ce qu’est une
Constitution. Cette dernière est toujours double, avec un énoncé des
principes (quels qu’ils soient) et des conditions d’application de ces
dits principes. Il en est ainsi quand il voue à la même détestation le
régime représentatif du système politique de la IIIème République, de la
IVème et de la Vème. Or, si l’on peut dire que tous ces systèmes
politiques ont été représentatifs, il est faux de dire qu’ils ont tous
été porteurs des mêmes défauts. Il y a une notion qui échappe
complètement à l’analyse, c’est celle de « rapport de force ». Or,
suivant la nature du rapport de forces, suivant aussi le cadre
institutionnel, le régime représentatif peut être acceptable ou devenir
la pire des choses. N’oublions jamais que c’est une assemblée issue d’un
régime représentatif, celle des débuts de la IVème République, qui vota
une grande partie du système social que Macron et ses sbires veulent
aujourd’hui détruire. Le contexte historique compte, et son absence dans
ce livre est un grand défaut.
De même quand Etienne Chouard
écrit : « …pour soigner un mal, pour régler un problème, inutile de s’en
prendre aux conséquences, bien sûr, mais inutile de s’en prendre même
aux causes diverses (puisque tout est multifactoriel) : il y a toujours
une cause déterminante (pas la seule mais une qui détermine toutes les
autres) : c’est elle qui nous faut, c’est elle qu’il faut chercher…
»[4]. Une telle affirmation peut être juste tout comme elle peut être
fausse. Il y a des fois où les causes sont trop entremêlées pour pouvoir
être distinguées. Ensuite, quand bien même existerait une cause
déterminante, ce qui peut survenir, quelle garantie avons nous que cette
cause est déterminante de manière générale ou du fait d’un cadre
institutionnel qui lui-même est sujet à évolution ? Quand des auteurs
(et j’en fait partie) relions les désordres de l’économie française à
l’existence de l’euro, c’est parce que nous assumons un cadre
institutionnel qui implique qu’il ne pourra pas y avoir de flux de
transferts massifs et que la France est et sera dans une situation où
les droits de douane sont faibles ou inexistants. Ce n’est qu’à ces
conditions que l’on peut dire que l’euro est la source principale des
désordres économiques que la France connaît.
Toute tentative de
hiérarchisation des causes implique que l’on précise bien ce qui est
secondaire de ce qui est principal, les liens de causalité et le
contexte qui rend ces liens pertinents. Un exemple de confusion peut
être trouvé dans le diagramme en arborescence qui suit cette citation,
et qui montre bien qu’Etienne Chouard ne s’est pas livré à un travail
sérieux de déconstruction de la question. On notera que ce diagramme
présente des « doubles emplois » comme le chômage, les bas salaires et
les « injustices sociales ». Je conçois, ayant été professeur comme
l’est Etienne Chouard, que l’on puisse avoir besoin de simplifier pour
être pédagogique, mais ici on est clairement au-delà de la
simplification.
La démocratie dans une société hétérogène
Un deuxième problème vient de ce qu’Etienne Chouard me semble assumer la
vue d’une société globalement unifiée et homogène (les « petits » face
au « gros », les « dominés » face aux « dominants », et ne tient aucun
compte de l’hétérogénéité qui existe dans toute société, mais en
particulier dans les sociétés modernes.
Ce problème est manifeste
quand Etienne Chouard fait références aux formes antiques de la
démocratie, où le nombre de citoyens était fort réduit. Ici, il aurait
bien fait avant que d’entrer dans des comparaisons, de lire le livre de
Claudia Moatti et de Michelle Riot-Sarcey Pourquoi se référer au
passé[5]. On ne convoque pas impunément le passé au présent. Pourtant,
en dépit du risque de l’anachronisme, la comparaison peut être faite car
elle est lourde de sens. Dans son petit livre publié en 2002,
l’historien britannique Fergus Millar, posait d’ailleurs fort bien cette
question[6]. Ici encore il faut laisser la parole à Claudia Moatti qui
écrit, dans un autre livre, les choses suivantes : « Pourquoi une
ancienne société fondamentalement inégalitaire et ses idéaux
aristocratiques gardent jusqu’à aujourd’hui encore une telle force
d’attraction pour ceux qui tentent de penser la liberté républicaine?
Pourquoi donc le détour par l’antique s’impose-t-il de manière aussi
insistante? »[7].
La raison dans cette force d’attraction, une
raison qui est permanente depuis la Révolution de 1789 jusqu’à nos jours
c’est l’idée que ce qui se joue en permanence dans la politique c’est
l’affrontement entre le peuple et une couche dominante, qu’on l’appelle
oligarchie ou aristocratie. C’est pourquoi le sort tragique de Tiberius
Gracchus, puis celui de son frère Caius Gracchus, continue de nous
parler[8]. C’est pourquoi nous pouvons aussi nous retrouver dans la
lutte implacable des populares, les partisans du peuple, contre les
optimates, les partisans du Sénat, dans les personnages de Marius et de
Sylla. Ce dernier nous est aussi familier par un vers de Victor Hugo,
tiré du poème Ultima Verba publié dans Les Chatiments en 1853 :
« Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encore Sylla ; »
Ce n’est pas pour rien si le nom de Sylla détourna le mot de «
dictature » de son ancienne signification, où ce mot désignait une
magistrature exceptionnelle, mais prévue dans le cadre de la République,
pour devenir un synonyme de Tyrannie[9].
Alors, oui, il nous
faut penser la question de l’unité du peuple, mais non comme un résultat
préexistant, comme un état général qui aurait pu être recouvert de «
divisions » issues de la politique des « dominants », mais bien comme un
état à construire, et une construction elle-même nécessairement
temporaire et liée à un contexte précis. Il faut donc rappeler que quand
nous parlons d’un « peuple » nous ne parlons pas d’une communauté
ethnique ou religieuse, mais de cette communauté politique d’individus
rassemblés qui prend son avenir en mains[10]. Le « peuple » auquel on se
réfère est un peuple « pour soi », qui se construit dans l’action et
non pas un peuple « en soi », ce qui ne serait qu’une « multitude ». Se
référer à cette notion de souveraineté, vouloir la défendre et la faire
vivre, se définir donc comme souverainiste, implique de comprendre que
nous vivons dans des sociétés hétérogènes et que l’unité de ces
dernières se construit, et se construit avant tout politiquement. Cette
unité n’est jamais donnée ni naturelle[11].
L’individu limité
Le troisième problème, dont Etienne Chouard a d’ailleurs reconnu la
pertinence lors de la première émission que nous fîmes ensemble, c’est
la question de la saturation de l’esprit humain par des signaux ou des
informations trop nombreuses, une question qui conduit, alors, à une
forme de spécialisation du personnel politique. Très clairement, Etienne
Chouard a fait sienne les vues quasiment anarchiste du Lénine de l’Etat
et a Révolution[12], un ouvrage rédigé en 1917 avant que les
Bolchéviques ne soient confrontés à l’épreuve du pouvoir. Ce livre est
aussi porteur d’une utopie, tout comme celui d’Etienne Chouard. Mais,
avec le recul, et sans mésestimer la question des rapports de forces,
nous pouvons analyser ce qui a empêché le rêve de démocratie directe.
Cela est connu en économie. Herbert Simon nous invite à considérer
comme un processus empreint de subjectivité le traitement même du signal
pour en extraire l’information[13]. Que ce soit pour des raisons
d’incomplétude radicale du catalogue d’évaluation ou du fait de la
limite imposée par le temps de la décision, application du principe de
contrainte temporelle, le processus d’interprétation est incomplet. Il
est soumis à des règles d’évaluation et d’arrêt, ainsi que des routines
qui sont propres à chaque individu. Il en résulte que l’excès de signaux
est aussi problématique du point de vue de la décision que la pénurie
d’information. Ainsi: “Dans un monde où l’attention est une ressource
rare, l’information peut être un luxe coûteux, car elle détourne notre
attention de ce qui est important vers ce qui est secondaire.” [14]C’est
ce problème qui rend indispensable des formes de représentation et qui
condamne les formes simplistes de la démocratie directe.
La
question de la délibération, et du vote, a été analysée par de nombreux
auteurs. Le Paradoxe de Condorcet, qu’il faudrait en réalité appeler «
Paradoxe de Borda » ou paradoxe du scrutin, montre que, dans un choix
délibératif avec vote, quel que soit l’ordre de préférence des votants,
il est possible que le résultat du scrutin ne corresponde à l’échelle de
préférence d’aucun des votants, autrement dit que le choix collectif ne
satisfasse aucun des participants individuels[15]. Mais, le paradoxe de
Condorcet s’appuie sur une vision fausse des préférences individuelles,
ce qui avait été pressentie par Maurice Allais[16], et ce qui a été
démontré dans les travaux des années 1980 et 1990[17]. Le contexte est
donc essentiel pour la formation des préférences individuelles. Cette
question du contexte implique que l’on ne peut parler au sujet d’une
démocratie « décontextualisée ». On revient donc au problème récurrent
dans le livre d’Etienne Chouard, cette « dé-contextualisation » de la
démocratie représentative[18]. Que cette dernière soit aujourd’hui en
crise est une évidence. Mais, la construction de cette crise en principe
par la dé-contextualisation dans le but de servir de marchepied à
l’utopie de la démocratie directe et de la non-professionnalisation de
la classe politique pose un réel problème.
Les subventions aux produits de première nécessité
Le dernier point qui pique dans le livre se trouve au chapitre 8. C’est
la proposition de subventionner les produits de « première nécessité
»[19]. On glissera sur le problème (réel) de la définition de « première
nécessité ». On glissera aussi sur la question d’une application de
taux de TVA différenciés, ce qui est déjà le cas. Mais, l’idée d’une
subvention directe pose d’autres problèmes.
Ce ne peut être, au
mieux, qu’une mesure d’urgence, qui ne peut être prise que dans des
circonstances particulières. Encore faut-il savoir qu’en sortir est
extrêmement difficile. Le cas de la subvention aux prix du carburant au
Venezuela en est un exemple. La subvention va tout autant au commerçant
de la classe moyenne qui roule dans un gros 4 x 4 (et qui n’en a pas
besoin) qu’aux ouvriers et aux paysans (qui eux en ont besoin). Lors de
mon premier séjour dans ce pays (en 2009) j’avais interpellé Nicolas
Maduro (alors Chancelier du gouvernement) sur ce point. La réponse que
j’avais obtenue était cohérente à défaut d’être satisfaisante : il
fallait subventionner les agriculteurs auxquels on donnait des terres
pour qu’ils puissent ramener leurs récoltes sur les marchés des villes
(la population est à 90% urbaine). J’avais proposé un système de coupons
permettant d’acheter du carburant à la place de ces prix anormalement
bas, idée qui avait semblé raisonnable à certains de mes interlocuteurs,
mais ces derniers m’avaient objecté qu’elle serait lourde à mettre en
place. Quand je suis revenu en 2013, l’ensemble du gouvernement se
plaignait de la contrebande de carburant vers la Colombie, un phénomène
qui créait une « économie de l’ombre » importante et dommageable. Mais,
cette contrebande ne faisait qu’exploiter la différence entre le litre
de gazole du côté Vénézuélien et du côté Colombien de la frontière !
A chaque fois qu’un gouvernement a voulu subventionner des produits de
consommation (comme l’URSS à partir de 1954 pour certaines consommations
alimentaires) il a créé des distorsions de prix relatifs extrêmement
importantes, distorsions qui ont contribué à modifier la structure de la
production[20]. Dans les années 1960 les paysans russes nourrissaient
ainsi leur bétail avec du pain dont le prix (subventionné) était bien
plus faible que le fourrage…
Bref, si je suis conscient d’un
problème évident quant à la consommation des plus précaires dans notre
pays, je pense que c’est une erreur de tenter de le résoudre par une
subvention des prix des produits de « première nécessité ». Mieux
vaudrait attribuer en fonction du revenu, de manière dégressive pour
éviter ce que l’on appelle des « effets de seuil », des chèques qui ne
seraient utilisables QUE pour acheter certains produits et que les
commerçants pourraient amener aux recettes du Trésor pour obtenir de la
monnaie. Ce système serait l’équivalent des « food stamps »[21] qui sont
aujourd’hui utilisés aux Etats-Unis. Ce système, qui n’est pas parfait
car il introduit une dépendance directe des personnes bénéficiaires face
aux agences d’Etat, et indirectement pose un problème pour la
démocratie, mais il permet cependant d’éviter les désordres
qu’introduirait la subvention aux prix des produits.
Fondamentalement, la véritable solution passe plus par une hausse des
revenus, et donc du SMIC entre autres, mais cette solution ne pourra
être mise en cause que sur la base d’une sortie de l’euro.
Une synthèse possible ?
Ces critiques n’empêchent pas de trouver plusieurs points extrêmement
positifs dans ce livre. Et, sur cette base, on peut tenter d’imaginer ce
que pourrait être un compromis entre l’utopie, car c’est bien de cela
qu’il s’agit, que propose Etienne Chouard et un système réaliste. Une
piste possible pourrait provenir d’une lecture approfondie de la
citation de Raymond Carré de Malberg, grand juriste français, que l’on
trouve à la p. 62. Le sens profond de ce qu’écrit Carré de Malberg,
c’est qu’une délégation de la souveraineté est possible, à la condition
qu’elle se fasse dans des formes légales et que le contrôle du
délégataire sur le délégué soit établi et maintenu. Si l’on admet que le
peuple est le seul souverain, la question d’une délégation partielle
des pouvoirs peut se poser comme une forme de réponse aux problèmes dont
on a parlé plus haut, comme celui de l’attention limité et de la
saturation de l’esprit humain par un excès de signaux et d’information.
Nous aurions alors un Parlement, assurément élu dans un système faisant
une plus large place à la pluralité des opinions, mais contrebalancé par
un usage important du référendum, ce dernier ayant toujours la
prééminence.
On peut aussi imaginer que, comme c’est déjà le cas
pour la séparation du domaine de la loi et du règlement, la Constitution
prévoit que tout sujet sur lequel le peuple s’est exprimé par
référendum ne peut être à nouveau tranché que par un autre référendum.
D’une manière générale, on peut considérer qu’il convient de fortement
augmenter l’importance de la procédure référendaire, et d’ouvrir bien
plus largement la possibilité de référendum. De ce point de vue, et sous
réserve que des garde-fous (en particulier au sujet du référendum
révocatoire) soient établis, le référendum d’initiative citoyenne
apparaît comme un instrument utile pour combattre la crise de la
démocratie que nous traversons.
De même, la question du tirage au
sort doit être abordée sérieusement. Il fonctionne déjà dans la société
actuelle pour les jurys des assises. Pourquoi ne pas l’étendre à tout
ce qui relèverait des commissions de contrôle ou de surveillance des
organes de pouvoir ? Si le tirage au sort est inadapté quand il s’agit
de représenter les opinions et les intérêts existant dans une société,
il est bien plus justifié quand il s’agit de désigner les personnes qui
devront vérifier et contrôler des organes de pouvoir, que ce soit au
niveau national ou au niveau local. Quant au processus constituant,
Chouard a une préférence pour le tirage au sort après discussion dans
des comités locaux. L’idée est sympathique, mais elle suppose que le
niveau d’activité des comités locaux soit constant, que l’on ne soit
jamais confronté à une « fatigue » de la politique. Or, dans le monde
réel, c’est très exactement ce qui se passe. Rappelons que les « soviets
» en Russie, qui n’étaient autres que des comités locaux tels que ceux
qu’anticipe Chouard, se sont vidés de leur substance et ce avant même
que le pouvoir issu de la Révolution de 1917 ne cherche à les
contrôler[22]. L’hypothèse que fait Etienne Chouard que le niveau
d’activité politique de la population reste constant n’est pas vérifiée
par l’expérience historique. C’est d’ailleurs aussi la raison pour
laquelle l’idée défendue par Lénine dans l’Etat et la Révolution a
rapidement disparu du programme défendu par le pouvoir issu de la
Révolution. Mais, ceci étant dit, la construction collective des choix
politiques est une nécessité impérative. Cette construction ne peut être
permanente, mais dire cela ne signifie pas non plus qu’elle ne puisse
être. Il faut donc distinguer entre choix fondamentaux, qui pourraient
donner lieu à une procédure référendaire, et choix secondaires qui
seraient laissés au Parlement.
Etienne Chouard continue son
combat. On peut penser qu’il a raison sur certains points, tort sur
d’autres, mais il est et il sera un des interlocuteurs obligés dans le
débat sur l’état et sur les formes de la démocratie. En cela, il faut
inviter tous ceux qui pensent que ce débat est aujourd’hui crucial à
lire et à discuter son livre.
Jacques Sapir
[1] Chouard E., (2019) Notre Cause Commune, Paris, Max Milo éditions.
[2] Les émissions du 13 février et du 8 mars 2019 sont en ligne sur Youtube, et l’on peut y accéder par la page de Sputnik, https://fr.sputniknews.com/radio_sapir/
[3] Maler H., (1995), Convoiter l’Impossible, Albin Michel, Paris.
[4] Chouard E., (2019) Notre Cause Commune, op.cit., p. 15.
[5] Moatti C. et Riot-Sarcey M., (edits), (2018), Pourquoi se référer au passé, Paris, Editions de l’Atelier, 2018.
[6] Millar, F. (2002), The Roman Republic in political thought. Brandeis, Hanover.
[7] Moatti C., (2018), Res publica – Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, coll. Ouvertures,, p.8
[8] Nicolet C., Les Gracques, Paris, Fayard, coll. Follio, 1967
[9] Hinard F. (ed), Histoire romaine T1, Des origines à Auguste, Fayard Paris, 2000,
[10] Et l’on avoue ici plus qu’une influence de Lukacs G., Histoire et
conscience de classe. Essais de dialectique marxiste. Paris, Les
Éditions de Minuit, 1960, 383 pages. Collection « Arguments »
[11] Cette question est largement traitée dans le livre écrit pour le
Haut Collège d’Economie de Moscou, Sapir J., (2001), K Ekonomitcheskoj
teorii neodnorodnyh sistem – opyt issledovanija decentralizovannoj
ekonomiki (Théorie économique des systèmes hétérogènes – Essai sur
l’étude des économies décentralisées) – traduction de E.V. Vinogradova
et A.A. Katchanov, Presses du Haut Collège d’Économie, Moscou. Une
partie de l’argumentation est reprise sous une forme différente dans
Sapir J., Les trous noirs de la science économique – Essai sur
l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Albin Michel, Paris,
2000.
[12] Lénine, V., (1917, 1951) L’État et la Révolution, édition en langues étrangères, Moscou, 132 p.
[13] Simon H.A., (1972), “Theories of bounded rationality”, in C.B.
Radner et R. Radner (eds.), Decision and Organization, North Holland,
Amsterdam, 1972, pp. 161-176
[14] Simon H.A., (1978),
“Rationality as a process and as a Product of thought” in American
Economic Review, vol. 68, n°2, pp. 1-16, p. 13.
[15] K. Arrow
Social Choice and Individual Values, New Haven, Yale University Press,
1951, p. 2. Pour une analyse du texte de Condorcet, et la généalogie du
problème, G.-G. Granger, La Mathématique Sociale du Marquis de
Condorcet, Paris, PUF, 1956 (ch. 3).
[16] Allais M., (1953), « Le
Comportement de l’homme rationnel devant le risque : critique des
postulats et axiomes de l’école américaine », in Econometrica, vol. 21,
p. 503-546. Appleby L. et C. Starmer, “Individual Choice Under
Uncertainty: A review of Experimental Evidence, Past and Present” in
J.D. Hey et J. Lambert (edits.), Surveys in the Economics of
Uncertainty, Basil Blackwell, Oxford-New York, 1987, pp. 24-45.
[17] Sapir J., (2005), Quelle Economie pour le XXIème Siècle ?, Paris, Odile Jacob, chap. 1.
[18] Chouard E., (2019) Notre Cause Commune, op.cit., p. 26-27 notamment.
[19] Chouard E., (2019) Notre Cause Commune, op.cit., p. 122.
[20] Sapir J., (1989), Les Fluctuations Economiques en URSS, 1941-1985, Paris, Editions de l’EHESS.
[21] Ou Supplemental Nutrition Assistance Program, https://www.fns.usda.gov/…/supplemental-nutrition-assistanc…
[22] Ferro M. (1967-1976), La Révolution de 1917, Paris, Aubier Montaigne, 2 volumes.
Source : les-crises.fr, Olivier Berruyer,
https://www.les-crises.fr/russeurope-en-exil-a-propos-du-l…/
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