Slate, 13 septembre 2019
Regards impressionnistes d’un géographe sur le rond-point, phénomène urbain, café métropolitain et «parlement du peuple».
En 2005, dans Le territoire du rien, le philosophe Jean‑Paul Dollé considérait qu’il était «urgent
d’inventer une politique de l’événement, c’est-à-dire d’affirmer un
désir d’agir avec les autres pour ouvrir le champ du possible et
interrompre la répétition immuable du temps et de la servitude».
Treize ans plus tard, des femmes et des hommes lui ont répondu sur les lieux mêmes des «anti-villes fabriquées plutôt que construites».
En novembre 2018, les «gilets jaunes» ont surgi dans l’espace public et sur les écrans: ouverture des barrières de péages autoroutiers, manifestations et occupations.
Au fil des semaines, les femmes et les
hommes en jaune se sont notamment approprié les ronds-points des zones
péri-urbaines, les transformant en lieux de vie, places publiques,
nouveaux médias, dispositifs d’entraide, ateliers de formation et
d’éducation populaire. La géographie ne peut rester insensible à ces
émergences, là où on ne les attendait pas.
Révélateur de la colère et de la France «moche»
On a déjà dit la force du gilet technique couleur citron, qui a rendu visibles les
invisibles et révélé les urgences. En s’appropriant les lieux de
transit d’un territoire métropolisé, en bloquant les autoroutes comme
autrefois on bloquait les rues de nos villes, le mouvement a également
mis en évidence le changement d’échelle de nos espaces de vie quotidiens
et donné un visage à «l’outre-ville».
Ce faisant, les «gilets jaunes» ont pointé les ronds-points, symboles proliférants d’une «France défigurée» ou «moche» –avec
ses lotissements monotones, ses rocades, ses friches et ses bazars
commerciaux périphériques. En quelques mois, ils ont réussi le miracle
de transformer des objets techniques inhospitaliers en lieux dignes de
figurer dans une nouvelle «mythologie».
L’émergence des parlements du peuple
Cette occupation fait écho à d’autres mobilisations, occupations de bâtiments, de portions de territoires et expérimentations. On pense aux mouvements tels
que Occupy Wall Street, Indignados, le Printemps érable du Québec, le
Printemps arabe, la Révolution des parapluies à Hong Kong ou Nuit debout
en France.
Elle renvoie également à d’autres formes d’occupations et de résistances territorialisées contemporaines, de «communs oppositionnels» comme les zones à défendre (ZAD)
de Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens, la Ferme des mille
vaches, le Center Parc de Roybon en Isère, les squats, voire les actions
de «guérilla jardinière».
Venus des communes alentours souvent
vidées de leurs services, les «gilets jaunes» ont créé là de nouveaux
cafés métropolitains, ces «parlements du peuple» d’Honoré de Balzac. Ici, la convivialité est de mise.
Il y a toujours une main tendue, un mot
de bienvenue et un café pour briser la glace. Le site est ouvert et les
panneaux disposés en amont invitent les automobilistes à s’arrêter. Avec
sa cabane, sa table et ses sièges, le rond-point est un dispositif de
l’hospitalité. On a l’impression d’être à la bonne échelle, une sorte
d’entité anthropologique de base: agora de quelques mètres carrés
réunissant une cinquantaine de personnes. La taille semble idéale pour
pouvoir se parler, communiquer par gestes, se toucher: «Le rond-point est important car on n’échange pas qu’avec les mots.» Ici émerge une urbanité émotionnelle bien plus que fonctionnelle.
Esthétique mondialisée de la bricole
Sur les ronds-points, nous voyageons
immobiles dans une esthétique mondialisée de la bricole, de la
récupération et du recyclage. Il y a de la cabane de l’enfance, du
cirque, de l’atelier artisanal, du jardin ouvrier dans ce bric-à-brac de
palettes, de tourets et de panneaux qui stimulent les imaginaires.
Au fil des mois, les ronds-points sont
passés du statut de camp de base à celui de lieu habité, confortable et
visible. Au début du mouvement, ils étaient parfois occupés sept jours
sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Désormais, ils
s’animent surtout en fin de journée, le soir des assemblées
hebdomadaires et le samedi, rendez-vous des manifestions et des actions.
Le rond-point est ainsi devenu un espace
public au sens politique du mot autour des assemblées générales, des
recueils de cahiers de doléances et des débats. Là, en plein air, dans
le bruit et au milieu de la circulation, on assiste au passage d’un «espèce d’espace» géographique en espace idéologique et politique plébéien, au sens de Jurgen Habermas, une sorte de «commun oppositionnel», cette expérience sensible, à la portée fortement émancipatrice où les affects sont présents.
Un média et un totem
Ici dans la proximité s’expérimente un «processus instituant d’autonomie individuelle et collective» comme l’écrit Cornélius Castoriadis.
Des assemblées générales hebdomadaires, animées à tour de rôle,
rythment la vie du site. Ici les décisions sont prises à main levée. Sur
les ronds-points, les «gilets jaunes» rejettent toute hiérarchie,
désignation de chef·fe ou porte-parole autoproclamé·e. C’est la limite
et la force d’un mouvement insaisissable en mutation permanente. Du
local au national, l’autonomie est vécue et revendiquée.
Le lieu est aussi le média et le totem
positif du mouvement, celui dont les «gilets jaunes» ont la maîtrise,
contrairement aux médias dits mainstream dont ils se méfient. La qualité
de l’aménagement exprime ce qui est vécu là: «Le rond-point, on en est fier. C’est notre image.»
La production de tracts ou plaquettes et
leur distribution contribuent au rayonnement du lieu, tout comme les
panneaux qui disent le mouvement et son évolution: de «Macron démission»
en novembre au «Casse des services publics: ça suffit» en août.
Afin de voir et d’être vus, les «gilets
jaunes» préfèrent vivre leurs assemblées sur le rond-point plutôt que
dans une salle. Ils fabriquent un lieu qui les façonne en retour, au
risque de l’enfermement: «On n’avancera pas si on reste entre nous sur le rond-point.» Cet aller et retour entre «nous» et les «autres», le rond-point et le «dehors» est devenu vital.
Dispositif solidaire
Le rond-point est un «dispositif» au sens de Foucault, c’est-à-dire «un ensemble hétérogène constitué de discours, d’institutions, d’aménagements architecturaux, de règles et de lois, etc.».
Les discours sont construits
collectivement, résumés et exposés sur les panneaux, détaillés sur les
tracts et partagés sur les réseaux sociaux. Des institutions –au sens de croyances et modes de conduite institués par la collectivité– se sont élaborées.
Les modestes aménagements architecturaux
sont constamment améliorés et des règles sont même édictées:
interdiction d’alcool, port du gilet, fonctionnement des assemblées
générales.
La solidarité, la fraternité et
l’entraide ne sont pas feintes: emplois trouvés pour les un·es, papiers
remplis pour les autres (retraite, assurance maladie…) et autres
services quotidiens font de nombreux ronds-points des pôles d’entraide
et de services gratuits. Le rond-point forme ainsi une «communauté d’expérience»,
de transformation permanente et non un dispositif matériel immuable.
C’est aussi un lieu d’intensité humaine, de synergies et non un simple
rassemblement.
«Ici, on apprend tous les jours»
Sur le rond-point bricolé se déploie une fonction particulière de lieu de formation et d’apprentissage par le faire, un «territoire apprenant» où
tous les acteurs contribuent au processus, de manière informelle ou à
travers des ateliers thématiques sur le pouvoir d’achat, les retraites
ou le référendum d’initiative citoyenne. (RIC)
«Ici, on apprend tous les jours», se
réjouit Pascale sur un rond-point. Cette constellation de lucioles des
bords de routes tisse quotidiennement un lien concret entre fin de mois
et fin du monde, et invente de nouvelles formes d’éducation populaire.
Les ronds-points qui résistent sont des
lieux à étudier et investir. Dotés d’un formidable potentiel d’urbanité,
ils sont capables de nourrir les réflexions en cours sur le «design de l’action publique» des
collectifs et de la politique qui partirait de la base. À la question
«Où, quand et comment faire ville et société aujourd’hui?» les «gilets
jaunes» ont répondu par l’invention d’un lieu et d’un dispositif de
solidarité ouvert à tous et toutes. À suivre.
L’auteur a publié avec Bernard Floris (et tous les autres) «Sur la vague jaune, l’utopie d’un rond point», Elya éditions, mai 2019.
Source : https://www.anti-k.org/2019/09/14/les-gilets-jaunes-ont-trouve-comment-faire-societe-aujourdhui/?fbclid=IwAR2mQE6hRQ0rHFOdZjdNSrSau0NZ3PoEUS1XTm5LwpWHpbsONfT-zp0MBcc
1 commentaire:
C’est un éveil encourageant mais encore insuffisant. Il faut continuer l’éducation populaire, l’organisation depuis la base en « parlements du peuple » (comme dit l’article), de plus en plus nombreux. Et surtout agir :
- être capable de se nourrir
- et de se défendre.
En face, il y a les banquiers apatrides qui veulent réduire en esclavage l’ensemble de la population mondiale. Ces banquiers possèdent les entreprises multinationales du pétrole, de la chimie, de l’agro-industrie et ils corrompent les gouvernements auxquels polices et armées obéissent. C’est dire la force de notre adversaire ! Il faut en avoir conscience pour mieux s’en libérer.
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