dimanche 3 mai 2020

10 tentatives de réponse à 10 clichés sur l’anarchie

On a beau être en 2018, on a beau avoir toute la culture à portée d’oeil et de doigt, grâce à l’Internet présent sur nos terminaux, beaucoup de personnes se représentent encore l’anarchie comme une sorte de secte peuplée de punks habillés de couleur sombre et qui crient « Ni Dieu ni maître » à tout bout de champ.
Et pourtant : l’anarchie est un courant idéologique très moderne, bien qu’il soit né il y a plus de 150 ans. C’est l’une des clés pour comprendre le capitalisme, le colonialisme, la domination structurelle qui régit nos sociétés en somme, et en sortir. C’est une belle utopie qui a aussi des propositions concrètes.
C’est pourquoi il est important de défricher un peu les clichés qui peuvent circuler sur elle.

1. Mais l’anarchie, c’est un synonyme de « bordel », non ?

Euh, non en fait. L’anarchie, c’est presque tout l’inverse. Étymologiquement, « an- » signifie « sans » et « -archos », le « pouvoir ».
C’est donc une idéologie politique et un idéal de société « sans pouvoir » de certains sur d’autres. Ce qui ne veut pas dire sans aucune possibilité de rien. Nous avons tous le pouvoir « de » faire des choses, mais ce n’est pas la même chose qu’avoir un pouvoir « sur » quelqu’un. L’anarchiste-géographe Élisée Reclus a résumé cette idée en disant que « l’anarchie, c’est la plus haute expression de l’ordre ».
Mais le capitalisme est un système d’accumulation fondé justement sur la domination des uns sur les autres (ce que Marx a appelé l’exploitation). Alors, il est logique que le système dominant disqualifie toute idéologie venant mettre en péril son fonctionnement en s’attaquant à son coeur, c’est-à-dire les valeurs. Et pour décrédibiliser l’anarchisme, quoi de mieux que de laisser croire que ce serait un système bordélique, en l’assimilant à quelque chose de chaotique, ténébreux, impossible ?
Retenez bien le schéma capitaliste : un système de classes où ceux du bas se battent désespérément contre les inégalités entretenues par ceux du haut, c’est l’or-ga-ni-sa-tion ! A l’inverse, dans un monde juste où les richesses seraient bien réparties, c’est le bor-del !

2. Mais ça n’existe pas, les sociétés sans aucune autorité…

Ah bon ?
Et dans ton groupe d’amis, il y a un chef ?
Dans ton couple, il y a un chef ?
Dans plein de sociétés dites « pré-industrielles », il existe des fonctionnements sans autorité. Et ça on ne le dit pas, sauf pour dire que ce sont des « sauvages » en les comparant à nous, qui serions modernes grâce à nos innovations ! Mais des travaux (de Pierre Clastres notamment) ont démontré que ces sociétés avaient « choisi » de ne pas se doter d’un Etat, c’est-à-dire qu’elles avaient fait le choix de refuser le pouvoir officiel et centralisé. Quelque part, c’est un progrès par rapport à nous, à cet égard.
Sauf que notre modernité occidentale consiste à imposer à tout le monde une seule manière de penser et de faire, un seul cadre, une seule norme, et avec violence s’il le faut. Notre modèle d’organisation social et économique a le goût du sang. Mais cela perdure, car cela profite à quelques-uns, et que ces quelques-uns cumulent les pouvoirs.
Mais si tu y réfléchis, la « modernité », la « croissance » ou le « progrès », en Occident, ne sont pas synonymes de bonheur, loin de là.

3. En fait, l’anarchie, ça ne peut fonctionner qu’à petite échelle !

Oui et non, ça a déjà fonctionné dans des villes de plus de 1000 habitants et mieux encore, dans des régions de plusieurs centaines de milliers de personnes. Notamment en Catalogne dans les années 30, et au Chiapas (une région mexicaine) à l’heure actuelle. On pourrait aussi citer ce que font les groupes YPG, dans le Rojava actuel (région syrio-kurde au sud de la Turquie), inspirés par l’anarchiste Bookchin.
Le souci, c’est que les pouvoirs publics (et les lobbies cachés derrière) n’aiment pas l’auto-organisation et l’autogestion, car ce sont des preuves vivantes qu’on peut vivre sans hiérarchie, ce qui fait passer la propriété privée des moyens de production pour ce que c’est, c’est-à-dire un archaïsme.
Ces organisations horizontales, qui s’expriment depuis le début de l’ère industrielle (et existent en acte depuis des millénaires), sont donc toujours très rapidement détruites, et souvent avec violence, même quand elles sont non-violentes elles-mêmes (coucou la ZAD) ! L’Etat et sa police sont le bras armé des grands patrons et du capitalisme. Donc en plus de discréditer, il faut détruire. Mais ça peut changer, par la généralisation des idées anarchistes par exemple.


4. Ah bon, c’est une vraie idéologie, avec des idées ? Mais comme quoi par exemple ?

« Produire en partant des besoins des humains, et pas l’inverse. »
« Pour une gestion collective de la société. »
« Le pouvoir est maudit. »
« La propriété, c’est le vol. »
Plus précisément :
Celui qui commande se déprave, celui qui obéit se rapetisse. La morale qui naît de la hiérarchie sociale est forcément corrompue.
Un jour, aujourd’hui, demain, plus tard… nous abolirons l’argent.
Aussi longtemps que la société sera basée sur l’autorité, les anarchistes resteront en état perpétuel d’insurrection
Elisée Reclus
Même s’il gagne une grève, le travailleur n’aura rien gagné, car l’augmentation de salaire qu’il aura obtenue, le bourgeois la lui reprendra d’une autre manière, en augmentant, par exemple, son loyer ou le prix des denrées. Ainsi, le pauvre esclave est toujours trompé. Que l’expérience serve, enfin, pour que les peuples ouvrent les yeux et qu’ils comprennent que l’effort et le sacrifice que suppose la lutte pour un morceau de pain sont exactement du même type que ceux qui président à la lutte pour mettre, une fois pour toutes, à bas ce système criminel et faire que toutes choses appartiennent à tous.
Ricardo Flores Magon
Faut-il répéter les arguments irrésistibles du socialisme, des arguments qu’aucun économiste bourgeois n’est jamais parvenu à détruire ? — Qu’est-ce que la propriété, qu’est-ce que le capital, sous leur forme actuelle ? C’est, pour le capitaliste et pour le propriétaire, le pouvoir et le droit, garanti et protégé par l’État, de vivre sans travailler, et, comme ni la propriété ni le capital ne produisent absolument rien, lorsqu’ils ne sont pas fécondés par le travail, c’est le pouvoir et le droit de vivre par le travail d’autrui, d’exploiter le travail de ceux qui, n’ayant ni propriété ni capitaux, sont forcés de vendre leur force productive aux heureux détenteurs de l’une ou des autres.
La liberté sans le socialisme c’est le privilège et l’injustice et le socialisme sans la liberté c’est l’esclavage et la brutalité.
Mikhail Bakounine
Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu
Le gouvernement de l’homme par l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise, est oppression.
Pierre-Joseph Proudhon
Comme tous les êtres vivants, l’homme s’adapte et s’habitue aux conditions dans lesquelles il vit, et il transmet, par hérédité, les habitudes qu’il a acquises. Ayant vécu enchaîné depuis sa naissance et étant l’héritier d’une longue série d’esclaves, l’homme a cru, quand il a commencé à penser, que l’esclavage était la caractéristique même de la vie, et la liberté lui est apparue comme étant chose impossible. De la même façon, contraint depuis des siècle et donc habitué à attendre du patron le travail, c’est-à-dire le pain, et à voir sa propre vie perpétuellement à la merci de celui qui possède la terre et le capital, le travailleur a fini par croire que c’est le patron qui lui permet de manger et il demande naïvement comment il pourrait vivre si les maîtres n’existaient pas.
Errico Malatesta
Chacun cherche sa route ; nous cherchons la nôtre et nous pensons que le jour où le règne de la liberté et de l’égalité sera arrivé, le genre humain sera heureux.
Ce n’est pas une miette de pain, c’est la moisson du monde entier qu’il faut à la race humaine, sans exploiteur et sans exploité.
C’est que le pouvoir est maudit et c’est pour cela que je suis anarchiste.
La révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur.
Louise Michel

5. Ouais mais les anarchistes quand même, c’étaient des poseurs de bombes, des terroristes, quand même !

Oui, il y a eu durant deux courtes périodes de l’Histoire des anarchistes poseurs de bombe car ils pensaient que la violence était une solution viable pour changer le système. En même temps, à cette époque, la police (et la justice) n’étaient pas tendres non plus, et il n’était pas rare que des anarchistes se fassent tabasser, enfermer, subissent l’exil, ou se fassent carrément exécuter, parfois même sans l’once d’une preuve de leur culpabilité, parfois même pour des faits n’ayant entraîné la mort de personne.
Mais l’anarchie, c’est avant tout des théories complexes, avec des idées qui ont été mises en oeuvre (les Bourses du Travail, les syndicats, la Sécurité Sociale, les mutuelles, les coopératives, l’organisation locale et horizontale, etc.), différents courants idéologiques, etc. On ne peut pas réduire une telle complexité aux actions violentes d’une poignée de bougres. Si ?


6. Les anarchistes, ce sont des sortes de hippies qui vivent en communauté ?

Pas vraiment en fait. A vrai dire, il y a des anarchistes partout, au Japon et en Chine comme en France ou en Suède, au Maroc et au Sénégal comme en Argentine ou au Brésil… dans les entreprises, dans les grandes villes, à la campagne… Il y a même – aussi étonnant que cela puisse paraître – des anarchistes croyants, ou des anarchistes individualistes.
L’anarchie est un courant de pensée, un mode de réflexion : refuser la domination, ça peut s’exprimer dans une lutte pour l’égalité homme-femme (et contre la société patriarcale) jusque dans l’intimité, dans une lutte contre l’autorité à l’école ou au travail, dans une lutte contre le racisme et les actes xénophobes, dans une lutte contre la souffrance animale, dans une lutte contre les prisons et tous ces systèmes coercitifs qui répriment et qui n’intègrent pas…
Se battre contre l’autorité, le pouvoir d’une personne sur une autre, est un combat systémique, total. Être anarchiste, c’est être à la fois féministe, anti-raciste, anti-colonialiste, internationaliste, anti-capitaliste, altermondialiste et j’en passe !

« Le capitalisme est fondamentalement anti-anarchiste » (ça, c’est de moi).

7. Je parie que tu rêves d’aller vivre dans une ZAD !

Et toi, tu rêves d’aller vivre à Las Vegas, temple de la démesure, de l’individualisme et du divertissement, c’est ce que tu insinues ? Ce n’est pas parce que tu défends une idéologie politique que tu veux l’incarner jusqu’au bout des ongles au point de la caricaturer et de n’en avoir qu’une vision schématique, si ?
Je te le répète, l’anarchie est une idéologie qui prône la liberté : en son sein, aucun mode de vie, aucun dogme, aucune logique n’en domine nécessairement une autre.

8. En fait, les « anars » sont des sortes de communistes individualistes ?

Intéressant. En effet, une partie des anarchistes font partie d’un courant libertarien et prônent une forme d’individualisme un peu surprenante (ils ont été contaminés par la logique individualiste de nos sociétés modernes). Mais pour une grande partie, l’anarchie se rapproche fortement du communisme, bien qu’on associe l’anarchie à la lutte contre l’Etat, et le communisme à l’Etat fort. En effet, quand Marx a écrit le premier tome du Capital, il a bien précisé qu’à la suite de la Révolution, la mise en place d’un Etat « prolétarien » ne serait qu’une étape devant conduire à une société sans Etat central.
C’est pour cela qu’on peut considérer les systèmes qui ont été mis en place en URSS ou en Chine et qu’on a qualifiés de « communistes », comme étant plutôt des sortes de capitalisme d’Etat : eh oui, le communisme, c’est la mise en commun des moyens de production, c’est la fin du vol de la plus-value par les propriétaires, c’est l’égalité réelle des situations de chacun, c’est donc la fin des hiérarchies, comme dans l’anarchie.
En URSS ou en Chine, on n’a jamais mis fin au capitalisme : on a simplement exproprié les propriétaires, et c’est l’Etat qui a centralisé les richesses produites, dans une course industrielle visant à faire mieux que le capitalisme lui-même, avec les mêmes règles du jeu : c’était donc EXACTEMENT un capitalisme d’Etat. Donc si tu pouvais faire tourner cette idée pour que les gens arrêtent de salir le communisme.
Et dans cette acceptation-là, oui, communisme et anarchisme se ressemblent fortement. Sauf que l’anarchie considère que le pouvoir corrompt, et qu’on ne doit même pas passer par une phase étatique transitoire, tandis que le communisme considère que c’est une étape obligatoire.



9. Et si demain tu étais un Président anarchiste, ce serait quoi ta première mesure ?

Ça c’est la question typique qui ne sert à rien. On essaie de placer le débat sur un terrain qui n’a rien d’anarchiste. Ainsi, vu le décalage existant entre le monde réel et le monde souhaité de l’anarchiste, toute réponse aurait l’air ridicule, impossible.
C’est ainsi que fonctionne la méthode de décrédibilisation des médias : dès qu’un individu qui a des idées un peu révolutionnaires est invité sur un plateau, on lui demande de modifier totalement son discours pour le faire entrer dans les canons des attendus télévisuels. Ce qui occasionne de vrais dérapages, dont la télé se délecte, et dont elle profite pour enterrer la pensée qui n’entre pas dans les codes.
Aucune réponse ici n’est satisfaisante, car la question elle-même est illogique.

10. Soyons honnêtes : l’anarchisme, c’est une utopie ?

Sois honnête, l’utopie, c’est une réalité qui n’est pas encore réalisée, voilà tout !
L’anarchie […] est l’idéal qui pourrait même ne jamais se réaliser, de même qu’on n’atteint jamais la ligne de l’horizon qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on avance vers elle, l’anarchisme est une méthode de vie et de lutte et doit être pratiqué aujourd’hui et toujours, par les anarchistes, dans la limite des possibilités qui varient selon les temps et les circonstances.
Il ne s’agit pas de faire l’anarchie aujourd’hui, demain, ou dans dix siècles, mais d’avancer vers l’anarchie aujourd’hui, demain, toujours.
Si pour vaincre il faut pendre sur les places publiques, je préfère être vaincu.
Errico Malatesta
La démocratie était une utopie à l’époque féodale. L’abolition de la peine de mort était une utopie jusqu’à ce qu’elle ait lieu. Même la fin de l’esclavage ou la fin du travail des enfants ont été, un jour, des utopies. L’égalité homme-femme ou l’égalité entre dominants et dominés est encore une utopie, certes : mais il ne tient qu’à nous, à toi, pour que ça change.


Sourcehttp://www.indigne-du-canape.com/10-tentatives-de-reponse-a-10-cliches-sur-lanarchie/

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