Un article de F. Dupuis-Déri publié dans Les ateliers de l’éthique, La revue du CREUM,
vol. 2 no 1, printemps 2007, pp. 6-17.
vol. 2 no 1, printemps 2007, pp. 6-17.
- Table des matières
- Résumé / Abstract
- Introduction
- 1. La typologie des régimes politiques: perspective quantitative
- 2. La typologie des systèmes politiques: la perspective qualitative
- 3. Démocratie et anarchie: une confusion mathématique
- 4. L’anarchie en tant que régime politique: considérations politiques
-
- 5. Anarchie: entre le macropolitique et le micropolitique
- Tableau 1. Division traditionnelle des régimes politiques selon un calcul mathématique et selon l’esprit de justice des gouvernants
- Tableau 2. Nouvelle typologie où l’anarchie est un modèle type
- Résumé
- Selon
la tradition, seulement trois régimes purs — monarchie, aristocratie et
démocratie — sont identifiés comme étant capables, sous certaines
conditions, de permettre l’atteinte du « bien commun ». Ce texte suggère
qu’une typologie complète des régimes politiques doit inclure
l’anarchie non pas en tant que forme dévoyée de la démocratie, mais bien
comme un idéal type de régime pur. La nouvelle typologie devrait
inclure la monarchie (le règne d’un seul), l’aristocratie (le règne
d’une minorité), la démocratie (le règne de la majorité) et l’anarchie
(l’auto-gouvernement de tous, par consensus). Au final, il est
nécessaire de se rappeler que la vie politique ne se limite pas à
l’État, et que l’anarchie peut s’incarner — ici et maintenant — dans des
communautés et des groupes politiques locaux et de petite dimension. Le
rejet radical de l’anarchie par les philosophes qui prétendent que sa
réalisation est impossible dans notre monde moderne est donc trompeuse
et appauvrit nécessairement notre pensée politique.
- ABSTRACT
- According to the tradition, only three pure regimes — monarchy, aristocracy and democracy — are said to be capable under certain conditions of ensuring the “common good”. This article argues that a complete typology of political regimes must include ‘anarchy’ not as deviant form of democracy, but rather as an ideal type of pure regime. The new typology shall include monarchy (the rule of one), aristocracy (the rule of a minority), democracy (the rule of the majority) and anarchy (the self-governement of all, through consensus). Finally, it is necessary to remind that political life is not limited to the State, and that anarchy can incarnate itself — here and now — within local and small communities and political groups. Therefore, the blanket rejection of anarchy by philosophers arguing that its political realisation is impossible in our modern world is misleading and necessarily impoverishes our political thinking.
Introduction
« Quel est le meilleur régime politique ? » Voilà la question fondamentale à laquelle la philosophie politique occidentale s’est traditionnellement attribué le devoir de répondre, dénombrant généralement trois types purs de régimes (la monarchie, l’aristocratie et la démocratie) et un régime mixte (la république), constitué d’éléments des trois régimes purs [2]. Sous certaines conditions, ceux qui exercent le pouvoir dans ces trois régimes purs peuvent chercher, défendre et promouvoir la réalisation du « bien commun » pour l’ensemble de la communauté politique, ainsi que la « vie bonne » pour chacun de ses membres. À l’inverse, ceux qui exercent le pouvoir dans les régimes dégénérés (la tyrannie, l’oligarchie, etc.) cherchent uniquement à jouir égoïstement d’une bonne vie (d’un point de vue matériel plutôt que moral) au détriment du bien commun et de la réalisation de la vie bonne pour leurs sujets. Quant à l’« anarchie », les philosophes les plus influents de la tradition occidentale l’ont identifiée comme la forme dégénérée et pathologique de la démocratie, entendue ici sous sa forme directe où tous les citoyens peuvent participer à l’assemblée où se prennent les décisions politiques collectivement et à la majorité.
Assimiler ainsi l’anarchie à une forme dévoyée de la démocratie directe constitue une erreur grave qui appauvrit la philosophie politique. Je prétends au contraire qu’une typologie des régimes politiques doit inclure l’anarchie non pas comme une forme dévoyée de la démocratie, mais plutôt comme l’un des idéal-types des régimes politiques légitimes. Je vais identifier l’anarchie comme un quatrième type de régime politique pur dans lequel tous les citoyens se gouvernent ensemble directement grâce à des délibérations consensuelles, sans avoir recours à une autorité dotée d’appareils coercitifs. Il s’agit donc d’offrir un tableau plus complet et cohérent des régimes politiques que ne le propose la tradition de la philosophie politique occidentale, et de démontrer que l’anarchie ne doit pas être conçue comme une forme dérivée d’aucun des autres régimes. Pour mener cette démonstration, il convient dans un premier temps de synthétiser le discours quantitatif des philosophes politiques au sujet des types purs de régimes politiques, d’analyser ensuite l’approche qualitative utilisée par les philosophes pour distinguer entre les « bons » et les « mauvais » régimes politiques, puis finalement de discuter de la nature de l’anarchie. Cette démarche se heurte toutefois à un défi important lorsqu’il convient de distinguer l’anarchie de la démocratie, les deux régimes ayant plusieurs caractéristiques en partage. Une attention particulière sera donc portée à la relation ambiguë qu’entretiennent ces deux régimes dans la tradition occidentale.
La typologie des régimes politiques :
perspective quantitative
Pendant plus de deux mille ans, la majorité des philosophes occidentaux influents se bornèrent à identifier trois idéal-types de régimes politiques purs : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie [3]. Ces régimes recevront parfois des noms différents selon le philosophe (on troquera, par exemple, aristocratie pour oligarchie) et certains philosophes ne seront pas toujours constants et cohérents dans leur manière d’utiliser cette typologie [4]. Néanmoins, il reste toujours trois régimes fondamentaux, principalement parce que cette typologie repose sur un calcul mathématique puisque l’autorité politique officielle peut être entre les mains d’un seul (monarchie), de quelques-uns (aristocratie) ou de tous (démocratie).
Ce calcul est souvent présenté comme relevant de l’évidence, comme chez Aristote pour qui « il est nécessaire que soit souverain soit un seul individu, soit un petit nombre, soit un grand nombre [5]. » L’étymologie grecque de ces noms de régimes souligne par ailleurs le fondement mathématique de cette typologie. « Monarchie » vient du grec et signifie gouvernement (kratia) d’un seul (mona). « Aristocratie » vient aussi du grec, où aristos signifie « meilleur ». L’aristocratie est donc le régime où les meilleurs gouvernent. Or qui dit « meilleurs » laisse entendre qu’il existe une division entre ceux-ci et les autres et que les aristocrates constituent une minorité d’individus qui sont supérieurs à la personne moyenne. Une aristocratie désigne donc un régime dans lequel une minorité d’individus dans la communauté exerce le pouvoir. Finalement, le mot « démocratie » évoque le gouvernement du « peuple », du grec demos. Par démocratie, la philosophie politique traditionnelle entend une démocratie calquée sur le modèle athénien où tous ceux qui peuvent se prévaloir du titre de citoyens — le peuple — ont la possibilité de se présenter à l’agora pour participer à l’Assemblée et prendre part directement au processus de prise de décision politique.
Si cette typologie est avant tout associée à la philosophie classique, elle sera reprise par les historiens de l’Antiquité et par les philosophes et les acteurs politiques au début de la modernité [6]. Lors des débats entourant la guerre d’indépendance américaine, par exemple, de nombreux textes — discours, pamphlets, etc. — font explicitement référence à cette typologie. Zabdiel Adams, cousin du second président des États-Unis John Adams, déclarait ainsi dans un discours en 1782 que « trois modes différents de gouvernement civil ont été prédominants au sein des nations de la Terre, la monarchie, l’aristocratie et la démocratie [7] ». Conscients que cette première typologie ne permet pas d’embrasser toute la complexité de la réalité politique, certains philosophes vont croire important de doubler cette typologie en identifiant pour chaque régime pur une forme éventuellement dégénérée ou pathologique.
2. La typologie des systèmes politiques :
la perspective qualitative
Aristote est le premier qui souligne l’importance d’enrichir la classification mathématique des régimes d’une distinction liée à la moralité du régime. Un régime est juste lorsque son objet est le bien commun, alors qu’un régime injuste a pour objet uniquement le bien de celui ou de ceux qui gouvernent [8]. Plusieurs philosophes proposeront à la suite d’Aristote une typologie des régimes qui tient compte de l’aspect moral de l’exercice de l’autorité politique. Le risque de corruption est d’autant plus élevé dans les régimes purs que rien dans leur structure institutionnelle — la Constitution — empêche les gouvernants de se détourner de la recherche, de la défense et de la promotion du bien commun, pour jouir indûment du pouvoir dont ils disposent. Le gouvernement d’un seul devient alors une tyrannie ; le gouvernement de quelques-uns, une oligarchie ; et le gouvernement de tous, l’anarchie.
Tableau 1 :
Division traditionnelle des régimes politiques selon un calcul
mathématique et selon l’esprit de justice des gouvernants
Division traditionnelle des régimes politiques selon un calcul
mathématique et selon l’esprit de justice des gouvernants
Dans quel but ?
Qui gouverne ? |
Un seul
|
Une minorité
|
La majorité
|
Pour le bien commun (juste) |
Monarchie
|
Aristocratie
|
Démocratie
|
Pour ses intérêts (injuste) |
despotisme
|
Oligarchie
|
Anarchie
|
C’est ici qu’intervient un nouveau nom de régime, la « république ». Cette notion vient quelque peu brouiller les cartes. Le nom « république », du latin res publica ou « chose publique », peut être attribué à n’importe quel régime juste [9], tout comme il peut désigner une constitution mixte composée des trois éléments qu’incarnent les régimes purs. Une république propose alors un équilibre des divers ordres sociaux, incarnés par un monarque (ou un président), une aristocratie qui siège au Sénat ou à la Chambre des Lords et le « peuple » qui est représentée par ses délégués à l’Assemblée nationale ou à la Chambre des communes, considérées comme la branche démocratique de la République. Selon la plupart des philosophes politiques, dont en premier lieu Aristote et Cicéron, cette constitution mixte est nécessairement un système juste car aucune des trois forces ne peut imposer sa volonté aux deux autres. Ces trois forces se neutralisant et ne pouvant imposer leur volonté, le bien commun en sortirait gagnant. On peut distinguer le républicanisme classique du républicanisme moderne. Le premier repose sur une vision organique de la république au sein de laquelle les trois éléments de la société se rassemblent dans la sphère publique afin de poursuivre ensemble le bien commun. Le républicanisme moderne repose plutôt sur une vision mécanique où les divers éléments d’une société poursuivent des intérêts divergents (c’est l’idée moderne d’une société pluraliste) mais qui, dans le but de protéger leur vie privée d’un despotisme public, s’entendent pour constituer un régime complexe où les divers pouvoirs sont séparés et s’équilibrent les uns les autres. Dans sa version classique tout comme dans la version moderne, la république est incompatible avec une autorité pure, absolue [10].
Depuis le XIXe siècle, les politiciens tout comme les philosophes ont pris l’habitude d’utiliser le terme de « démocratie » (qualifiée de moderne, libérale ou représentative) pour désigner la république, si bien que les deux noms de régimes sont aujourd’hui plus ou moins synonymes [11]. Cette « démocratie » moderne n’est toutefois qu’une cousine bien éloignée de la démocratie de l’Antiquité. En effet, seuls ceux qui à cette époque jouissaient du titre de citoyens pouvaient s’assembler à l’agora et participer directement au processus délibératif de prise de décision. C’était alors la majorité qui l’emportait (la démocratie comme règne de la majorité). En ce qui concerne la « démocratie » moderne, plusieurs formes de pouvoir coexistent et sont en compétition à l’intérieur même du système politique officiel. La majorité du peuple n’exprime pas sa voix, même dans la prétendue chambre démocratique, puisque c’est seulement une minorité extrêmement réduite de « représentants » qui délibère au nom de la majorité ou de l’ensemble de la nation [12]. Comme le souligne Jean-Jacques Rousseau, la majorité n’a que le pouvoir de choisir la petite clique qui gouvernera l’ensemble de la communauté. À titre de comparaison, serait-il correct d’affubler du terme de « monarchie » un régime où un individu — appelé roi ou reine — aurait comme unique pouvoir de confirmer tous les quatre ou cinq ans un ou des individus à titre de représentants détenant les vrais pouvoirs et gouvernant en son nom ? Un tel régime serait probablement reconnu comme étant une fausse monarchie ou une aristocratie. Il pourrait très bien être appelé « monarchie » par habitude ou pour des raisons idéologiques, en dépit de son caractère plutôt aristocratique. De même, un régime dans lequel le seul pouvoir des aristocrates serait d’élire un représentant unique tous les quatre ou cinq ans qui gouvernerait en leur nom serait probablement identifié dans les faits comme une monarchie. La « démocratie » moderne, dans laquelle gouverne une clique de représentants élus par le peuple, correspond donc bien plus à une aristocratie (le règne d’une minorité) qu’à une démocratie (le règne de la majorité). La tradition philosophique a d’ailleurs reconnu ce fait. Aristote, Spinoza, Montesquieu et bien d’autres, ainsi que plusieurs fondateurs des républiques modernes (Thomas Jefferson et Maximilien Robespierre, entre autres), ont clairement indiqué que l’élection — c’est-à-dire la sélection d’une élite dirigeante — est de par sa nature aristocratique et contraire à la démocratie. La « démocratie » moderne est donc une aristocratie « représentative », « populaire », « élective » ou « libérale » qui se cache sous le nom trompeur de « démocratie » suite à des jeux rhétoriques motivés par des luttes politiques [13]. Pour la suite de cette discussion, le mot « démocratie » désignera un régime dans lequel le peuple se gouverne lui-même directement, un usage qui respecte le sens que ce mot a eu pendant près de deux milles ans dans la tradition philosophique.
3. Démocratie et anarchie: une confusion mathématique
La relation mathématique établit par la tradition philosophique entre la démocratie (réelle et directe) et l’anarchie se fonde sur une erreur conceptuelle en philosophie politique en ce qui concerne les tentatives de comprendre ce qu’est l’anarchie. Si le despotisme (le règne d’un seul individu — le despote) ne peut être distingué d’un point de vue mathématique de la monarchie (également le règne d’un seul individu — le roi), pas plus que l’oligarchie (le règne d’une minorité corrompue) de l’aristocratie (le règne des meilleurs), il existe toutefois une différence mathématique claire entre la démocratie et l’anarchie. D’un point de vue étymologique, « anarchie » vient du mot grec anarkhia, la racine an signifiant « sans » et arkhia signifiant « chef militaire », qui désignera par la suite simplement un chef ou un dirigeant. D’un point de vue étymologique, « anarchie » veut donc dire absence de chef. D’un point de vue mathématique, cela signifie zéro (aucun) chef. Si l’on se réfère à des exemples historiques d’anarchies (des communes libres, des squats, des groupes militants, etc.), on constatera qu’il n’y a pas d’autorité formelle et officielle, pas de chef(s). Et pourtant, l’anarchie est une forme d’organisation politique dans laquelle (1) tous les membres peuvent participer directement au processus de prise de décision qui est délibératif et collectif, et lors duquel (2) sera recherché l’atteinte de consensus. Conséquemment, l’absence de chef ou de despote ne signifie pas l’absence de politique et de procédures collectives de prise de décision. En anarchie, il n’y a pas de chef(s) ou d’autorité exerçant un pouvoir coercitif sur des personnes, car toutes (se) gouvernent ensemble de façon consensuelle, c’est-à-dire qu’elles sont toutes d’accord avec la décision collective.
Introduire l’anarchie en tant que régime politique légitime implique donc de contester l’autorité d’une certaine tradition en philosophie politique, tout particulièrement en ce qui concerne la définition de la démocratie inspirée de considérations mathématiques. En effet, quelques philosophes politiques définissent la démocratie comme le règne de la majorité, mais plusieurs comme le gouvernement par tous [14]. La confusion mathématique est le résultat d’un manque de distinction entre le processus délibératif collectif et la prise de décision elle-même. En termes conceptuels et organisationnels, il peut sembler à première vue difficile de distinguer la démocratie et l’anarchie : les deux régimes fonctionnent grâce à une assemblée générale à laquelle tous les citoyens peuvent participer et les deux régimes n’ont pas de chef(s). Mais qui dit démocratie (directe) ne dit pas absence d’autorité politique et de coercition. En démocratie, l’assemblée détient et exerce l’autorité qui lui permet — au nom de la volonté générale — d’obliger quiconque à lui obéir. Conséquemment, il peut paraître exact d’affirmer que tous les membres gouvernent en démocratie si l’on se réfère au droit pour toutes personnes jouissant du titre de citoyen de participer au processus délibératif de prise de décision, soit d’entrer à l’agora pour participer à la délibération populaire. Et pourtant, une assemblée populaire démocratique ne cherche à pas à obtenir le consensus. Aux termes de la délibération, la majorité (c’est-à-dire plusieurs, mais non pas tous) imposera sa volonté à la minorité. La démocratie, c’est donc le règne de la majorité. En ce qui a trait à l’autorité et à la coercition, la démocratie est un régime où la majorité (plusieurs) règne sur la minorité, et non pas un régime où les décisions sont celles de tous les membres de la communauté (consensus).
Si l’on s’en tient à la logique mathématique de la tradition de la philosophie politique occidentale, l’anarchie (le gouvernement par tous) doit donc être distinguée de la démocratie (le règne de la majorité). Mathématiquement, « tous » et « majorité » ne sont pas synonymes et il n’y a pas de correspondance mathématique entre une démocratie (le règne de la majorité) et l’anarchie (le consensus unanime). Dès lors, affirmer — comme le font les philosophes — que l’anarchie est la forme pathologique de la démocratie équivaut à commettre une erreur mathématique. L’anarchie ne peut pas être la forme pathologique de la démocratie pour la simple raison que l’anarchie et la démocratie ne sont pas semblables d’un point de vue mathématique.
4. L’anarchie en tant que régime politique:
considérations politiques
En respectant la règle mathématique de la typologie traditionnelle, il est logique d’ajouter l’anarchie non pas comme une forme corrompue du régime démocratique, mais plutôt comme une forme particulière d’organisation politique où personne n’exerce son pouvoir sur d’autres. Trois questions surgissent alors. Premièrement, est-il légitime de dire qu’une communauté anarchiste où il n’y a plus de gouvernement constitue un « régime » politique ? Deuxièmement, s’il s’agit bien d’un régime, est-il viable et vaut-il la peine que l’on en discute sérieusement ? Une dernière question renvoie enfin à l’élément qualitatif des régimes : quelle est la forme pathologique de l’anarchie ? Ces interrogations méritent réponses.
L’anarchie est-elle un régime politique ?
Il faut ici distinguer les concepts « gouverner », « autorité », « coercition », « pouvoir » et « violence » pour mieux comprendre la spécificité de l’anarchie. Si l’on s’inspire librement de la distinction que propose la philosophe Hannah Arendt, une autorité politique (exercée par une personne, une minorité ou la majorité) dispose de moyens coercitifs, c’est-à-dire qu’elle peut forcer physiquement un individu sur lequel cette autorité s’exerce à agir ou à ne pas agir au gré de la volonté de l’autorité. L’autorité politique dispose de moyens physiques d’imposer sa volonté de manière coercitive à des individus qui perdent du coup leur autonomie et leur liberté. La coercition n’est pas synonyme de « pouvoir », selon Arendt, mais de « violence » ou de menace de violence. Toute autorité est potentiellement coercitive et donc violente. Toujours selon Arendt, le pouvoir se distingue de la violence en cela qu’il se constitue collectivement : il est le résultat d’une volonté collective constituée à travers une délibération entre individus libres et égaux qui cherchent à s’entendre et se donnent le pouvoir — précisément — de réaliser des choses ensemble, de créer un monde commun [15]. D’un point de vue théorique, l’anarchie ne signifie pas tant l’absence de gouvernement que l’absence de chef(s), c’est-à-dire d’instance(s) officielle(s) d’autorité. Si l’on entend par régime politique une façon de gouverner une communauté pour en organiser la vie commune, l’anarchie doit être entendue comme le régime propre à des individus qui veulent vivre en commun dans un contexte de liberté et d’égalité réelles, sans être soumis à une autorité politique exercée par certains privilégiés. Les citoyens se donnent le pouvoir d’agir collectivement par leur participation collective à l’assemblée, lors de laquelle le consensus est recherché (pour simplifier, je m’en tiens ici à la sphère « politique », bien que l’anarchisme soit également préoccupé par la liberté, l’égalité et l’autogestion dans d’autres sphères dont l’économie, l’amour et la sexualité, l’éducation, etc.).
Si l’on reprend le mythe du contrat social, l’anarchie serait le résultat d’un contrat par lequel les contractants décident de vivre en commun pacifiquement mais sans déléguer leur souveraineté et leur pouvoir de légiférer à une autorité politique distincte de l’ensemble des citoyens. Il y aurait donc une assemblée populaire où seraient discutées les orientations communes, mais cette assemblée chercherait à atteindre le consensus plutôt qu’à dégager une simple majorité et cette assemblée ne disposerait pas d’un appareil coercitif lui permettant d’imposer son autorité (la coercition étant inutile lorsque tout le monde sont d’accord).
L’anarchie est-elle viable ?
Les remarques qui précèdent démontrent qu’il est possible de penser l’anarchie comme un régime politique par lequel une communauté accepte de se gouverner sans autorité, c’est-à-dire sans coercition ni violence. Cette définition conceptuelle de l’anarchie doit être comprise dans le cadre de la théorie politique. La pratique politique répond bien évidemment à d’autres impératifs quand elle s’incarne dans un monde qui n’est pas, bien sûr, aussi clair et ordonné que les typologies philosophiques. Savoir si un tel régime anarchiste est possible d’un point de vue militaire, économique ou culturel, par exemple, est sujet à débat. Ce débat mérite d’être mené, mais trop souvent les philosophes ont tout simplement évité de réfléchir et de discuter de l’anarchie en affirmant qu’il s’agissait d’un régime non-viable.
Dans le monde politique réel, l’anarchie, tout comme les autres régimes, fait face à divers défis qui menacent sa stabilité et sa cohérence. Et pourtant, de très nombreuses sociétés dites traditionnelles ont fonctionné parfois pendant des millénaires sans autorité politique (ni État, ni police) : les Inuits, les Pygmées, les Santals en Inde et les Tivs au Nigéria. Plus récemment, des expériences d’organisations anarchistes ont eu lieu à grande échelle (lors de l’Espagne révolutionnaire de 1936-39, par exemple) et à petite échelle (dans des communes ou des groupes politiques libertaires) [16].
Des philosophes tels que Marx, Nietzsche et Foucault, ainsi que des sociologues et des anthropologues, ont signalé avec force que la question du pouvoir, de sa conservation et de ses effets de domination et des réactions de résistance, ne peut être limitée à la seule structure officielle du régime politique. Qui évoque ces sociétés traditionnelles sans État ni police n’affirme donc pas nécessairement qu’il n’y a là aucun rapport de force ni de situations de domination. Dans le même esprit, on ne doit pas présumer qu’un processus de prise de décision anarchiste est exempt de tensions et de paradoxes sociaux et psychologiques. La recherche du consensus est un processus complexe lors duquel peuvent surgir des dynamiques sociales et psychologiques de normalisation, d’autocensure, d’exclusion, etc. [17]. Des rapports d’influence s’articulent inévitablement autour d’enjeux symboliques dans une société anarchiste. L’anarchiste réaliste ne rêve donc pas d’un monde sans conflit ou sans domination. Mais ce qui est vrai pour l’anarchie est également vrai pour les autres types de régimes politiques : il existe une multiplicité de formes, de réseaux d’autorité et de domination informelles dans une monarchie, une aristocratie, une démocratie et une république. Ceci demeure vrai même si ces régimes prétendent être institués pour le bien commun. Un anarchiste réaliste ne rêve pas d’un monde sans conflit ni domination. Les anarchistes, souvent inspirés en cela par les féministes radicales, ont imaginé et expérimenté plusieurs méthodes pour répondre aux problèmes des inégalités et des dominations informelles dans leurs communautés et leurs groupes politiques. Parmi ces méthodes, on peut mentionner la distribution de la parole en assemblée par alternance entre les hommes et les femmes (parce que les hommes en Occident sont généralement plus enclins que les femmes à parler en public, ce qui leur donne plus d’influence dans les délibérations [18] ) et l’attribution en priorité de la parole à une personne qui ne s’est pas encore exprimée en assemblée, alors que d’autres demandent la parole pour une seconde fois, ou plus. Il est aussi possible de pratiquer des jeux de rôle qui aident à identifier les inégalités quant à la capacité d’influence, ou encore de permettre la formation temporaire ou permanente de groupes non mixtes constitués de membres de sous-communautés moins influentes (les femmes, par exemple) pour les aider à développer leur estime de soi et des stratégies face aux sous-communautés plus influentes (les mâles, par exemple). En d’autres mots, et tout comme dans les autres types de régimes politiques, les communautés anarchistes ne proposent pas toutes exactement les mêmes procédures quand au processus de prise de décision. Ces communautés peuvent adopter et adapter des procédures et des pratiques particulières pour faire face à diverses mises à l’épreuve de leurs principales valeurs (liberté, égalité, solidarité, consensus, bien commun) et elles peuvent les modifier au fil du temps et des expériences.
Quelle est la forme dégénérée de l’anarchie ?
Si la tyrannie de la majorité [19] est la forme dégénérée de la démocratie, quelle est la forme dégénérée de l’anarchie ? C’est le chaos, c’est-à-dire l’absence d’organisation collective politique de la vie commune. Ici, l’introduction de l’anarchie dans la typologie des régimes politiques révèle, tout en le remettant en cause, le simplisme du schéma mathématique tel que proposé traditionnellement. En effet, un individu, une minorité ou une majorité qui détient l’autorité peut gouverner pour ses seuls intérêts qui sont incompatibles avec le bien commun. Mais si tous gouvernent par consensus, ils ne peuvent privilégier leurs intérêts au détriment du bien commun. Cela ne signifie pas qu’une assemblée anarchiste prend toujours des décisions sages et les exécute de manière cohérente. Les anarchistes peuvent commettre des erreurs et exécuter une décision prise par consensus d’une manière telle qu’elle provoquera des problèmes inattendus pour la communauté, ce qui nuira au bien commun. Un consensus implique toutefois en principe que la décision est prise par tous pour le bien de tous, et non pour le bien de quelques-uns. Même si une décision consensuelle concerne spécifiquement une partie seulement de la communauté (les femmes ou les jeunes, par exemple), elle est pensée en référence au bien commun — à tout le moins en référence aux principes communs (liberté, égalité, solidarité). Le consensus est donc par définition associé au bien commun. Mais atteindre le consensus n’est pas toujours chose aisée. De plus, dans le cadre conceptuel de l’anarchie, un seul individu a la capacité de bloquer le processus en s’opposant à la majorité dans la mesure où il peut bloquer l’atteinte du consensus en exprimant son dissensus. Si la pression du groupe est trop forte, l’individu qui est en désaccord avec les autres peut décider de se retirer de la communauté et ne sera plus lié à la décision consensuelle, ni à son exécution. Il faut noter d’ailleurs que les groupes militants anarchistes accordent souvent le droit à un individu qui est en désaccord avec la majorité, de s’abstenir ou de se dire « en retrait » lors d’un processus de prise de décision si son malaise face à la décision ne résulte pas d’un désaccord fondamental, ou encore le droit de « bloquer » (veto) la décision lorsqu’il a une raison fondamentale de s’opposer à la majorité. Ces membres qui s’abstiennent et qui bloquent peuvent agir par respect pour le bien commun s’ils pensent que la majorité se trompe. De telles méthodes peuvent relancer la délibération et conduire la majorité à reconsidérer sa position et changer d’opinion, si la position du ou des dissidents apparaît au fil des débats comme la meilleure pour la défense et la promotion du bien commun. Dans la pratique, le consensus n’est donc pas synonyme d’unanimité et les communautés anarchistes peuvent fonctionner même si des membres s’abstiennent ou bloquent une décision de temps en temps.
Cela dit, l’anarchie est menacée de dégénérer si de telles attitudes — le retrait ou le blocage — sont inspirées par des intérêts égoïstes, plutôt que par des considérations pour le bien commun, ou si la majorité décide qu’il est dans son intérêt de passer outre la voix des dissidents. Dans une telle situation, un individu, une minorité ou une majorité, insatisfait quant au processus de prise de décision ou quant à la décision elle-même, peut déclarer que le processus consensuel devrait être remplacé par une autre forme de processus décisionnel (par un individu, une minorité ou une majorité [20]. Une telle crise peut mener à un renversement de l’anarchie et à l’instauration d’une monarchie, d’une aristocratie ou d’une démocratie. Ces régimes politiques peuvent en effet être perçus par certains comme des solutions aux problèmes rencontrés en anarchie, ou être privilégiés parce qu’ils serviraient mieux leurs intérêts personnels. Il y a donc une tension — une rivalité mutuelle — entre les régimes.
Cela dit, si la crise reste circonscrite dans le cadre conceptuel et politique de l’anarchie, le régime passe de sa forme pure à sa forme dégénérée, soit le chaos, c’est-à-dire la dissolution de la communauté et du processus de prise de décision collectif. Il n’y a dès lors plus de communauté ni de politique, puisque plus personne ne gouverne la communauté. Selon la perspective mathématique, on passe du tout (anarchie) au zéro (personne ne gouverne, c’est donc le chaos). Il n’y a donc pas de correspondance mathématique entre l’anarchie et sa forme dégénérée. L’anarchie est l’autogestion par tous, sa forme dégénérée est la dissolution du politique, soit une situation où plus personne ne gouverne, où chacun ne poursuit que ses intérêts personnels au détriment de ceux des autres [21]. Il découle de cette discussion une nouvelle typologie schématisée dans le tableau ci dessous.
Tableau 2 :
Nouvelle typologie où l’anarchie est un modèle type
Nouvelle typologie où l’anarchie est un modèle type
Qui gouverne ?
Dans quel but ? |
Personne
|
un seul
|
Une
minorité |
La
majorité |
tous
|
Pour le bien commun (juste) |
Monarchie
|
aristocratie
|
démocratie
|
anarchie
|
|
Pour ses intérêts (injuste) |
Chaos
|
Despotisme
|
oligarchie
|
tyrannie (de la majorité)
|
5. Anarchie : entre le macropolitique
et le micropolitique
Si l’on accepte de penser l’anarchie dans sa forme non dégénérée, on peut adopter une vision soit pessimiste, soit optimiste. Pour l’anarchiste optimiste, c’est uniquement dans un régime sans autorité(s) formelle( s) qu’il est possible d’atteindre le bien commun. Selon l’anarchisme en tant que philosophie politique, en effet, les individus en poste d’autorité n’aident en rien la paix sociale ni l’atteinte du bien commun. L’exercice même d’une autorité formelle change la psychologie et l’attitude sociopolitique de celui ou de ceux qui l’exercent de façon telle qu’ils en viennent à défendre et à promouvoir en priorité leur propre autorité plutôt que le bien commun. En bref, comme l’exercice de l’autorité corrompt inévitablement celui qui l’exerce, tout régime acceptant l’autorité formelle est corrompu et incapable de défendre et de promouvoir le bien commun. Conséquemment, l’anarchie offre la seule solution conceptuelle et pratique pour l’atteinte du bien commun entendu comme le bien de tous les membres d’une communauté.
Considérant avec une telle méfiance l’autorité politique, l’anarchiste serait tenté de pratiquer un simplification arithmétique où l’on se retrouverait avec une combinaison binaire : d’un côté l’anarchie, de l’autre la tyrannie qui désigne toutes les autres formes de régimes politiques. Mais les tenants des républiques ou régimes mixtes (Aristote, Montesquieu, Madison) imposent à l’anarchiste plus de retenue. Quoique imparfaites, l’équilibre relatif des forces politiques officielles (entre le présidence, la chambre haute et la chambre basse) et leur séparation (entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire), ainsi que les Chartes des droits adoptées par de nombreuses républiques libérales, permettent d’éviter — en principe — que l’autorité politique ne soit que pure violence. Pourtant, la « démocratie » moderne manque, en dépit de son mode d’organisation institutionnel d’inspiration républicaine, d’un véritable élément démocratique : il n’y a pas d’assemblée populaire où le peuple peut exprimer directement sa volonté. Un tel manque encourage les tendances autoritaires au sein des républiques modernes. De plus, même si un tel élément démocratique était intégré par les républiques modernes, cela ne ferait qu’y ajouter une forme supplémentaire d’autorité, soit celle de la majorité. Un anarchiste pessimiste dira que l’idée même de « bien commun » est une invention des gouvernants pour berner les gouvernés. Aussi bien des monarques que des aristocrates et des représentants ont prétendu gouverner pour le bien commun. Selon les anarchistes pessimistes, chaque société est constituée d’intérêts divergents, voire opposés, et il y aura toujours un ou quelques individus qui n’accepteront pas la manière d’être anarchiste et contre qui le régime anarchiste devra exercer une certaine forme de coercition (en les excluant ou en les éliminant). Plus problématique encore, il y aurait une pluralité de manières d’être anarchiste et des individus s’autoproclamant « anarchistes » seraient sans doute incapables de s’entendre au cours d’un processus délibératif consensuel sur une définition du bien commun et encore moins sur la manière de le défendre et de le promouvoir. En ce sens, un régime anarchiste n’est qu’un idéal-type à jamais inachevé.
Une telle tension entre l’anarchisme optimiste et pessimiste n’empêche pas l’anarchie de trouver sa place dans la philosophie politique en tant que type de régime qui peut inspirer la pensée plutôt que provoquer les moqueries et la haine. Le silence dont fait preuve la philosophie politique à l’égard de l’anarchie comme type de régime éventuellement légitime prive l’imaginaire politique d’un sujet stimulant de réflexion. L’anarchisme invite également à ne pas penser le politique exclusivement en termes globaux et stratégiques. La tradition philosophique qui s’articule autour de la typologie des régimes tend à concevoir les communautés politiques comme des ensembles définis dans leur globalité par la nature de l’autorité politique qui les chapeaute. Des penseurs classiques de l’anarchisme, comme Proudhon et Kropotkine, des anarchistes contemporains comme John Clark et Todd May, ainsi que des philosophes politiques comme Michel Foucault et les « postmodernistes », indiquent de diverses façons d’autres pistes de réflexion et la pensée peut découvrir à les suivre un monde politique composé de marges, d’interstices, d’entrelacs et de rapports de forces tactiques [22].
L’Occident est aujourd’hui dominé par des régimes impurs, incarnant les principes traditionnels du républicanisme : équilibre et séparation des diverses autorités. Sur les territoires qu’ils occupent peuvent toutefois apparaître des lieux où la politique se vit selon d’autres principes. L’anarchisme est une philosophie politique qui anime tout mode non autoritaire d’organisation politique, en partant d’un niveau local et dissimulé dans l’ombre de la vie quotidienne. Conséquemment, elle peut s’incarner aussi bien au sein de groupes politiques que dans des squats, des journaux et des maisons d’éditions, des entreprises autogérées, etc. L’anarchisme peut être vécu ici et maintenant, et différentes conceptions de l’anarchisme inspirées par des sensibilités et des expériences particulières peuvent mener à des organisations distinctes les unes des autres [23]. Le rejet radical de l’anarchisme par les philosophes politiques qui affirment que sa réalisation est impossible n’est donc pas raisonnable et appauvrit notre réflexion philosophique et notre compréhension de la complexité de la réalité politique.
[1] Ce texte est la version française légèrement modifiée de l’article « Anarchy in political philosophy », paru dans Anarchist Studies (vol.
13, no. 1, 2005). La version originale a été rédigée alors que l’auteur
était chercheur postdoctoral en science politique au Massachusetts
Institute of Technology et boursier du Conseil de Recherches en Sciences
Humaines du Canada. L’auteur remercie Sarita Ahooja, Marcos Ancelovici,
Susan Brown, Jean-François Filion, Mark Fortier, David Leahy, Philip
Resnick, Élisabeth Williams et deux évaluateurs anonymes d’Anarchist Studies pour leurs commentaires sur des versions préliminaires de ce texte, ainsi que les évaluateurs de la revue Les ateliers de l’éthique.
[2]
La tradition occidentale est profondément influencée par les
philosophes et les historiens de la Grèce et de Rome de l’Antiquité.
L’anthropologie offre une perspective plus large (voir, par exemple,
David Graeber, « La démocratie des interstices : que reste-t-il de
l’idéal démocratique ? », Revue du MAUSS, no. 26 [dossier : « Alter-démocratie, alter-économie : chantiers de l’espérance], 2005, p. 41-89).
[3] Voir, entre autres, Socrates (cité par Platon, dans : Le Politique, 291d-292a), Aristote (Le Politique, 291d-292a), Machiavel (Les Discours, livre I, ch. 2), Calvin (Institution Chrestienne, 1560, IV, xx), James Harrington (The Commonwealth of Oceana and a System of Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 10), Jean Bodin (La république, II, 1), Samuel Pufendorf (On the Duty of Man and Citizen, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 142), Thomas Hobbes (Léviathan, ch. XIX), Baruch de Spinoza (Traité de l’autorité politique), John Locke (Second traité du gouvernement civil, ch. 10, § 132), Jean-Jacques Rousseau (Du Contrat Social, livre III, ch. 3), Friedrich Hegel (Principes de la philosophie du droit, § 273.).
[4] Voir Socrate (cité par Platon, La République, livre VIII, 557 A), Aristote (Les Politiques, livre III, chap. 7, 1279-2 [3]) ou Montesquieu (L’Esprit des Lois, livre II, ch. I).
[5] Les politiques, livre III, ch. 7, 1279-a [2], Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 229. Voir aussi Hobbes, Léviathan, ch. XIX.
[6] Voir J. de Romilly, « Le classement des Constitutions jusqu’à Aristote », Revue des études grècques, LXXII, 1959, p. 81-99. Le philosophe républicain James Harrington affirme que « [g]overnment, according to the ancients and
their learned disciple Machiavelli, the only politician of the later
ages, is of three kinds : the government of one man, or of the better
sort, or of the whole people ; which by their more learned names are
called monarchy, aristocracy, and democracy » (The Commonwealth of Oceana and a System of Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 10 [je souligne]).
[7] Dans Charles S. Hyneman & Donald S. Lutz (dirs.), American Political Writing During the Founding Era 1760-1805,
vol. I, Indianapolis, Liberty Press, 1983, p. 541. Cette typologie est
reprise à d’autres occasions par d’autres auteurs (voir p. 330, p. 420,
p. 614-616 ou encore James Otis, The Rights of the British Colonies Asserted and Proved, Boston 1764, Bernard Bailyn [dir.], Pamphlets of the American Revolution 1750-1776, vol. I, Cambridge [MA] Harvard University Press, 1965, p. 427).
[8]
Aristote affirmera ainsi : « il est nécessaire que soit souverain
soit un seul individu, soit un petit nombre, soit un grand nombre. Quand
cet individu, ce petit ou ce grand nombre gouvernent en vue de
l’avantage commun, nécessairement ces constitutions sont droites, mais
quand c’est en vue de l’avantage propre de cet individu, de ce petit ou
de ce grand nombre, ce sont des déviations. » (Les politiques, livre III, ch. 7, 1279-a [2], Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 229).
[9]
Jean-Jacques Rousseau écrit : « [j]’appelle donc République tout
État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce
puisse être : car alors seulement l’intérêt public gouverne, et la chose
publique est quelque chose. Tout gouvernement légitime est
républicain », précisant que la monarchie, l’aristocratie et la
démocratie peuvent être des « républiques » (Du contrat social, livre II, ch. 6, Paris, GF Flammarion, 1966, p. 75).
[10]
Théoricien et partisan du républicanisme moderne, Philip Pettit
soutient que dans une république, « the authorities are effectively
checked and balanced : [the power is] effectively chanelled into the
paths of virtue » (P. Pettit, Republicanism : A Theory of Freedom and Government, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 234. Voir aussi James Harrington, The Commonwealth of Oceana and a System of Politics, Cambridge : Cambridge University Press, 1992, p. 10 et Charles Blattberg, From Pluralist to Patriotic Politics : Putting Practice First, Oxford, Oxford University Pess, 2000, ch. 5.
[11]
F. Dupuis-Déri, « The political power of words : The birth of
pro-democratic discourse in the 19th century in the United States and
France », Political Studies, vol. 52, mars 2004, p. 118-134.
[12]
La majorité gouverne réellement seulement lorsque l’aristocratie élue
veut bien tenir un référendum sur un enjeu spécifique, et encore…
Aristotle, Les politiques (IV, 1300 b). Spinoza, Traité de l’autorité politique, ch. 8, § 2. Montesquieu, L’esprit des lois, partie 1, livre II, ch. 2. Platon, La république, livre VIII, 557 ; James Harrington, « Oceana » (1656), John Pocock (dir.), The Political Works of James Harrington, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, p. 184. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre IV, ch. 3. Voir aussi Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 19-61.
Gordon S. Wood, The Radicalism of the American Revolution, New York, Vintage Books, 1993, p. 180 ; Giovanni Lobrano, « République et démocratie anciennes avant et pendant la révolution », Michel Vovelle (dir.), Révolution et République : l’Exception Française, Paris, Kimé, 1994, p. 56, infra. 19 ; Robespierre, « Lettre à ses commetants » [sept. 1792], citée dans Gordon H. McNeil, « Robespierre, Rousseau and representation », Richard Herr, Harold T. Parker (dirs.), Ideas in History, États-Unis, Duke University Press, 1965, p. 148.
Gordon S. Wood, The Radicalism of the American Revolution, New York, Vintage Books, 1993, p. 180 ; Giovanni Lobrano, « République et démocratie anciennes avant et pendant la révolution », Michel Vovelle (dir.), Révolution et République : l’Exception Française, Paris, Kimé, 1994, p. 56, infra. 19 ; Robespierre, « Lettre à ses commetants » [sept. 1792], citée dans Gordon H. McNeil, « Robespierre, Rousseau and representation », Richard Herr, Harold T. Parker (dirs.), Ideas in History, États-Unis, Duke University Press, 1965, p. 148.
[13]
F. Dupuis-Déri, « The political power of words : The birth of
pro-democratic discourse in the 19th century in the United States and
France », Political Studies, vol. 52, mars 2004, p. 118-134.
[14]
Selon Thomas Hobbes, par exemple : « le représentant doit
nécessairement être un seul homme ou plusieurs, et si c’est plusieurs,
il s’agit alors de l’assemblée de tous ou seulement d’une partie. Quand
le représentant est un seul homme, alors l’État est une MONARCHIE ;
quand l’assemblée est celle de tous ceux qui veulent s’assembler, alors
l’État est une DÉMOCRATIE, ou État populaire ; quand l’assemblée est
celle d’une partie seulement, alors l’État s’appelle une ARISTOCRATIE.
Il ne saurait y avoir d’autre type d’État, car ou bien un, ou plusieurs,
ou tous doivent posséder la puissance souveraine en totalité » (Léviathan, ch. 19, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 305-306.
[15] Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, 1958, p. 200 ; On Revolution, New York, 1965, p. 71 ; On Violence, New York, 1970, p. 44 et Jürgen Habermas, « Hannah Arendt : On the Concept of Power », J.H., Philosophical-Political Profiles, Cambridge, 1985, p. 173-189.
[16] Voir Harold Barclay, People Without Government : An Anthropology of Anarchy, Londres, Kah & Averill, 1996 ; John Clark, « The microecology of communities », Capitalism, Nature, Socialism, vol. 15, no. 4, déc. 2004, p. 69-79 ; Pierre Clastres, La Société contre l’État,
Paris, Minuit, 1974 ; F. Dupuis-Déri, « L’altermondialisation à l’ombre
du drapeau noir : l’anarchie en héritage », Éric Agrikoliansky, Olivier
Fillieule, Nonna Mayer (dirs.), L’altermondialisme en France, Paris, Flammarion, 2005.
[17] Donald Black, The Behavior of Law, Orlando, Academic Press, 1976, ch. 7 (« Anarchy ») ; David Graeber, Fragments of an Anarchist Anthropology,
Chicago, Prickly Paradgim Press, 2004, p. 24-37 ; Joseph Pestieau, « La
tyrannie de l’État et son contraire », Guy Lafrance (dir.), Pouvoir et tyrannie, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1986, p. 95-98 (la section intitulée « De la tyrannie des coutumes »).
[18] Mary Crawford, « Gender and language », R.K. Unger (ed.), Handbook of the Psychology of Women and Gender,
New York, John Wiley & Son, Inc., 2001, 228- 244 ; Nina Eliasoph,
« Politeness, power, and women’s language : Rethinking study in language
and gender », Berkeley Journal of Sociology, 32, 1987, 79-103 ; Carol Gilligan, In A Different Voice,
Cambridge : Harvard University Press, 1982 ; Margaret Kohn, « Language,
Power, and Persuasion : Toward a Critique of Deliberative Democracy », Constellations,
7 (3), 2000, 408-429 ; Corinne Monnet, « La répartition des tâches
entre les femmes et les hommes dans le travail de la conversation », Nouvelles questions féministes, 19 (1), 1998 ; Lynn M. Sanders, « Against Deliberation », Political Theory, 25 (3), 1997, 347-376 ; Virginia Valian, Why So Slow ? The Advancement of Women.
Cambridge (MA), MIT Press, 1998 ; Iris Marion Young, « Difference as a
Resource for Democratic Communication », J. Bohman & W. Rehg
(dirs.). Deliberative Democracy : Essays on Reason and Politics,
Cambridge (MA), MIT Press, 1997, 383-407 ; Don H. Zimmerman &
Candace West, « Sex roles, interruptions and silences in conversation »,
Rajendra Singh (dir.), Toward a Critical Sociolinguistics, Philadelphie, John Benjamins Publishing cie., 1996 (1975), 211-235.
[19] Ce concept est présenté par John Stuart Mill (De la Liberté, chap. I) et Alexis de Tocqueville (De la Démocratie en Amérique,
vol. I, partie 2, chap. 7), ceux-ci parlant moins d’une tyrannie
politique que d’une pression sociale poussant l’individu au conformisme.
[20]
Même au sein des philosophes anarchistes, il n’y a pas de consensus
quant au meilleur mode de prise de décision, certains penchant pour la
décision à la majorité (démocratie directe), d’autres au consensus
(anarchie telle que définie ici). Pour un anarchiste partisan du
consensus, voir l’anarcho-syndicaliste Erich Mühsam, « La société
libérée de l’État : qu’est-ce que l’anarchisme communiste ? » [1932], É.
Mühsam, La république des Conseils de Bavière — La société libérée de l’État,
Paris, La Digitale-Spartacus, 1999, p. 165. Pour une perspective
critique du consensus et une défense de la prise de décision à la
majorité, voir Murray Bookchin, « Communalism : the democratic dimension
of social anarchism », M. Bookchin, Anarchism, Marxism, and the Future of the Left : Interviews and Essays 1993- 1998, San Franscico-Edimbourg, AK Press, 1999, p. 146-150. Voir aussi les débats autour de la « plate-forme » de Mahkno.
[21]
Ce que certains nomment l’« anarcho-capitalisme » devrait être
classé, selon notre nouvelle typologie, dans la catégorie du chaos.
Selon l’anarcho-capitalisme, les membres d’une communauté ne prennent
pas de décisions politiques collectives, puisque cette société aurait
une capacité à s’auto-ordonner et s’autoréguler grâce à la mécanique des
actions et des rapports individuels économiques dans un libre
marché. Or un tel système n’est pas politique : plutôt que de faire des
choix politiques, les individus devraient se limiter à faire des choix
économiques qui permettraient au système économique capitaliste sans
gouvernement de s’autoréguler naturellement. En d’autres mots, les
individus ne sont plus des citoyens mais des producteurs et des
consommateurs : ils ne délibèrent plus mais ils marchandent (des biens
ou leur force de travail). Ces individus n’ont finalement pas même
besoin de se parler, la communication passant par l’échange de monnaie
ou de biens (troc). Selon l’anarcho-capitaliste, les vainqueurs du
marché — les propriétaires des moyens de production — peuvent
légitimement jouir d’une autorité sur leurs employés et même disposer
d’appareils coercitifs sous la forme d’agences de protections. Un tel
système, sans citoyens ni actes politiques, ne peut certes pas être
identifié comme un régime politique. C’est au mieux un système économique où
se déploient des rapports d’autorité, de coercition, de violence et de
soumission (librement consentie, en principe), au pire un monde
chaotique. Du point de vue de la philosophie politique, le capitalisme sans politique est la face sombre de l’anarchie, sa forme dégénérée. Voir : David Friedman, The Machinery of Freedom : Guide to a Radical Capitalism, LaSalle (ILL), Open Court Publishing cie., 1989 ; Pierre Lemieux, Du libéralisme à l’anarcho-capitalisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1983
[22] John Clark, « The microecology of communities » ; Todd May, The Political Philosophy of Poststructuralist Anarchism,
University Park, Pennsylvania State University Press, 1994, p. 7-15.
Voir aussi F. Dupuis-Déri, « L’altermondialisation à l’ombre du drapeau
noir : l’anarchie en héritage », Éric Agrikoliansky, Olivier Fillieule,
Nonna Mayer (dirs.), L’altermondialisme en France, Paris, Flammarion, 2005.
[23] L’expression « ici et maintenant » se retrouve dans Martin Buber, Paths in Utopia, New York, Collier Books-Macmillan Publishing Company, 1949 [1946], p. 81. Voir aussi : Hakim Bey, T.A.Z. — The Temporary Autonomous Zone, Ontological Anarchy, Poetic Terrorism,
Automedia, 1991 [1985]. Murray Bookchin est très critique du concept du
TAZ et de ce qu’il nomme avec dédain « l’anarchisme de style de vie ».
Il rejette l’approche tactique de la micropolitique pour lui préférer
l’approche plus traditionnelle, stratégique et macropolitique (dans Anarchism, Marxism, and the Future of the Left.)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire