L’historien juif israélien, Shlomo Sand, qui avait récemment déclaré «J’ai honte d’être Israélien»,
a donné une véritable leçon de vocabulaire à Emmanuel Macron, qui a
repris à son compte, lors de la visite de Netanyahou, le chantage à
l’antisémitisme, en condamnant sans aucun fondement l’anti-sionisme.
Lettre ouverte à M. le Président de la République française
vendredi 21 juillet 2017 par Shlomo Sand
Par Shlomo Sand, historien israélien (Traduit de l’hébreu par Michel
Bilis). Publié dans le club de Médiapart, le 21 juillet 2017.
L’historien israélien Shlomo Sand interpelle Emmanuel Macron sur son
discours, tenu en présence de Benjamin Netanyahou, pour la commémoration
de la rafle du Vél’ d’Hiv: «L’ancien
étudiant en philosophie, l’assistant de Paul Ricœur a-t-il si peu lu de
livres d’histoire, au point d’ignorer que nombre de juifs, ou de
descendants de filiation juive se sont toujours opposés au sionisme
sans, pour autant, être antisémites ?»
En commençant à lire votre discours sur la commémoration de la rafle du
Vel’d’hiv, j’ai éprouvé de la reconnaissance envers vous. En effet, au
regard d’une longue tradition de dirigeants politiques, de droite, comme
de gauche, qui, au passé et au présent, se sont défaussés quant à la
participation et à la responsabilité de la France dans la déportation
des personnes d’origine juive vers les camps de la mort, vous avez pris
une position claire et dénuée d’ambiguïté : oui la France est
responsable de la déportation, oui il y a bien eu un antisémitisme, en
France, avant et après la seconde guerre mondiale.
Oui, il faut continuer à combattre toutes les formes de racisme. J’ai vu
ces positions comme étant en continuité avec votre courageuse
déclaration faite en Algérie, selon laquelle le colonialisme constitue
un crime contre l’humanité.
Pour être tout à fait franc, j’ai été plutôt agacé par le fait que vous
ayez invité Benjamin Netanyahou, qui est incontestablement à ranger dans
la catégorie des oppresseurs, et ne saurait donc s’afficher en
représentant des victimes d’hier. Certes, je connais depuis longtemps
l’impossibilité de séparer la mémoire de la politique. Peut-être
déployez-vous une stratégie sophistiquée, encore non révélée, visant à
contribuer à la réalisation d’un compromis équitable, au Proche-Orient ?
J’ai cessé de vous comprendre lorsqu’au cours de votre discours, vous avez déclaré que :
«L’antisionisme… est la forme réinventée de l’antisémitisme».
Cette déclaration avait-elle pour but de complaire à votre invité, ou
bien est-ce purement et simplement une marque d’inculture politique ?
L’ancien étudiant en philosophie, l’assistant de Paul Ricœur a-t-il si
peu lu de livres d’histoire, au point d’ignorer que nombre de juifs, ou
de descendants de filiation juive se sont toujours opposés au sionisme
sans, pour autant, être antisémites ? Je fais ici référence à presque
tous les anciens grands rabbins, mais aussi, aux prises de position
d’une partie du judaïsme orthodoxe contemporain. J’ai également en
mémoire des personnalités telles Marek Edelman, l’un des dirigeants
rescapé de l’insurrection du ghetto de Varsovie, ou encore les
communistes d’origine juive, résistants du groupe Manouchian, qui ont
péri. Je pense aussi à mon ami et professeur : Pierre Vidal-Naquet, et à
d’autres grands historiens ou sociologues comme Eric Hobsbawm et Maxime
Rodinson dont les écrits et le souvenir me sont chers, ou encore à
Edgar Morin. Enfin, je me demande si, sincèrement, vous attendez des
Palestiniens qu’ils ne soient pas antisionistes !
Je suppose, toutefois, que vous n’appréciez pas particulièrement les
gens de gauche, ni, peut-être, les Palestiniens ; aussi, sachant que
vous avez travaillé à la banque Rothschild, je livre ici une citation de
Nathan Rothschild, président de l’union des synagogues en
Grande-Bretagne, et premier juif à avoir été nommé Lord au Royaume Uni,
dont il devint également le gouverneur de la banque. Dans une lettre
adressée, en 1903, à Théodore Herzl, le talentueux banquier écrit : «Je
vous le dis en toute franchise : je tremble à l’idée de la fondation
d’une colonie juive au plein sens du terme. Une telle colonie
deviendrait un ghetto, avec tous les préjugés d’un ghetto. Un petit,
tout petit, État juif, dévot et non libéral, qui rejettera le Chrétien
et l’étranger.» Rothschild s’est, peut-être, trompé dans sa prophétie, mais une chose est sûre, cependant : il n’était pas antisémite !
Il y a eu, et il y a, bien sûr, des antisionistes qui sont aussi des
antisémites, mais je suis également certain que l’on trouve des
antisémites parmi les thuriféraires du sionisme. Je puis aussi vous
assurer que nombre de sionistes sont des racistes dont la structure
mentale ne diffère pas de celle de parfaits judéophobes : ils
recherchent sans relâche un ADN juif (ce, jusqu’à l’université où
j’enseigne).
Pour clarifier ce qu’est un point de vue antisioniste, il importe,
cependant, de commencer par convenir de la définition, ou, à tout le
moins, d’une série de caractéristiques du concept : « sionisme » ; ce à quoi, je vais m’employer le plus brièvement possible.
Tout d’abord, le sionisme n’est pas le judaïsme, contre lequel il
constitue même une révolte radicale. Tout au long des siècles, les juifs
pieux ont nourri une profonde ferveur envers leur terre sainte, plus
particulièrement pour Jérusalem, mais ils s’en sont tenus au précepte
talmudique qui leur intimait de ne pas y émigrer collectivement, avant
la venue du Messie. En effet, la terre n’appartient pas aux juifs mais à
Dieu. Dieu a donné et Dieu a repris, et lorsqu’il le voudra, il enverra
le Messie pour restituer. Quand le sionisme est apparu, il a enlevé de
son siège le « Tout Puissant », pour lui substituer le sujet humain
actif.
Chacun de nous peut se prononcer sur le point de savoir si le projet de
créer un État juif exclusif sur un morceau de territoire
ultra-majoritairement peuplé d’Arabes, est une idée morale. En 1917, la
Palestine comptait 700.000 musulmans et chrétiens arabes et environ
60.000 juifs dont la moitié étaient opposés au sionisme. Jusqu’alors,
les masses du peuple yiddish, voulant fuir les pogroms de l’empire
Russe, avaient préféré émigrer vers le continent américain, que deux
millions atteignirent effectivement, échappant ainsi aux persécutions
nazies (et à celles du régime de Vichy).
En 1948, il y avait en Palestine : 650 000 juifs et 1,3 million de
musulmans et chrétiens arabes dont 700.000 devinrent des réfugiés :
c’est sur ces bases démographiques qu’est né l’État d’Israël. Malgré
cela, et dans le contexte de l’extermination des juifs d’Europe, nombre
d’antisionistes sont parvenus à la conclusion que si l’on ne veut pas
créer de nouvelles tragédies, il convient de considérer l’État d’Israël
comme un fait accompli irréversible. Un enfant né d’un viol a bien le
droit de vivre, mais que se passe-t-il si cet enfant marche sur les
traces de son père ?
Et vint l’année 1967 : depuis lors Israël règne sur 5,5 millions de
Palestiniens, privés de droits civiques, politiques et sociaux. Ils sont
assujettis par Israël à un contrôle militaire : pour une partie d’entre
eux, dans une sorte de « réserve d’Indiens » en Cisjordanie, tandis que d’autres sont enfermés dans un « réserve de barbelés
» à Gaza (70% de ceux-ci sont des réfugiés ou des descendants de
réfugiés). Israël, qui ne cesse de proclamer son désir de paix,
considère les territoires conquis en 1967 comme faisant intégralement
partie de « la terre d’Israël », et s’y comporte selon son bon vouloir :
jusqu’à présent, 600 000 colons israéliens juifs y ont été
installés….et cela n’est pas terminé !
Est-cela le sionisme d’aujourd’hui ? Non ! Répondront mes amis de la
gauche sioniste qui ne cesse de se rétrécir, et ils diront qu’il faut
mettre fin à la dynamique de la colonisation sioniste, qu’un petit État
palestinien étroit doit être constitué à côté de l’État d’Israël, que
l’objectif du sionisme était de fonder un État où les juifs exerceront
la souveraineté sur eux-mêmes, et non pas de conquérir dans sa totalité «
l’antique patrie ». Et le plus dangereux dans tout
cela, à leurs yeux : l’annexion des territoires occupés constitue une
menace pour Israël en tant qu’État juif.
Voici précisément le moment de vous expliquer pourquoi je vous écris, et
pourquoi, je me définis comme non-sioniste, ou antisioniste, sans pour
autant devenir antijuif. Votre parti politique inscrit, dans son
intitulé : « La République », c’est pourquoi je présume
que vous êtes un fervent républicain. Et dussé-je vous étonner : c’est
aussi mon cas. Donc, étant démocrate et républicain, je ne puis, comme
le font sans exception tous les sionistes, de droite comme de gauche,
soutenir un État juif. Le Ministère de l’Intérieur israélien recense 75%
de ses citoyens comme juifs, 21% comme musulmans et chrétiens arabes et
4% comme « autres » (sic). Or, selon l’esprit de ses
lois, Israël n’appartient pas à l’ensemble des Israéliens, mais aux
juifs du monde entier qui n’ont pas l’intention de venir y vivre. Ainsi,
par exemple, Israël appartient beaucoup plus à Bernard Henry-Lévy et à
Alain Finkielkraut qu’à mes étudiants palestino-israéliens qui
s’expriment en hébreu, parfois mieux que moi-même ! Israël espère aussi
qu’un jour viendra où tous les gens du CRIF, et leurs « supporters
» y émigreront ! Je connais même des français antisémites que cette
perspective enchante ! En revanche, on a pu entendre deux ministres
israéliens, proches de Benjamin Nétanyahou, émettre l’idée selon
laquelle il faut encourager le « transfert » des Israéliens arabes, sans
que personne n’ait émis la demande qu’ils démissionnent de leurs
fonctions.
Voilà pourquoi, Monsieur le Président, je ne peux pas être sioniste. Je
suis un citoyen désireux que l’État dans lequel il vit soit une
République israélienne, et non pas un État communautaire juif.
Descendant de juifs qui ont tant souffert de discriminations, je ne veux
pas vivre dans un État, qui, par son autodéfinition, fait de moi un
citoyen doté de privilèges. A votre avis, Monsieur le Président : cela
fait-il de moi un antisémite ?
Shlomo Sand, historien israélien
(Traduit de l’hébreu par Michel Bilis)
Source Mediapart
Source : https://www.alnas.fr/amp/article/l-historien-israelien-shlomo-sand-remet-en-place.html?fbclid=IwAR1oBW-m7ZPS5-G2BrrZBIyTLFwqI23iaTCr-VS7C1bSYCxzNU4VYEAcqcU
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