Sur les élections
Pierre Kropotkine
1880
Les vices des Assemblées représentatives ne nous étonneront pas, en
effet, si nous réfléchissons, un moment seulement, sur la manière dont
elles se recrutent et dont elles fonctionnent.
Faut-il que je fasse ici le tableau, si écœurant, si
profondément répugnant, et que nous connaissons tous – le tableau des
élections ? Dans la bourgeoise Angleterre et dans la
démocratique Suisse, en France comme aux États-Unis, en Allemagne comme
dans la République Argentine, cette triste comédie n’est-elle pas
partout la même ?
Faut-il raconter comment les agents et les Comités électoraux «
forgent », « enlèvent », canvass une élection (tout un argot de
détrousseurs de poches !), en semant à droite et à gauche des promesses,
politiques dans les réunions, personnelles aux individus : comment ils
pénètrent dans les familles, flattant la mère, l’enfant, caressant au
besoin le chien asthmatique ou le chat de « l’électeur » ? Comment ils
se répandent dans les cafés, convertissent les électeurs et attrapent
les plus muets en engageant entre eux des discussions, comme ces
compères d’escroquerie qui vous entraînent au jeu « des trois cartes » ?
Comment le candidat, après s’être fait désirer, apparaît enfin au
milieu de ses « chers électeurs », le sourire bienveillant, le regard
modeste, la voix câline – tout comme la vieille mégère, loueuse de
chambres à Londres, qui cherche à capter un locataire par son doux
sourire et ses regards angéliques ? Faut-il énumérer les programmes
menteurs – tous menteurs, qu’ils soient opportunistes ou
socialistes-révolutionnaires – auxquels le candidat lui-même, pour peu
qu’il soit intelligent et connaisse la Chambre, ne croit pas plus qu’aux
prédictions du « Messager Boiteux » et qu’il défend avec une verve, un
roulement de voix, un sentiment, dignes d’un fou ou d’un acteur forain ?
Ce n’est pas en vain que la comédie populaire ne se borne plus à faire
de Bertrand et de Robert Macaire de simples escrocs, des Tartufe, ou des
filouteurs de banque, et qu’elle ajoute à ces excellentes qualités
celle de « représentants du peuple », en quête de suffrages et de
mouchoirs à empocher.
Faut-il enfin donner ici les frais des élections? Mais tous les
journaux nous renseignent suffisamment à cet égard. Ou bien reproduire
la liste de dépenses d’un agent électoral, sur laquelle figurent des
gigots de mouton, des gilets de flanelle et de l’eau sédative, envoyés
par le candidat compatissant « à ces chers enfants » de ses électeurs.
Faut-il rappeler aussi les frais de pommes cuites et d’œufs pourris, «
pour confondre le parti adverse », qui pèsent sur les budgets électoraux
aux États-Unis, comme les frais de placards calomnieux et de «
manœuvres de la dernière heure », qui jouent déjà un rôle si honorable
dans nos élections européennes ?
Et quand le gouvernement intervient, avec ses « places », ses cent
mille « places » offertes au plus donnant, ses chiffons qui portent le
nom de « crachats », ses bureaux de tabac, sa haute protection promise
aux lieux de jeu et de vice, sa presse éhontée, ses mouchards, ses
escrocs, ses juges et ses agents…
Non, assez ! Laissons cette boue, ne la remuons pas ! Bornons-nous simplement à poser cette question : Y
a-t-il une seule passion humaine, la plus vile, la plus abjecte de
toutes, qui ne soit pas mise en jeu un jour d’élections ? Fraude,
calomnie, platitude, hypocrisie, mensonge, toute la boue qui gît au fond
de la bête humaine – voilà le joli spectacle que nous offre un pays dès
qu’il est lancé dans la période électorale.
* * *
C’est ainsi, et il ne peut pas en être autrement, tant qu’il y aura des élections pour se donner des maîtres. Ne
mettez que des travailleurs en présence, rien que des égaux, qui un
beau jour se mettent en tête de se donner des gouvernants – et ce sera
encore la même chose. On ne distribuera plus de gigots ; on distribuera
l’adulation, le mensonge – et les pommes cuites resteront. Que veut-on
récolter de mieux quand on met aux enchères ses droits les plus sacrés ?
Que demande-t-on, en effet, aux électeurs ?
De trouver un homme auquel on puisse confier le droit de
légiférer sur tout ce qu’ils ont de plus sacré : leurs droits, leurs
enfants, leur travail ! Et on s’étonnerait que deux ou trois
mille Robert Macaire viennent se disputer ces droits royaux ? On cherche
un homme auquel on puisse confier, en compagnie de quelques autres,
issus de la même loterie, le droit de perdre nos enfants à vingt et un
ans ou à dix-neuf ans, si bon lui semble ; de les enfermer pour trois
ans, mais aussi pour dix ans s’il aime mieux, dans l’atmosphère
putréfiante de la caserne ; de les faire massacrer quand et où il voudra
en commençant une guerre que le pays sera forcé de faire, une fois
engagée. Il pourra fermer les Universités ou les ouvrir à son gré ;
forcer les parents à y envoyer les enfants ou leur en refuser l’entrée.
Nouveau Louis XIV, il pourra favoriser une industrie ou bien la tuer
s’il le préfère ; sacrifier le Nord pour le Midi ou le Midi pour le Nord
; s’annexer une province ou la céder. Il disposera de quelque chose
comme trois milliards par an, qu’il arrachera à la bouche du
travailleur. Il aura encore la prérogative royale de nommer le pouvoir
exécutif, c’est-à-dire un pouvoir qui, tant qu’il sera d’accord avec la
Chambre, pourra être autrement despotique, autrement tyrannique que la
feu royauté. Car, si Louis XVI ne commandait qu’à quelques dizaines de
mille fonctionnaires, il en commandera des centaines ; et si le roi
pouvait voler à la caisse de l’État quelques méchants sacs d’écus, le
ministre constitutionnel de nos jours, d’un seul coup de Bourse, empoche
« honnêtement » des millions.
Et on s’étonnerait de voir toutes les passions mises en jeu,
lorsqu’on cherche un maître qui va être investi d’un pareil pouvoir !
Lorsque l’Espagne mettait son trône vacant aux enchères, s’étonnait-on
de voir les flibustiers accourir de toutes parts? Tant que cette mise en
vente des pouvoirs royaux restera, rien ne pourra être réformé :
l’élection sera la foire aux vanités et aux consciences.
* * *
Mais, que demande-t-on maintenant aux électeurs ? – On demande à dix,
vingt mille hommes (à cent mille avec le scrutin de liste), qui ne se
connaissent point du tout, qui ne se voient jamais, ne se rencontrent
jamais sur aucune affaire commune, à s’entendre sur le choix d’un homme.
Encore cet homme ne sera-t-il pas envoyé pour exposer une affaire
précise ou défendre une résolution concernant telle affaire spéciale.
Non, il doit être bon à tout faire, à légiférer sur n’importe quoi, et
sa décision fera loi. Le caractère primitif de la délégation s’est trouvé entièrement travesti, elle est devenue une absurdité.
Cet être omniscient qu’on cherche aujourd’hui n’existe pas. Mais
voici un honnête citoyen qui réunit certaines conditions de probité et
de bon sens avec un peu d’instruction. Est-ce lui qui sera élu ?
Evidemment non. Il y a à peine vingt personnes dans son collège qui
connaissent ses excellentes qualités. Il n’a jamais cherché à se faire
de la réclame, il méprise les moyens usités de faire du bruit autour de
son nom, il ne réunira jamais plus de 200 voix. On ne le portera même
pas candidat, et on nommera un avocat ou un journaliste, un beau parleur
ou un écrivassier qui apporteront au parlement leurs mœurs du barreau
et du journal et iront renforcer le bétail de vote du ministère ou de
l’opposition. Ou bien ce sera un négociant, jaloux de se donner le titre
de député, et qui ne s’arrêtera pas devant une dépense de 10.000 francs
pour acquérir de la notoriété. Et là où les mœurs sont éminemment
démocratiques, comme aux États-Unis, là où les comités se constituent
facilement et contrebalancent l’influence de la fortune, on nommera le
plus mauvais de tous, le politicien de profession, l’être abject devenu
aujourd’hui la plaie de la grande République, l’homme qui fait de la
politique une industrie et qui la pratique selon les procédés de la
grande industrie – réclame, coups de tam-tam, corruption.
Changez le système électoral comme vous voudrez :
remplacez le scrutin d’arrondissement par le scrutin de liste, faites
les élections à deux degrés comme en Suisse (je parle des réunions
préparatoires), modifiez tant que vous pourrez, appliquez le système
dans les meilleures conditions d’égalité – taillez et retaillez les
collèges -, le vice intrinsèque de l’institution restera.
Celui qui saura réunir plus de la moitié des suffrages (sauf de très
rares exceptions) chez les partis persécutés, sera toujours l’homme nul,
sans convictions – celui qui sait contenter tout le monde.
C’est pourquoi – Spencer l’a déjà remarqué – les parlements sont
généralement si mal composés. La Chambre, dit-il dans son Introduction,
est toujours inférieure à la moyenne du pays, non seulement comme
conscience, mais aussi comme intelligence. Un pays intelligent se
rapetisse dans sa représentation. Il jurerait d’être représenté par des
nigauds qu’il ne choisirait pas mieux. Quant à la probité des députés,
nous savons ce qu’elle vaut. Lisez seulement ce qu’en disent les
ex-ministres qui les ont connus et appréciés.
Quel dommage qu’il n’y ait pas de trains spéciaux pour que les
électeurs puissent voir leur « Chambre », à l’œuvre. Ils en auraient
bien vite le dégoût. Les anciens soûlaient leurs esclaves pour enseigner à leurs enfants le dégoût de l’ivrognerie. Parisiens, allez donc à la Chambre voir vos représentants pour vous dégoûter du gouvernement représentatif.
* * *
A ce ramassis de nullités le peuple abandonne tous ses droits,
sauf celui de les destituer de temps en temps et d’en nommer d’autres.
Mais comme la nouvelle assemblée, nommée d’après le même système et
chargée de la même mission, sera aussi mauvaise que la précédente, la
grande masse finit par se désintéresser de la comédie et se borne à
quelques replâtrages, en acceptant quelques nouveaux candidats qui
parviennent à s’imposer.
Mais si l’élection est déjà empreinte d’un vice constitutionnel,
irréformable, que dire de la manière dont l’assemblée s’acquitte de son
mandat ? Réfléchissez une minute seulement, et vous verrez aussitôt
l’inanité de la tâche que vous lui imposez.
Votre représentant devra émettre une opinion, un vote, sur
toute la série, variée à l’infini, de questions qui surgissent dans
cette formidable machine – l’État centralisé.
Il devra voter l’impôt sur les chiens et la réforme de l’enseignement
universitaire, sans jamais avoir mis les pieds dans l’Université ni su
ce qu’est un chien de campagne. Il devra se prononcer sur les avantages
du fusil Gras et sur l’emplacement à choisir pour les haras de l’État.
Il votera sur le phylloxera, le guano, le tabac, l’enseignement primaire
et l’assainissement des villes ; sur la Cochinchine et la Guyane, sur
les tuyaux de cheminée et l’Observatoire de Paris. Lui qui n’a vu les
soldats qu’à la parade, répartira les corps d’armée, et sans avoir
jamais vu un Arabe, il va faire et défaire le Code foncier musulman en
Algérie. Il votera le shako ou le képi selon les goûts de son épouse. Il
protégera le sucre et sacrifiera le froment. Il tuera la vigne en
croyant la protéger ; et il votera le reboisement contre le pâturage et
protégera le pâturage contre la forêt. Il sera ferré sur les banques. Il
tuera tel canal pour un chemin de fer, sans savoir trop dans quelle
partie de la France ils se trouvent l’un et l’autre. Il ajoutera de
nouveaux articles au Code pénal, sans l’avoir jamais consulté. Protée
omniscient et omnipotent, aujourd’hui militaire, demain éleveur de
porcs, tour à tour banquier, académicien, nettoyeur d’égouts, médecin,
astronome, fabricant de drogues, corroyeur ou négociant, selon les
ordres du jour de la Chambre, il n’hésitera jamais. Habitué dans sa
fonction d’avocat, de journaliste ou d’orateur de réunions publiques, à
parler de ce qu’il ne connaît pas, il votera sur toutes ces questions,
avec cette seule différence que dans son journal il amusait le concierge
à son réchaud, qu’aux assises il réveillait à sa voix les juges et les
jurés somnolents, et qu’à la Chambre son opinion fera loi pour trente,
quarante millions d’habitants.
Et comme il lui est matériellement impossible d’avoir son
opinion sur les mille sujets pour lesquels son vote fera loi, il causera
cancans avec son voisin, il passera son temps à la buvette, il écrira
des lettres pour réchauffer l’enthousiasme de ses « chers électeurs »,
pendant qu’un ministre lira un rapport bourré de chiffres alignés pour
la circonstance par son chef de bureau ; et au moment du vote il se
prononcera pour ou contre le rapport, selon le signal du chef de son
parti.
Aussi une question d’engrais pour les porcs ou d’équipement pour le
soldat ne sera-t-elle dans les deux partis du ministère et de
l’opposition, qu’une question d’escarmouche parlementaire. Ils ne se
demanderont pas si les porcs ont besoin d’engrais, ni si les soldats ne
sont pas déjà surchargés comme des chameaux du désert – la seule
question qui les intéressera, ce sera de savoir si un vote affirmatif
profite à leur parti. La bataille parlementaire se livrera
sur le dos du soldat, de l’agriculteur, du travailleur industriel, dans
l’intérêt du ministère ou de l’opposition.
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