La France est à un tournant décisif de son Histoire. Nous vivons là des « instants historiques » : l'expression est galvaudée mais est, en l'occurrence, une réalité. La Vème République est moribonde. La démocratie uniquement représentative, que les gouvernements successifs du début du XIXème siècle à nos jours se sont appliqués à présenter comme la seule capable de garantir la stabilité sociale et politique, vole en éclats minée de l'intérieur par la corruption et la lâcheté des prétendus élus. C'est cette démocratie illusoire qui conduit Rousseau à écrire dans Le Contrat Social (1762) : « Je dis seulement les raisons pourquoi les peuples modernes qui se croient libres ont des représentants, et pourquoi les peuples anciens n’en avaient pas. Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus. ». Et c'est cette même illusion insupportable de démocratie qui pousse en novembre 2018 une partie du peuple de France à exiger la démocratie directe, participative et décisionnaire qui intègre les citoyens à toutes les étapes de l'activité politique ( sous la forme du Référendum d'Initiative Citoyenne en toutes matières).
Dans le même temps on observe qu'une autre portion de la population se réfugie dans le déni du malaise politique et social. A ses yeux celui qui affirme qu'il n'y a pas de vraie démocratie en France est un sombre crétin ! Il lui est recommandé aussitôt d'aller faire un tour du côté de la Corée du Nord tâter de la dictature pure et dure. Et on aura raison de s'insurger contre la dictature ! C'est précisément parce que la France républicaine offre à son peuple couverture et aides sociales, sanitaires, éducatives ; liberté d'opinion et d'expression qu'il faut s'attacher à les sauvegarder.
Cependant, quelle est la cause profonde de ce déni de la réalité ? Crainte d'affronter une vérité qui dérange ? Repli égo-centré voire égoïste puisqu'on ne sent pas concerné ? Peur de bousculer ses repères rassurants et patiemment construits ( alors même que ces individus expriment des doutes sincères sur le confort de leur existence) ? Crainte peut-être d'être perçus par le pouvoir comme « des rebelles » et de devoir payer un jour le prix de la rébellion ? Paresse ? Lâcheté ? Ceux-là se laissent alors balloter mollement au gré des événements en se disant : « On verra bien ! ». Indécis ou apeurés, sans véritable conscience politique (c'est-à-dire sans pouvoir définir précisément le degré de responsabilité de leur action ou de leur inaction au sein de la cité), ils se positionnent toujours du côté du pouvoir parce qu'il est plus prudent d'être du bon côté du manche. Ils jugent intolérable ( et presque comme une agression personnelle) la moindre tentative d'insoumission. J'appellerai ceux-là « le ventre mou de la nation ».
Cette mollesse ne se situe évidemment pas à l'intérieur des classes les plus nanties et embourgeoisées de la société où aucune décision n'est hasardeuse, où tous les choix sont stratégiques et mûrement réfléchis. En ce moment, ça grimace un peu à cause du mouvement des Gilets jaunes. Le qualifier de « populiste », par exemple, « d'ultra-droite », « d'antisémite » est un choix délibéré, motivé par la nécessité de saboter une initiative qui ne vient pas de chez eux et qui enraye leur machinerie huilée. Ce qu'ils peuvent être pénibles ces gilets jaunes ! Et mal sapés. Très « faute de goût » pour reprendre l'expression de François Bégaudeau. Dans ces sphères privilégiées on ne se laisse guère balloter par les courants. Les nantis n'ont aucune raison de vouloir le changement car ils évoluent avec une formidable aisance dans un élégant entre-soi protégé par la capitalisation, le patrimoine, l'accès à la propriété, l'ouverture à la culture, la complicité des réseaux et la connivence des codes. Ceux-là n'ont pas à se préoccuper du prix de leur caddy. Ceux-là ne se préoccupent pas davantage de leur empreinte carbone, de l'extinction des espèces et des inégalités sociales. Il faut dire que ceux-là ne risquent pas non plus d'être étouffés par le sens moral et l'honnêteté : « La bourgeoisie travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il lui est nécessaire de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. Elle doit faire croire qu’elle est juste. Et elle-même doit le croire. M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui. » ( Paul Nizan, Les Chiens de garde, 1932). On ne s'offusque donc pas, par exemple, dans ces milieux qu'entre 1998 et 2013 François Fillon ait fait cadeau de 500.000 euros brut à Pénélope pour un poste fictif d'attachée parlementaire. Non seulement on ne s'en émeut point mais on est prêt à asseoir cet homme sur le trône présidentiel. Le conflit d'intérêts, le népotisme ? Broutilles que tout ceci. Le plus important étant de « savoir communiquer c'est-à-dire raconter des histoi... une histoire ! » ( je rapporte ici des propos tenus par François Henrot, directeur à la banque Rothschild lorsqu'il fait l'éloge de sa jeune recrue Emmanuel Macron).
En revanche, « le ventre mou » inconscient situé un peu plus bas dans l'échelle sociale devrait avoir toutes les raisons de s'alarmer car il constitue le fond de commerce du matraquage institutionnel. Il est malheureusement la cible idéale : sa crédulité qui confine souvent à la naïveté, sa confiance quasi aveugle en un système paternaliste qui l'infantilise, l'incompréhension et les peurs entretenues avec soin face aux événements volontairement embrouillés et déformés par les médias, son esprit critique savamment raboté et le sentiment de culpabilité qu'on l'oblige à éprouver dès qu'il sort de la trace, enfin la précarité et la vulnérabilité où il est cantonné depuis plus d'un siècle font de lui le béni-oui-oui du pouvoir qui s'en donne à cœur joie à le tourner en bourrique. C'est loin d'être un procédé neuf, Tocqueville alertait déjà nos consciences quant à la manipulation du peuple par le pouvoir : « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ». (Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835-1840).
Comment « hébéter », abêtir, abrutir tout un peuple et le transformer en troupeau ? Rien de plus simple : s'appuyer de toutes ses forces sur ce formidable levier qu'est la peur. La psychologie sociale et la psychanalyse ( je vous renvoie aux travaux de Monique et Michel Pinçon-Charlot, par exemple, ou à ceux d'Erich Fromm, notamment La Passion de détruire: anatomie de la destructivité humaine, 1975 – ou au « Triangle de Karpmann » pour aller au plus rapide et comprendre les interactions sociales entre le bourreau, sa victime et le sauveur) ont parfaitement étudié le ressort puissant qu'est la peur lorsqu'il s'agit de contraindre et contrôler les individus. Mais je vais ici plutôt me référer à George Gerbner, journaliste américain, professeur de télécommunication, père de la « Cultivation Theory », qui depuis 1976 a longuement analysé le phénomène et l'a identifié : « the Mean World Syndrome », le « Syndrome du Grand Méchant Monde ». Gerbner démontre, par exemple, que la violence, dont les journaux télévisés font systématiquement l'essentiel de leurs émissions, cultive des sentiments d'insécurité et de vulnérabilité à l'origine des comportements de dépendance et de soumission. Les actes de violence rapportés et hypertrophiés dans les médias d'information contribuent à créer chez le public l'image d'un monde plus dangereux qu'il ne l'est en réalité. Les médias n'informent pas : ils déforment la vision du monde à grands coups d'hyperboles tragiques et conditionnent les esprits. Ils distillent la peur. La peur conduit au repli sur soi, à des réflexes hyper-sécuritaires, à la volonté de faire régner l'ordre et à des besoins de « remplissage » comblés par … la sur-consommation.
Voilà où nous en sommes aujourd'hui. Infantilisés, soumis, avec une confiance en nous réduite à une peau de chagrin. « Le RIC ? Mais nous ne saurons pas nous en servir ! Mieux vaut laisser la politique à ceux dont c'est le métier ! » Une aberration absolue ! La politique est l'affaire de tous. Solon, Platon, La Boétie, Montaigne Rousseau, Montesquieu, Kant (pour ne citer qu'eux) ont démontré que plus le citoyen participe activement à la vie publique ( plus il se « politise » donc) mieux il réfléchit, propose, débat, délibère et décide avec sagesse et raison.
En quoi un banquier de chez Rothschild est-il plus apte que d'autres citoyens à devenir président de la République ? En quoi un commercial ou un DRH de Danone ou Sanofi est-il plus apte à devenir député ou ministre que n'importe quel autre commercial ou DRH ? Par quels mystères un peuple tout entier de citoyens éduqués par l'Ecole et les institutions de la République serait-il plus stupide qu'une poignée d'autres citoyens éduqués par les mêmes écoles et les mêmes institutions ? Pour quelles raisons logiques et défendables un peuple tout entier, éclairé et instruit, devrait-il reconnaître une poignée d'individus comme ses supérieurs et remettre son sort entre les mains de ceux-là ? Stupidité générale ? Echec cuisant de notre si belle République ? Le peuple français ne serait-il qu'un troupeau « à la Bêtise au front de taureau », si dangereux qu'il devient impossible de lui confier une quelconque responsabilité civique ? Ce qu'écrivait Emmanuel Kant en 1784 a un écho curieusement familier en 2019 : « Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. »
Nathalie
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