La République espagnole croyait à la démocratie parlementaire, et Franco a instauré sa dictature. Salvador Allende croyait à la démocratie parlementaire, et on a eu Pinochet. Evo Morales croyait à la démocratie parlementaire, et un coup d’État l’a chassé du pouvoir. Illustrations parmi tant d’autres d’une loi de l’histoire : face à des loups, ne jamais faire l’agneau. Comme les expériences précédentes, celle de Morales n’était pas sans défauts, mais elle était prometteuse. Aucun gouvernement latino-américain, dans la période récente, n’avait obtenu de tels résultats : forte croissance, redistribution des richesses, recul spectaculaire de la pauvreté. La Bolivie est le pays d’Amérique latine qui a la plus faible proportion d’illettrés après Cuba et le Vénézuéla. Or ces avancées sociales, fondées sur la nationalisation des compagnies gazières, sont précisément ce qui a scellé le sort d’Evo Morales. Un président indigène qui travaille pour les humbles, voilà le scandale auquel il fallait mettre un terme. Assoiffée de vengeance, la bourgeoisie bolivienne a réussi à interrompre une expérience progressiste soutenue par les couches populaires.
Ce triomphe provisoire de la réaction suscite évidemment des questions redoutables. Comment le gouvernement légal de ce pays a-t-il pu subir, en toute impunité, l’incendie des maisons de ses propres ministres ? Comment le président élu de cet Etat souverain a-t-il dû quitter le pays, visiblement sous la menace ? Malheureusement, la réponse saute aux yeux : cette humiliation du pouvoir légitime par les bandes factieuses n’a été possible que parce qu’il était désarmé. Les chefs de la police et de l’armée boliviennes, dûment formés à « l’Ecole des Amériques », ont trahi le président socialiste. Ils ont cautionné le coup d’État perpétré par la sénatrice d’un petit parti d’extrême droite qui s’est auto-proclamée présidente, brandissant une Bible de dix kilos, devant une assemblée sans quorum ! Le président légitime Evo Morales a préféré l’exil à l’effusion de sang, et ce choix est respectable. Mais il ne dispense pas d’une réflexion sur les conditions de l’exercice du pouvoir lorsqu’on entend changer la société.
Le contraste avec le Vénézuéla est frappant. Tenté à Caracas, le même scénario a échoué lamentablement. Malgré la crise économique qui frappe le pays, l’armée vénézuélienne a résisté aux menaces et aux tentatives de corruption inouïes en provenance de Washington. Cette fidélité de l’appareil militaire à la République bolivarienne est le mur qu’elle dresse contre les menées impérialistes. Mais elle n’est pas le fruit du hasard : militaire chevronné, Chavez a tout fait pour rallier l’armée, et Maduro a retenu la leçon. Le patriotisme anti-impérialiste est le ciment idéologique de la révolution bolivarienne. Appuyée par une milice populaire d’un million de membres, cette force armée éduquée aux valeurs progressistes protège la République. C’est pourquoi la bourgeoisie inféodée à Washington a tenté d’assassiner Maduro, après avoir voulu le renverser au terme d’une tentative de putsch grand-guignolesque.
Pour parvenir à ses fins en politique, disait Machiavel, il faut être à la fois « lion et renard », faire usage de la force et de la ruse en fonction des circonstances. Mais pour faire usage de la force, encore faut-il en avoir. Aussi positive soit-elle pour la majorité de la population, une politique progressiste suscite toujours la haine recuite des possédants. Cette haine de classe, véritable passion triste des privilégiés cramponnés à leur prébendes, ne tarira jamais. Il faut le savoir, et se donner les moyens de l’empêcher de nuire. Dans les conditions effectives du combat politique, ce qui détermine l’issue finale n’est pas la pureté des intentions, mais le rapport de forces. Face à la coalition de la bourgeoisie locale et de l’impérialisme, les progressistes n’ont pas le choix des armes : il faut qu’ils les prennent, l’idéal étant évidemment de ne pas avoir à s’en servir, en comptant sur la faible propension de l’adversaire au suicide héroïque. Pour exercer cet effet dissuasif, il faut avoir des milliers de volontaires lourdement armés et prêts à défendre la révolution au péril de leur vie.
C’est sans doute un effet collatéral de la passion de la gauche contemporaine pour les élections, mais il semble qu’on ait un peu oublié la formule de Mao : « le pouvoir est au bout du fusil ». La naïveté devant la cruauté du monde mène rarement au succès, et le désarmement unilatéral est une forme d’immolation volontaire. On a sa conscience pour soi puisqu’on rejette la violence, mais cette noble attitude a pour inconvénient de réduire considérablement son espérance de vie. Si l’on veut inscrire son action dans les faits, et rester en vie pour y parvenir, il vaut mieux renoncer à la « vision morale du monde », comme disait Hegel, et regarder la réalité en face. Le pacifisme dissuade rarement la bête féroce, et il n’y a pas de bête plus féroce que cette bête humaine qu’est la classe dominante ébranlée dans son assise matérielle, minée par la trouille et prête à tout ensevelir pour échapper au tribunal de l’histoire.
Sans armes, le peuple sera toujours vaincu, et ce n’est pas un hasard si les seules expériences révolutionnaires ayant abouti à une transformation effective de la société ont doublé l’outil politique d’un outil militaire. On peut toujours discuter de la nature et des limites de cette transformation. Mais si la Révolution française a mobilisé les soldats de l’An II, Si Toussaint Louverture, qui a conduit la première insurrection victorieuse d’esclaves noirs aux colonies, était d’abord un général de la Révolution, si la Révolution russe a créé l’Armée rouge, qui a vaincu les Blancs soutenus par quatorze nations impérialistes, puis les hordes hitlériennes à l’issue d’un combat titanesque, si la Révolution chinoise doit son succès en 1949 aux victoires militaires de Zhu De autant qu’aux idées de Mao, si la République socialiste du Vietnam a fini par vaincre l’appareil militaire des Etats-Unis, si le socialisme cubain doit sa survie à la victoire inaugurale contre l’impérialisme remportée en 1961 à la Baie des Cochons, c’est qu’il y a une constante vérifiée par l’expérience historique : des armes, oui, ou la défaite.
Si seulement l’on pouvait s’en passer, bien sûr, on le ferait. Mais le camp adverse laisse-t-il le choix ? Ceux qui à Washington sabotent l’économie de pays en développement qui cherchent à s’émanciper de la tutelle occidentale, leur infligent des embargos meurtriers, financent des bandes factieuses, manipulent des opposants fantoches, importent le chaos et la terreur, ces bêtes féroces laissent-elles le choix à leurs victimes ? Si Cuba socialiste ne s’était pas murée dans la défense intransigeante des acquis de la révolution, si Castro n’avait pas tué dans l’œuf toute velléité d’opposition manipulée par la CIA, le peuple cubain aurait-il aujourd’hui le meilleur système de santé et le meilleur système éducatif d’Amérique latine ? En réalité, la voie électorale choisie par les partis progressistes est honorable, mais elle se heurte aux contradictions de la démocratie formelle. Il est naïf de croire que l’on va transformer la société en obtenant une majorité parlementaire. Car dans les conditions objectives qui sont celles d’une société capitaliste, la partie n’est pas loyale.
On sait bien que la bourgeoisie contrôle l’économie et a la main sur les médias, mais on pense qu’on va convaincre le peuple de se rallier au socialisme. On mise alors sur le dévouement des militants pour contre-balancer l’influence des riches qui possèdent les moyens d’information et corrompent des pans entiers de la société pour asseoir leur domination. Mais peut-on citer un seul endroit où ce scénario idyllique s’est jamais réalisé ? Cette démarche relève d’une croyance naïve à l’objectivité du jeu démocratique. Cette fable est à la politique ce que le roman à l’eau de rose est à la littérature. Pour ébranler le pouvoir de la classe dominante, il faut d’abord accepter d’être minoritaire, puis élargir sa base sociale en nouant des alliances, enfin frapper le fer tant qu’il est chaud. La compétition électorale est l’un des instruments de la conquête du pouvoir, mais il n’est pas le seul. Et l’armement des classes populaires, pour un mouvement progressiste, n’est pas une option parmi d’autres, c’est une condition de survie.
La constitution de cette force armée populaire ne servirait à rien, toutefois, si l’on ne s’attaquait pas d’emblée aux sources de l’aliénation : les médias de masse. Apparemment, la plupart des médias boliviens appartiennent encore à la bourgeoisie-colon. Autant jouer aux cartes en acceptant de confier tous les atouts à la partie adverse ! Or poser la question de la propriété des moyens d’information, c’est aussi poser la question de la propriété des moyens de production, les médias n’étant que les moyens de production de l’information. Pour inverser le rapport de forces, et assurer le succès de la transformation sociale, on ne peut donc éviter d’arracher les moyens de production, y compris les moyens de production de l’information, des mains de la classe dominante. Faute d’atteindre ce point de bascule, l’échec est assuré. « L’État, disait Gramsci, c’est l’hégémonie cuirassée de coercition », c’est-à-dire l’idéologie dominante appuyée sur la force militaire, et réciproquement. C’est tout aussi vrai d’un État populaire, dont la conquête par les forces progressistes vise à transformer la société au profit des humbles.
14 commentaires:
Le parlementarisme, ou système représentatif, n'est pas la démocratie, ainsi que l'affirmait Sieyés. C'est une oligarchie ploutocratique déguisée en démocratie. Il en a toujours été ainsi. Une dictature populaire est plus démocratique qu'un système parlementaire impopulaire.
La république romaine en inventant le tribunat avait réalisé un certain équilibre : il y avait le pouvoir des riches : le Sénat, Et aussi le pouvoir des pauvres : le tribunat, qui était sacré. L'humanité est ainsi faite qu'il y a sans doute nécessairement une classe dominante; il importe qu'elle ne dispose pas de la totalité du pouvoir Et Que le peuple, les pauvres, dûment représentés en tant que tels,puissent à tout moment imposée leur veto. C'est un système à trouver, ou à retrouver ... ou à imposer !
Après un an, les gilets jaunes n'ont pas compris ce principe. Ils se laissent endormir par le "democratisme" et la "non violencisme" véhiculé par tous les médias ainsi que leurs soit disant représentants sur tous les plateaux TV.
Triste vérité, analysée comme d'habitude aussi pertinemment par Bruno Guigue... Les classes exploitées doivent peut être changer de perception des choses pour contrecarrer la machine infernale de la bourgeoisie dominante.
Bonjour Bruno. Dans ce texte brillant, appuyé sur un argumentaire particulièrement solide, rempli de formules-choc qui résument les arguments, j'ai l'impression de lire l'expression de ma propre vision géopolitique. Ce n'est pas la première fois avec toi, loin s'en faut. Par contre, tu sais mettre en mots, en phrases, en paragraphes percutants, ma pensée parfois un peu brouillonne.
Mais plus le temps passe, plus je vois le monde tel qu'il est, plus je vois aussi (et cela joue de plus en plus forcément) ceux en qui je pensais voir sinon des sauveurs, du moins des éclaireurs tomber le masque et se dévoiler enfin sous les traits hideux qui sont les leurs (tu dois comprendre aisément à qui je fais allusion ici), et plus je deviens à la fois anar et convaincu, comme tu le professes ici si brillamment, que rien ne sera possible si nos n'exerçons pas, à l'encontre de nos ennemis dirigeant ce monde, une force au moins équivalente mais plutôt supérieure à celle dont ils disposent eux-mêmes et qu'ils utilisent si souvent contre nous. Frédéric Lordon a eu plusieurs fois déjà l'occasion d'écrire cela, avec ses propres mots, mais je crois que chacun a aujourd'hui sous les yeux tout ce qu'il faut pour parvenir à cette conclusion.
La démocratie n'existe pas si tant est qu'elle ait vraiment existé. Et d'ailleurs, peut-elle réellement exister quand tant d'intérêts opposés se confrontent ? Le principe à la fois philosophique et constitutionnel de la représentation est une pure escroquerie en plus d'être une véritable extorsion de notre pouvoir. Et l'idée bien gentille que la discussion et l'instruction suffit à élever les consciences et à pacifier les relations est une chimère, dans les circonstances qui sont celles que nous connaissons à notre époque.
Évidemment, cette prise de conscience est source de grandes peurs car nous ne sommes pas tous taillés pour le combat et la guerre, et l'histoire n'est pas forcément de notre côté puisque toutes les expériences que tu cites ont mal fini. Le capitalisme a toujours vaincu même si parfois il a connu de véritables raclées et qu'il a pu, ponctuellement, être expurgé d'un pays donné.
Et je dirais surtout qu'au-delà de la prise de conscience qu'il faudra, si l'on veut se débarrasser des capitalistes durablement et pas seulement pour quelques mois ou quelques années, exercer contre eux une force et une violence d'un haut niveau, il faut aussi savoir ce que l'on ferait ensuite, une fois cette première bataille gagnée et le pouvoir récupéré. On ne peut pas refaire hier. Il faut innover dans tous les domaines or aujourd'hui, il me semble que si les esprits cogitent partout, aucun scénario clair et crédible ne se dégage. J'ai bien peur que l'on ne soit pas sorti du bac à sable... En tout cas, merci pour éclairer le chemin à ta façon.
Incontestable, et remarquablement exprimé.
Reste un souci: comment faire ? (En France, par exemple).
Dans tous les exemples cités, sauf un, le pouvoir d'État a été conquis par les armes, là où il n'y avait pas d'élections bourgeoises, et il a suffit ensuite (ce qui bien sûr n'est pas rien) de conserver les armes et de ne pas instaurer d'élections de type bourgeois.
Quand on prend le pouvoir d'Etat par les urnes, et qu'on se trouve face à une police et une armée hostiles, il est clair que ça finit toujours mal, mais que peut-on faire ? Bien sûr, croire qu'il est possible de demander gentiment au nom de la démocratie à l'armée et à la police de rendre leurs armes relève de la même illusion, et ne peut que hâter la fin. Supprimer les élections est donner le meilleur prétexte à un coup d'État.
Bien sûr, il y a le Venezuela. Le cas est particulier puisque, si j'ai bien compris, l'armée était en partie au moins favorable. Mais même là, les élections de type bourgeois n'ont pas été abolies, et tout reste à la merci d'un échec électoral.
Bref, si le pouvoir est incontestablement au bout du fusil, où prendre le fusil quand on n'en a pas ?
Au Venezuela, les jeunes gens vont s'entraîner le week-end. Ils sont formé à la guérilla au cas où il y a un coup d'état.
Bonne question. Individuellement, on peut acheter une arme, légalement ou non. Mais individuellement, elle ne servira pas à grand chose. C'est collectivement que la question se pose.
Remarque en passant: les Suisses font leur service militaire de 18 ans à 35, en gros (124 jours d'école de recrues et 7 cours de répétition de 19 jours chacun). De 18 à 35 ans, donc chaque soldat suisse conserve chez lui, à la maison, ses armes et son équipement, le tout entretenu, genre Astérix chez les Helvètes, puisque ce bazar est inspecté régulièrement. Pourtant la Suisse est un pays capitaliste pur sucre, malgré une constitution relativement démocratique. En Suisse, sans surprise, les riches sont au pouvoir, appliquant par la ruse et le fric, des politiques de droite. Tout le contraire de la Bolivie qui malgré un gouvernement progressiste, n'a pu résister à la violence des capitalistes, la population n'étant pas armée. Comparer la Bolivie à la Suisse est limite mais c'est un exemple. Il tend à montrer qu'il faut bel et bien les deux conditions - population armée et politiques progressistes- pour libérer un peuple, ici ou ailleurs. Bruno Guigue, l'analyse brillamment avec le sens du verbe et de la logique qu'on lui connait. . .
Démocratique ne signifie pas forcément "de gauche" ou "progressiste". Il se trouve que dans le pays le plus démocratique du monde, la Confédération Helvétique, une majorité de Suisses a choisi un politique de droite. Je suis démocrate; j'accepte ce choix, même si je n'aurais pas fait le même. Néanmoins, cet exemple des soldats suisses est excellent. 95% de l'armée, en Suisse, n'est pas une armée de métier.
Comment la non-violence protège l’État : https://www.youtube.com/watch?v=PeObaeWidlc&fbclid=IwAR2yTNYFmBeY_sgWLDbvnwT4jbIOJcr93KbS8znPSmauUET_EkeuW-A7NQg
En France, pas de peuple, donc pas de peuple armé. La France n'est pas la Bolivie des Quechuas et des Aymaras...
Les Français peut-être ?
Cela dit, il est vrai que les dirigeants de notre pays font tout , depuis quelques décennies, pour détruire l'homogénéité de ce peuple.
Non.contrairement aux Indiens des hauts plateaux qui forment une communauté homogène, historique et culturelle, les Français forment une nation divisée et conflictuelle. Donner des armes aux Français aboutirait à l'instauration d'une dictature sanguinaire aux mains de profiteurs opportunistes et sans vergogne.
Quels profiteurs opportunistes ? Avez-vous identifié des sous-groupes (déjà homogènes, eux) parmi les Français ? Pourtant, la définition de "communauté homogène, historique et culturelle" correspond au concept de nation voulue par la République. La Constitution affirme même qu'elle ne reconnait aucune communauté autre que la nation française. Mais deux siècles ont peut-être été insuffisants pour réaliser cette homogénéité. Certains historiens diraient pourtant que le processus a commencé bien avant la Révolution de 1789 avec l'extension du domaine royal qui se confondra avec la totalité de la France sous la monarchie absolue des Bourbon.
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