Source : https://youtu.be/ykOmMwzSj3g
Intégralité de la conférence d'où est tiré cet extrait humoristique : https://www.les-crises.fr/video-crise-de-la-societe-americaine-crise-de-la-globalisation-par-emmanuel-todd/
Emmanuel Todd travaille actuellement sur les tensions de la société américaine et leurs liens avec la globalisation. La conférence d’Emmanuel Todd s’est tenue à Nantes le 8 novembre 2016, quelques heures avant la proclamation des résultats.
Lors du débat du 26 septembre dernier, les deux candidats à la présidentielle américaine se sont accordés pour désigner un ennemi commun : la globalisation.
Dernière forme prise par la mondialisation, elle est marquée par l’instantanéité des échanges et par le néolibéralisme. Or, si la société américaine a su jouir des avantages de ce système, elle a dû faire face à des revers aux conséquences dramatiques. Ce n’est donc pas un hasard si aujourd’hui la globalisation concentre les critiques de bon nombre de citoyens américains. Beaucoup d’entre eux ne font plus confiance au multiculturalisme et sont tentés par le populisme.
(Cela commence à 41’00)
Source : https://youtu.be/xZYgUwmWWVw
Emmanuel Todd souhaite apporter certains éléments qui
nous permettront de comprendre le résultat des élections. Le traitement
médiatique aux États-Unis a été complètement fou. Les médias en France
ne font que les recopier, avec une moindre connaissance des réalités
américaines. L’establishment et sa presse n’ont pas été mobilisés
seulement contre Trump mais aussi contre son électorat et contre les
thématiques qui sont apparues dans la première partie de la campagne
électorale et qui ont montré le début d’une “reprise en main de
l’Amérique par elle-même”.
La seconde partie de la campagne, concentrée sur les
personnes de Trump (et son rapport aux femmes) et de Clinton (et son
rapport à la Loi) ont occulté la première partie, soit la rupture des
tabous sur les éléments centraux de la globalisation, la liberté des
échanges et la liberté de circulation des hommes. La vision hyper
individualiste de l’espèce humaine (il n’y a plus de nations, les
individus circulent librement comme s’il n’appartenaient à aucun système
national ou culturel), les marchandises doivent circuler… Dans la
campagne de Trump, le rejet du libre échange et le rejet des Mexicains
sont liés. Le déclencheur fut l’idée que les sociétés doivent rétablir
des frontières contrôlables, c’est une mise en question du libre
échange, interdite par les économistes et par l’establishment.
Sanders avait également mis au cœur de son programme
une contestation du libre échange. Lors de son ralliement à Clinton, ses
supporters ne se sont manifestés à la convention démocrate que
lorsqu’il a été question de la critique du libre échange. Il s’agit donc
d’une thématique très importante, très différente de la manière dont la
campagne a été présentée par les médias : la campagne a été lancée sur
des thèmes extrêmement sérieux, de critique sociale et de mutation
sociale et économique.
Comment l’Amérique s’est-elle dirigée vers le libre
échange ? C’est le protectionnisme qui a permis après la guerre civile
le décollage de l’économie et la suprématie de l’Amérique à l’échelle
mondiale. Le niveau des prélèvement douaniers en 1934 est de 18%, en
2007 de 1,5%. Le libre échange a déclenché une montée des inégalités
puis finalement une stagnation du revenu médian. D’où l’importance du
retournement actuel dans un pays habitué à une croissance ininterrompue :
la rupture du rêve américain. Les effets du libre échange sur
l’industrie, sur les salaires des ouvriers et de la classe moyenne sont
faciles à observer, en dépit de l’avis des centaines d’économistes
anti-Trump qui se sont manifestés lors de la campagne électorale.
La présentation de l’électorat de Trump comme
représentant une “infra-Amérique” pose le problème de la stratification
éducative. L’effondrement de la valeur d’égalité, réalisé par
l’abaissement des barrières douanières et leur non rétablissement en
période de crise, a été rendu possible par l’évolution des structures
éducatives. La montée du sentiment démocratique est liée à celle du
niveau éducatif. Les sociétés avancées atteignent au tournant du XXe s.
l’alphabétisation universelle. Cela aboutit à un sentiment égalitaire,
favorisant la conscience nationale et favorable aux politiques
protectionnistes. Peu de gens ont alors fait des études supérieures. En
1940, 6% seulement, en 2000, 32 %. Le monde perd son homogénéité
éducative. Apparaît un nouveau type d’inégalité, avec l’apparition d’un
monde de “supérieurs”. Sur ce plan, les États-Unis ont 30 ans d’avance.
Contrairement à une idée générale, le niveau d’éducation moyen de la
population américaine est très élevé, avec peu de différences entre
tranches d’âge mais en revanche d’importantes inégalités éducatives. Le
gros de l’électorat de Trump représente par exemple les éduqués
supérieurs n’ayant pas atteint le niveau de la licence. La campagne
électorale US a révélé des thématiques élitistes et anti-populistes de
la part du camp Clinton qui reflètent ces inégalités.
Il faut essayer de comprendre pourquoi le monde
anglo-saxon, qui a imposé au monde les règles du libre-échange, la
globalisation, ne supporte plus les conséquences de ses propres valeurs.
Comme si on avait été trop loin dans le stress induit par les
conceptions néolibérales. On a constaté une remontée de la mortalité
dans la population blanche (les blancs représentent 75% de la
population), qu’on ne retrouve pas dans les minorités noire et
hispanique. La mortalité du groupe blanc a cependant continué à baisser
chez les éduqués supérieurs.
On devra observer dans les résultats des élections les
différences selon le niveau éducatif. Dans le groupe blanc, le vote
Clinton / Trump est directement lié, et consciemment, au niveau
éducatif. Dans les derniers sondages, Trump était majoritaire dans le
groupe ayant une éducation supérieure incomplète (n’ayant pas atteint le
niveau de la licence) mais finit par s’implanter dans le monde ouvrier
blanc.
Ce qui rend la poussée électorale de Trump dangereuse
pour les Démocrates, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une révolte
“populiste” de gens ayant un niveau éducatif très bas, mais c’est aussi
un phénomène de classes moyennes. Et les bouleversements historiques
interviennent dans les sociétés quand les classes moyennes
interviennent.
Réponses aux questions :
– Comparaison avec la situation en Europe
L’Amérique est en avance, y compris dans le déclin
économique. Mais la campagne est intéressante parce que les Américains
décident pour eux-mêmes, ce qui n’est pas le cas en Europe.
– Perte de prestige des USA
L’extérieur est important dans la campagne. La
russophobie des Démocrates, qui ne semblent penser qu’en terme
militaire, est ahurissante. L’Amérique perd le contrôle de tous ses
alliés (Europe contrôlée par l’Allemagne, etc.). Mais subsiste une
solidarité mondiale des establishments, souvent des gens de gauche,
présentant Trump comme dangereux et Clinton comme compétente. Or le
message de Trump porte sur la question de la réalité. Il dit à
l’Amérique que ça va mal, alors que Clinton défend des “valeurs”. A
l’international, Trump prend acte du déclin, pense que les alliés
doivent assurer leur propre défense, mais n’est pas belliciste, veut
s’entendre avec la Russie. Clinton veut conserver une société fragmentée
par l’absence de protection douanière et dans le domaine international a
des projets d’intervention en Syrie, rend possible l’idée de guerre
avec la Russie. L’establishment est dans une problématique de domination
culturelle plutôt que de perception de la réalité du monde.
– Le mandat Obama
L’électorat a fini par se rallier à Clinton, mais Obama
avait déjà opéré un premier recentrage national en terme de couverture
santé, de reconstruction des infrastructures. C’est un paradoxe. Avant
qu’il soit aspiré par le "clintonisme", Obama a préfiguré l’évolution
actuelle, qui touche à la fois la gauche et la droite. Le système
anglo-saxon peut produire des ruptures assez violentes, comme l’arrivée
au pouvoir de Reagan en 1980 et le virage néolibéral. Avec le Brexit,
premier recentrage national, on a vu apparaître avec Teresa May un
discours “conservateur de gauche” se préoccupant des classes populaires.
Le retour aux conceptions nationales semble sur une voie inéluctable.
– Comment expliquer la position des Démocrates "clintoniens" ?
Ce sont les partisans d’une société post-démocratique.
La force électorale de l’Amérique impériale représentée par Clinton est
constituée d’un groupe supérieur assez massif croyant à la
globalisation, allié à Wall Street et disposant d’un mercenariat
électoral captif, les minorités. Le simple fait que les classes moyennes
et le prolétariat noirs votent de la même façon montre du reste que la
question raciale n’est pas résolue. Le pari démocrate repose sur
l’espoir d’une évolution démographique : l’importance des minorités,
alors que l’Amérique de Trump ne reposerait que sur une minorité
blanche. Mais la rhétorique des minorités produit des effets de
sur-mobilisation blanche (le corps électoral est encore aux 3/4 blanc).
Les noirs qui votent démocrates votent contre leur intérêt économique.
Les gens favorisés le plus par une politique protectionniste seraient
ceux de la minorité noire. Et Clinton n’est pas Obama. Bill Clinton
avait joué un rôle assez dur dans la poursuite des politiques
d’enfermement carcéral des jeunes noirs. Les Hispaniques dans les
sondages restaient à 30% en faveur de Trump en dépit de ses déclarations
sur les Mexicains. Mais ceux-ci ne sont pas tellement à gauche,
traditionnellement.
La démocratie américaine est une démocratie raciale
fondée sur la solidarité du groupe blanc contre les minorités indienne
et noire. La notion de race semblant indépassable, la dé-ségrégation
issue des lois civiques a déstabilisé le système démocratique américain.
Le Parti républicain s’est redéfini comme un Parti blanc. Les
politiques néolibérales contre les subventions publiques étaient admises
tant qu’on suggérait que les aides sociales étaient orientées vers le
groupe noir. Trump a détruit cette logique en se désolidarisant des
objectifs libre-échangistes. La problématique a été déplacée par Trump
des valeurs religieuses traditionnelles du Parti républicain vers des
problématiques de classe. On s’aperçoit que la stratégie démocrate est
par contre raciale. Et Sanders écarté, Clinton s’est recentrée sur les
“valeurs”.
– Sur la démocratie : en phase de déclin.
La France n’est plus une démocratie. Le vote est devenu
une simple “illustration”. On revit peut-être quelque chose d’assez
habituel dans l’histoire de la démocratie. La victoire du Brexit,
victoire spectaculaire des non éduqués sur les éduqués supérieurs. Les
universitaires anglais sont en fureur. Mais les représentants anglais
conservateurs respectent la démocratie. Aux États-Unis, Trump,
personnage improbable, se met à la tête du même genre de revendication.
Il faut parler de révolte populaire ou de révolte démocratique car
l’oligarchie a échoué en terme social et économique par rapport aux
intérêts du gros de la population. Mais ce regain démocratique nous
confronte à la réalité du fondement ethnique de la démocratie : il n’y a
pas de démocratie sans un peuple qui existe à travers une langue et des
habitudes culturelles. La problématique migratoire, la redéfinition du
corps national et de la conception des frontières qui peut apparaître
absurde dans un monde varié et coloré qui ne permet pas de parler
vraiment d'”ethnie” est pourtant un phénomène primordial. Le corps des
citoyens n’est pas un absolu, il a besoin de se définir “contre”. En
Amérique, contre les Indiens et les Noirs. En admettant que le phénomène
Trump constitue un regain démocratique, c’est à l’intérieur du groupe
blanc, qui se définit contre d’autres groupes, tels que les Mexicains.
L’idée de démocratie est confrontée à un non-dit.
– Que peut faire Trump ?
C’est une situation historique qui n’a jamais existé.
Peut-il y avoir un ralliement des éduqués supérieurs à une stratégie de
recentrage national ? On est peut-être dans une logique de lutte des
classes, mais il y a la question raciale qui est actuellement
indépassable.
– Le Brexit a été plébiscité par les classes inférieures et moins éduquées
On aurait dit il y a peu de temps que le fait que cette
catégorie d’inférieurs vote le Brexit invalide ce scrutin. C’est ce
qu’on disait du vote noir aux États-Unis : en quoi un vote d’inférieurs
serait-il valable ? En France, le vote contre le Traité constitutionnel
européen a été invalidé. Au Royaume-Uni, le tempérament démocratique est
plus fort. Le vote sur le Brexit est respecté.
On peut se demander si les éduqués supérieurs sont
réellement supérieurs. Le système éducatif pensé comme émancipateur est
devenu une machine à fabriquer des inégalités et donc à justifier
l’inégalité.
Il s’agit avant tout d’un monde de bons élèves. Le tri
ne se fait pas que sur l’intelligence mais aussi sur l’obéissance :
intelligence et soumission. Peut-on vraiment décrire l’establishment
français ou américain comme intelligent ? Il faut décrédibiliser l’idée
que ce monde supérieur est supérieur en intelligence, par exemple du
point de vue de l’économie. Une population qui élirait Trump
désavouerait ce système de domination. On reproche souvent aux
Républicains d’être Créationnistes. Mais que penser de
l’auto-hallucination de centaines d’économistes, pétitionnant contre
Trump, présentant le libre échange comme indépassable ? Il s’agit de
fausse conscience : les éduqués supérieurs ne sont pas supérieurs.
Source : Blog Mediapart, Emmanuel Todd, 08-11-2016
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