Les Gilets jaunes et la lame de fond qui vient
La fumée des barricades embrasées donnait aux illuminations de Noël un aspect d’étrange féérie. Les Champs Elysées
n’avaient sans doute jamais connu un tel chaos. Et l’on pourra se
demander qui, de la Marie de Paris ou des forces de l’ordre, est
responsable d’avoir laissé le matériel des innombrables travaux de
voirie sur un espace où était annoncée une manifestation, un espace que
les CRS auraient pu sécuriser mais dont ils ont choisi de laisser
l’accès libre pour ensuite déplorer le triste spectacle. L’analyse des
décisions d’encadrement des forces de l’ordre devra d’ailleurs être fait
: il était étonnant de voir des CRS chasser des manifestants d’un
périmètre et ne pas le sécuriser par la suite, de sorte que les mêmes
manifestants revenaient par des rues adjacentes. Les images enchanteront
les télévisions américaines qui pourront disserter à loisir sur la
France, pays de guérilla.
Bilan catastrophique, mais le pouvoir peut
se féliciter. Les Français retiendront les images de la manifestation
parisienne, commentées tant et plus par des chaînes d’information
continue dont les innombrables experts distinguaient doctement parmi les
manifestants des militants d’ultradroite et des identitaires, au motif
que surnageaient quelques drapeaux bretons ou vendéens. Pourtant, sur
les 106 301 Gilets jaunes officiellement recensés (chiffre
vraisemblablement sous estimé, mais hilarant de précision et surtout
extrêmement important), 8000 seulement étaient à Paris. Partout
ailleurs, à Bordeaux, Montauban, Toulouse ou Colmar, les gens qui
défilaient l’ont fait avec une admirable dignité, dans un souci du bien
commun qui force le respect. Le contraste avec les déclarations du
Ministre de l’Intérieur tentant de renvoyer l’ensemble des gilets jaunes
à l’extrême droite illustre la déchéance d’un pouvoir acculé.
Tous
les observateurs honnêtes témoigneront que, même à Paris, la majorité
des manifestant était pacifique. Quand un jeune homme s’est avisé de
briser la vitrine de la boutique Zadig et Voltaire du Rond Point, les
forces de l’ordre l’ont laissé faire, et ce sont des Gilets jaunes qui
se sont interposés. Mais le spectacle offert par les chaines d’info,
comme les commentaires des macronistes officiels et officieux, ne
laissait pas deviner ce civisme, malgré les nombreuses Marseillaises
entonnées ici ou là.
Le Président de la République a préféré fustiger
ceux qui « ont agressé les forces de l’ordre », laissant croire qu’il
s’agirait de Gilets jaunes et non ces casseurs qui s’infiltrent dans
chaque manifestation.
Emmanuel Macron, du temps où il faisait la
leçon à son prédécesseur, avait reproché à François Hollande son mépris
pour les manifestants de la Manif pour tous. La tactique était pourtant
simple, renvoyer à toutes forces les citoyens pacifiques du premier jour
vers Civitas et les identitaires, laisser le mouvement se radicaliser
pour mieux le décrédibiliser. Les Gilets jaunes sont un mouvement
spontané, venu des tréfonds du corps politique. Une colère, une
indignation, même, contre un système injuste qui empêche peu à peu les
petites classes moyennes de vivre correctement de leur travail. La
morgue macronienne et les caricatures de Christophe Castaner n’ont qu’un
objectif : renforcer les éléments radicaux de ce mouvement pour le
transformer en une éruption extrémiste.
Mais la colère des Gilets jaunes
est d’un autre ordre qu’une protestation contre un projet de loi. C’est
une lame de fond qui monte. Les Gilets jaunes ne sont que les premiers
soubresauts du séisme à venir. Car ils incarnent ce tiers état qui
aspire simplement à ce que soient tenues les promesses de la démocratie.
Un tiers état qui trime pour boucler ses fins de mois et qui voit les
0,1% les plus riches échapper à l’impôt, qui voit l’Etat s’appauvrir et
couper dans les services publics plutôt que de lutter contre les
procédés d’optimisation fiscale des multinationales.
La question
politique qui s’impose à nous est de savoir comment on peut se
retrouver, plus de deux siècles après la révolution française, face à
des mouvements populaires qui ressemblent tant à ceux d’un peuple soumis
à l’ancien régime. Les privilèges qui furent abolis dans la nuit du 4
août 1789 se sont reconstitués. Emmanuel Macron n’est évidemment pas la
cause de ce phénomène, dont il faut chercher les sources dans le
processus de dérégulation de l’économie qui a peu à peu détruit le
compromis social et politique issu de la seconde guerre mondiale. Mais
Emmanuel Macron avait réussi à faire croire le temps d’une campagne
qu’il portait la nouveauté. Il était le changement sans le chaos, la «
révolution » sans la violence mais avec l’enthousiasme. Les quelques uns
qui tentaient alors de faire valoir que le changement proposé n’était
que de façade, qu’il s’agissait de remplacer les hommes pour mieux
préserver le système, ont été traités de « déclinistes », de «
populistes » ou de « réactionnaires ». Il était hors de question de
gâcher la fête avec des interrogations désagréables, comme celle qui
consistait à demander ce qui se passerait le jour où, au pied du mur, il
faudrait choisir entre les propositions contradictoires de l’« en même
temps », et si le macronisme – ô suspense – préférerait fâcher le peuple
ou les lobbys. Il n’y aura fallu que dix-huit mois. Quelques mois pour
démontrer que dans un environnement économique contraint, où
l’orthodoxie budgétaire interdit tout investissement, mais où il est
également inenvisageable de protéger ses filières vitales, la seule
marge de manœuvre possible est l’impôt, non pas pour les plus riches,
qui partirait avec les derniers capitaux, mais pour les classes moyennes
assignées à résidence.
La vieille recette de la reductio ad lepenum
de toutes les oppositions ne fonctionnera plus très longtemps. En
revanche, il est urgent d’offrir un débouché politique à la colère d’un
peuple qui se sent acculé, condamné à la simple survie pour préserver un
système dans lequel les individus sont privés de leur rôle de citoyens
pour n’être que des rouages d’une machine économique orientée vers le
profit de multinationales déterritorialisées et d’élites détachées de
toute appartenance et de toute solidarité. Les Pierre Moscovici et les
Jean-Claude Junker seraient bien avisés d’entendre le grondement de tous
les Gilets jaunes du monde occidental, car nul ne peut souhaiter que la
colère se transforme en rage et en désespoir.
Source : https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=2129453703743260&id=138551942833456&__xts__[0]=68.ARBy5RDpK7R1dusHQrjUqfg3RWDKTjUNO6g4HV7zHrFj7mER3sFhIM3lsAK_iKI1FiHHEPYH9oCP2ms518T33DFPo_qcCy9uA8xnUIg8OYJyZO4YI1qRPJD_tQ90DQgVNckRSV-zouUgz8ThI0J7VM5j58-ydMRS9Ew_COkebo0OiMJCFNNk3sqRLZ1YuTnB5H3H02KLNtcOC17vblcEq-wxeUTCAGOqMWVFQUceOrmfxjBsRNPBJRaztChKHut-dtZu_53k3HY2DnzcRwm9_PPL0pz6LAWlo1EyrgyHbph6gYQcU1kKxaFmi1e0QrLuV9O0neVjMSjuazTReDznmrbBnjvXVgAQSj2l1O1lBOquFYoBUTrTCBjqAgLD3iH7RDxfF6IvbFraAIfax1fovoj3pktoeIPirjazez3MjS-FylAW0AFas6qZr5mxM68vYVjRg3vt6C1dCAj8tdLoPgeFhXJMhpbiQ4zlZXoVigHxEIuCNTBYWi0-&__tn__=C-R
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