Eva Joly est députée
européenne, vice-présidente de la Commission spéciale sur la criminalité
financière, la fraude fiscale et l’évasion fiscale (TAX3) du Parlement
européen. Depuis Strasbourg, elle est revenue sur les derniers scandales
financiers européens, sur les difficultés de mettre en place des
solutions et sur la question des lanceurs d’alerte.
Eurosorbonne : Quand est-ce que le Parlement a commencé à s’intéresser à la question de l’évasion fiscale ?
Eva Joly : Nous avions
commencé notre travail après le scandale de LuxLeak en novembre 2014, où
il était devenu évident pour tout le monde que 350 multinationales
avaient un rescrit
fiscal avec le Luxembourg. De ce rescrit, il résultait qu’elles ne
payaient qu’un pourcentage très faible d’impôt. Nous avons alors pu
obtenir un mandat pour une commission spéciale, qui était chargée
d’étudier et comprendre l’étendue de la problématique et de proposer des
réformes pour y remédier. Nous l’avions appelé TAX1, et son mandat a
été prolongé. Et juste au moment où nous terminions le travail sur
LuxLeak en 2016, il y a eu le scandale des Panama Papers. Nous avons
alors créé la commission TAX2, qui travaillait plus précisément sur les
éléments révélés par ce dernier. Mais ce n’était que la partie émergée
de l’iceberg.
Que ressort-t-il de ces commissions spéciales ?
À partir des Panama Papers, nous avons
enquêté et fait des propositions très concrètes à la Commission. Ce que
nous voyons à travers ces leaks, c’est que la législation sur
le blanchiment n’est pas suffisamment appliquée, puisqu’il avait été
possible que des milliards d’euros quittent les pays européens pour
aller se cacher dans les paradis fiscaux. Et ce, sans que les mécanismes
anti-blanchiment soient déclenchés ! En parallèle, nous avons travaillé
au renforcement des règles de lutte contre le blanchiment. Nous en
sommes à la cinquième directive, dans laquelle il est prévu la création
d’un registre des bénéficiaires finaux des sociétés mais aussi des
trusts, ce qui manquait jusqu’à maintenant. C’est une avancée très
importante. Maintenant, il va être obligatoire d’enregistrer le créateur
du trust, son bénéficiaire, le protecteur, le trustee…
Malheureusement, le registre n’est pas d’accès public, mais l’intérêt
peut être facilement justifié. C’est quand même un grand pas en avant.
Nous avons aussi recommandé un
changement complet du système de taxation des multinationales. La source
du problème, c’est que les multinationales ont énormément de filiales
et déplacent les bénéfices de l’une à l’autre de manière artificielle,
ce qui rend les paradis fiscaux attractifs. L’Europe est seule au monde,
et nous pensons que c’est une voie sans issue : on aura beau mettre des
règles sur le prix des transferts, les services fiscaux n’arriveront
jamais à suivre les entreprises qui ont des milliers de filiales. Nous
pensons qu’il faut changer de système, qu’il faut une taxation unique,
faite au siège de l’entreprise avec une répartition du produit fiscal
selon des critères préétablis. Il faut tenir compte du chiffre
d’affaire, qui est un indicateur qu’on ne peut pas beaucoup fausser, du
lieu des investissements matériels… Nous avons aussi des critères
permettant de taxer l’industrie numérique : le nombre de clics, le
nombre de contrats signés par pays, la valeur des informations vendues…
Pour chaque mandat, nous avons conduit
énormément d’auditions. Mais c’est presque toujours très décevant, très
convenu. Il n’en ressort pas grand-chose. Nous avions juste terminé ce
travail là lorsqu’il y a eu les Bahamas Leaks. Ce qui caractérise TAX3,
c’est que nous nous sommes penchés sur des sujets annexes : sur le rôle
de Malte et de Chypre, plus particulièrement comme des lieux de
blanchiment et de vente de visas dorés.
Comment l’Europe peut-elle
lutter contre ces fraudes titanesques et complexes, qui exploitent les
failles du système fiscal international ?
La solution, c’est l’ACCIS
(Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés, ndlr). Ce
qui fait que ces fraudes sont possibles aujourd’hui, c’est qu’on taxe
chaque filiale d’une entreprise là où elle a décidé de l’établir, donc
dans les paradis fiscaux. L’OCDE, dans son projet BEPS
(Base Erosion and Profit Shifting, ndlr) de 2015, avait promis de
s’attaquer à la problématique des paradis fiscaux. Mais ils essayent
d’arranger quelque chose qui n’est pas arrangeable ! C’est une erreur de
base : avec des armées d’avocats fiscalistes, les entreprises ne vont
pas lâcher. Mais avant que le monde le comprenne, il va se passer encore
15 ans. D’ici là, nous aurons la révolution par l’injustice.
Quand l’Europe dit que cette voie est
sans issue, ça ne plaît ni aux Américains ni à l’OCDE. Malheureusement,
c’est aujourd’hui la seule institution internationale qui travaille sur
la fiscalité. Les Nations Unies devraient sortir une convention fiscale,
en fixant les normes internationales et en tenant compte des besoins
des pays en voie de développement, mais ils n’en ont pas les capacités.
Et surtout, l’OCDE a un mandat du G20 depuis 2008. Elle est donc très
légitime dans ses propositions. Malheureusement, elle est l’organisation
des multinationales. Si on ne comprend pas ça, on ne comprend pas le
monde. Des fils d’archevêques pourront beaucoup voyager et faire des
millions de réunions, cela ne changera rien à la problématique : l’OCDE
travaille sur la base du consensus, et il n’y en aura jamais.
Comment vos propositions sont-elles reçues au sein des institutions ?
Ce qui est très intéressant, c’est que
le vote du Parlement sur l’ACCIS en mars 2018 a recueilli une très forte
majorité. Ce projet, porté par les Verts, a été rejoint par l’ensemble
des forces politiques, y compris la droite. Notre malheur, c’est que la
Commission est dirigée par l’ ‘évadeur’ fiscal en chef, Jean-Claude
Juncker. Lorsqu’il était Premier ministre et ministre des Finances du
Luxembourg, il a mis en place ce qui fait la richesse de son pays, c’est
à dire le détournement des produits fiscaux des autres pays. Nous
l’avions coincé avec LuxLeak au début de sa législature, mais une grande
coalition le protégeait. Quand il est venu en audition à TAX3, il avait
promis d’utiliser l’article 116 du Traité. Cet article rend possible,
en cas de grave distorsion de concurrence, de passer en co-décision
après avoir constaté l’absence d’unanimité. Cette décision dépend d’une
délibération au sein de la Commission, entre Pierre Moscovici et
Jean-Claude Juncker. Il a répété dans son Discours de l’état de l’Union
il y a quelques mois qu’il était important de sortir de l’unanimité,
mais je pense que nous sommes maintenant trop proches des élections pour
qu’il le fasse. Je ne sais pas si la prochaine législature va porter ce
dossier comme nous le faisons, mais je pense que les Verts seront
toujours là pour le défendre. Ce combat est un combat majeur pour
financer la transition énergétique.
Tous ces scandales qui ont lancé
les commissions TAX ont été rendus possibles par des lanceurs d’alerte.
Aujourd’hui, la directive « secret des affaires » est passée. D’un
côté, le Parlement lance des commissions grâce aux lanceurs d’alerte et
de l’autre, des directives sont votées qui vont empêcher ce travail.
Quel impact cela va-t-il avoir ?
Les Verts ont lutté contre la directive « secret des affaires
», qui est un pur scandale, mais qui a été portée par les socialistes !
Merci à eux… Nous travaillons actuellement sur la directive « protection des lanceurs d’alerte
», qui est déjà une victoire. Dans le libellé, qui est encore en
négociation, nous essayons de faire passer l’idée qu’on ne peut pas
opposer à un lanceur d’alerte le secret des affaires dans l’ensemble des
États membres. Le secret des affaires est d’un rang inférieur à la
protection des lanceurs d’alertes. Ça réglerait le problème en France,
parce qu’il serait dit dans un texte européen que l’un ne pourrait pas
empêcher l’autre.
Selon vous, les commissions créées après les scandales ont-elles permis de réelles avancées ?
Oui, je le pense vraiment. La directive «
lanceurs d’alerte » est une avancée et l’une de nos revendications.
L’obligation aux intermédiaires de dénoncer aux services fiscaux les
schémas de défiscalisation mis en place est très importante. Et surtout,
le texte sur l’ACCIS va finir par passer ! Je pense aussi que les
rapports que nous avons faits seront toujours là, dans le domaine
public. Je suis fermement convaincue que lorsque l’opinion publique est
éclairée, que la situation est injuste, il y a une force irrésistible
pour que ça change.
Il y a pourtant une
multiplication de ces affaires, et on a l’impression qu’elles font de
moins de moins en bruit, passant de plus en vite dans l’actualité…
Je ne sais pas si elles passent de plus
en plus vite… Je pense que l’existence de nos commissions spéciales et
de nos commissions d’enquête a fait qu’on ne peut pas les oublier. Nous
avons maintenu la pression et décrit le problème. Les Verts vont publier
deux rapports traitant de ces questions avant la fin de l’année, et je
recommande aux journalistes de les lire. Nous produisons de l’empirique,
de la connaissance qui n’est pas théorique sur la fiscalité. Jusqu’à ce
que nous créions nos commissions, les spécialistes savaient ce qu’il se
passait mais l’opinion ne le savait pas. Aux journalistes de rapporter
la bonne parole.
Propos recueillis par Apolline Garnier et Nezim Tandjaoui.
Crédit photo : Matthieu Riegler, CC-by
Source : http://www.eurosorbonne.eu/2018/11/21/eva-joly-malheur-cest-commission-dirigee-l-evadeur-fiscal-chef/?fbclid=IwAR3SV1EtUkYd-MQe6Hfjiy-S8vuEo-LA5OyOc6A7YNPhCT9EvPhneMIEiMA
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