Vivons-nous en « démocratie » ? Bien sûr que non[1] ! Quelle drôle de question[2],
me direz-vous. Cependant, si l’on en croit les médias de masse, les
membres du gouvernement, les philosophes et autres intellectuels
médiatiques, cela ne fait aucun doute : nous vivons évidemment en
démocratie. Pour preuve, leur meilleure justification consiste bien
souvent à bafouiller quelque chose signifiant à peu près « parce que
c’est le nom du régime politique actuel », ou « parce que les
institutions actuelles correspondent à ce que l’on appelle la
démocratie », bref, une sorte de tautologie qui suggère que nous vivons en démocratie parce que nous vivons en démocratie.
En termes de bluff, un joueur professionnel de poker ne ferait pas
mieux, ou pas pire, c’est selon. Un rapide examen des institutions
étatiques actuelles nous montre, au contraire, qu’elles sont toutes
directement issues de régimes politiques qui n’avaient strictement rien
de démocratique, pas même l’ombre d’une prétention.
Commençons par la plus détestée : la
police. Pas besoin de recourir à des sources controversées pour
découvrir l’histoire séculaire de cette triste institution. Le site web
officiel de la police nationale l’explique très bien :
« Au XIVe siècle, la hiérarchie royale s’établit comme suit : prévôt dans les prévôtés (de la taille d’une châtellenie ou fief, une grosse commune rurale d’aujourd’hui), bailli ou sénéchal dans les bailliages ou sénéchaussées (de la taille d’un comté, environ d’un quart de département).Ils cumulent des pouvoirs d’administration, de police et de justice. Cette hiérarchie est plus tard coiffée par les intendants, que l’on peut apparenter à nos préfets. […]‘La police consiste à assurer le repos du public et des particuliers, à protéger la ville de ce qui peut causer des désordres’. L’édit que présente Colbert à Louis XIV en mars 1667 résulte de l’évolution des mœurs françaises depuis quelques siècles en matière de sécurité publique. Il envisage une approche globale de la criminalité et constitue l’acte fondateur de la police sous l’ancien régime en clarifiant une situation héritée du moyen-âge [sic].La charge de lieutenant de police qu’il institue a pour but de créer un pouvoir autonome veillant à la bonne marche de la cité, quelque pression qu’il puisse subir. »
Au passage, il faut souligner un point
important. À la lecture de leur formulation de l’histoire de la police,
on ne ressent absolument pas — et il n’est jamais suggéré — que la
« bonne marche de la cité » constitue l’imposition autoritaire et
violente d’un ordre social hautement inégalitaire élaboré par et pour
une poignée d’autocrates. Le discours étatique, y compris
(manifestement) celui de l’État soi-disant démocratique de
notre temps, évite toujours l’autocritique, c’est-à-dire la critique de
l’État, même de l’État autoritaire, même de l’État royaliste ouvertement
et officiellement antidémocratique d’il y a plusieurs siècles.
L’histoire étant écrite par les vainqueurs, cela n’a rien de surprenant.
Les descriptions des régimes étatiques du passé — royaumes, empires,
etc. — que l’on peut lire dans un certain nombre de manuels scolaires
traitant de l’histoire française n’insistent que très rarement sur leurs
côtés profondément antidémocratiques, autoritaires, inégalitaires. Le
même phénomène de culte du pouvoir fait que des Stéphane Bern — des
lèche-bottes des descendants des rois et des reines d’autrefois, des
nostalgiques des régimes ouvertement despotiques du passé — bénéficient
d’émissions sur les principales chaînes de télévision et, plus
généralement, de tribunes dans les médias de masse (radios, journaux) ;
que de nombreuses rues portent les noms de nobles, de tyrans et de
dictateurs ; que les villes sont parsemées de statues à leurs effigies ;
que leurs demeures (palais, châteaux, etc.), jugées dignes
d’admiration, deviennent des musées ou des attractions touristiques ;
que partout, dans la culture dominante, on parle de ces « grands hommes
qui ont fait l’histoire » ou qui « ont fait la France », etc. Ce
phénomène découle du principe implicite et inhérent à toute société
étatique selon lequel l’État (soi-disant démocratique, ou pas), comme
ses dirigeants, doit être respecté, glorifié. Du principe qui fait que
le pouvoir glorifie le pouvoir.
Quoi qu’il en soit, ce qu’il faut
comprendre, et retenir, c’est que la police est une création historique
de la royauté dont la « démocratie » moderne a (étrangement) hérité.
Le Sénat et l’Assemblée nationale, pour
faire simple (on pourrait remonter encore plus loin dans le temps) sont
des produits de la révolution bourgeoise de 1789 (« la constitution
thermidorienne de 1795 fait naître le Sénat sous le nom de Conseil des
Anciens ; il devint Corps législatif sous le Consulat et l’Empire[3] » ;
l’Assemblée nationale, quant à elle, est née en 1789 lorsqu’un groupe
de bourgeois, les fameux « députés du tiers état », considérant, avec la
mégalomanie habituelle des bourgeois, qu’ils représentent « les
quatre-vingt-seize centièmes au moins de la nation », décident de se
proclamer Assemblée nationale). Il s’agit donc là aussi d’institutions créées par et pour des régimes non démocratiques.
Même chose pour les ministères : « Au
moment de la Révolution française, les mots ministre et ministère
deviennent courants et la Constitution de 1791 en fixe le nombre à six :
Justice, Intérieur, Contributions et revenus publics, Marine, Guerre,
Affaires étrangères[4]. »
Le site du ministère de l’Intérieur le vante sans aucune gêne :
« Depuis deux siècles, le ministère de l’Intérieur est au cœur de
l’administration française : il assure sur tout le territoire le
maintien et la cohésion des institutions du pays. » Il y a deux siècles,
parce que c’est Napoléon Bonaparte, ce grand démocrate, qui a créé « ce
qui a fait, et fait encore, la force de l’État en France : une
administration institutionnalisée, indépendante, professionnalisée,
hiérarchisée, rationalisée, nerf de la puissance publique. La politique
intérieure de Napoléon s’exerça au travers de cette pyramide solide. À
la tête de l’État, l’Empereur confia la direction d’un pan de l’action
publique à des ministres[5]. »
Là encore, à travers son propre discours, on constate que l’État, loin
d’être critique à l’égard des régimes étatiques autoritaires et
ouvertement despotiques du passé, se vante d’en être l’héritier direct.
Ainsi, de la tyrannie bonapartiste nous
avons aussi hérité la Légion d’honneur, le Code civil, le Conseil
d’État, et une bonne partie des structures actuelles de l’État. C’est
également sous Napoléon Bonaparte que l’institution scolaire commence à
prendre sa forme actuelle. Le site web de la Fondation Napoléon
l’explique : « Sous le Consulat, Bonaparte met en place de nouvelles
institutions qui parviendront jusqu’à nous, tant elles ont paru
conformes aux nécessités de notre pays. » C’est-à-dire que les
institutions établies par et pour un dictateur ont « paru conformes aux
nécessités de notre pays » supposément démocratique. Simple coïncidence.
D’ailleurs, à propos de Napoléon et de
la glorification des despotes des régimes étatiques passés, il faut
savoir que la Fondation Napoléon, considérée d’utilité publique [sic],
bénéficie d’aides publiques, comme lorsqu’elle a eu pour projet d’éditer
la correspondance générale de Napoléon Bonaparte. C’est-à-dire que
l’argent des contribuables, l’argent des petites gens — celui des
descendants des sujets de l’Empire — est utilisé — par les descendants
des dirigeants de l’Empire — pour financer cette fondation qui « se
donne pour mission de faire connaître l’histoire du Premier et du Second
Empire, et de contribuer à la mise en valeur du patrimoine
napoléonien ». Qui se donne pour mission, autrement dit, de glorifier
tout ce qui se rapporte à ce tyran sanguinaire, ce meurtrier de masse[6]
qu’est Bonaparte. Les Guadeloupéens et les Martiniquais, qui subissent
toujours les conséquences de la colonisation et qui, en plus de cela,
paient le prix de politiques néocoloniales incroyablement irresponsables
— avec l’empoisonnement des terres au chlordécone[7]
pour au moins un demi millénaire, parfois qualifié de « Tchernobyl
antillais », pour ne donner qu’un exemple — doivent se réjouir du fait
que leurs impôts servent à glorifier leur Némésis, le « Bourreau des
Antilles », Napoléon Bonaparte.
***
Mais revenons-en à l’imposture
démocratique. Un des seuls arguments avancés par ceux qui croient vivre
en démocratie consiste à affirmer que l’élection est synonyme de
démocratie. Sauf que pas du tout. La « démocratie » (le pouvoir du
peuple) n’est pas synonyme de « régime électoral » (la délégation du
pouvoir à un petit groupe de gouvernants), au contraire[8].
***
Et d’ailleurs, nous pourrions continuer
encore et encore. La majorité des institutions qui régissent
actuellement notre société sont des produits des régimes tout sauf
démocratiques du passé. La duperie est grotesque d’une organisation
sociale qui, d’un côté, se proclame radicalement différente
(« démocratique ») de celles qui l’ont précédée (royautés, empires,
etc.) et, de l’autre, se fonde précisément sur leurs institutions. Et
pourtant, il s’agit d’un procédé très commun dans la société marchande.
Les commerciaux professionnels de la sphère anglophone parlent de rebranding. Le rebranding
est « une stratégie marketing qui consiste à trouver un nouveau nom ou
un nouveau symbole pour une marque établie de longue date, afin de lui
donner une identité différente, nouvelle, dans l’esprit des
consommateurs, des investisseurs, des concurrents et autres acteurs. »
Ce même procédé a d’ailleurs donné
naissance au mal nommé « développement durable ». Lorsqu’ils se sont
rendus compte que tout ce dont ils faisaient (et font) frénétiquement
l’éloge, et qu’ils regroup(ai)ent derrière le concept du
« développement », précipitait une catastrophe écologique (et sociale)
globale, et quand ils ont réalisé que l’opinion publique commençait à
s’en inquiéter, les dirigeants étatiques et corporatistes du monde ont
conjointement décidé, après quelques réunions (comme la Conférence de
Stockholm), d’employer, à la place du terme « développement »,
l’expression « développement durable ». Quelle imagination féconde, me
direz-vous. Certes, mais là n’est pas l’important. Ce qu’il faut voir,
c’est que fondamentalement, rien n’a changé[9]:
la planète est toujours en train d’être détruite (mais par la
production d’ampoules basse consommation plutôt que haute consommation,
de réfrigérateurs ou de téléviseurs A+++ plutôt que E-, de plastique
soi-disant biodégradable en plus du pas du tout biodégradable, de
véhicules roulant au biodiesel en plus de véhicules roulant au pétrole,
etc.). Seule la manière de qualifier ce qui était et ce qui est encore entrepris a changé. D’où la continuation de la catastrophe.
De la même façon, nos « démocraties » modernes sont des rebrandings
des régimes autoritaires du passé. Sous son nouveau vernis, l’État
reste l’État : une organisation sociale fondamentalement
antidémocratique. Seule son appellation a changé.
Nicolas Casaux
Relecture : Lola Bearzatto
P. S. : Je ne prends
pas ici le temps de revenir en détail sur ce qu’est une vraie
démocratie, je considère que le lecteur comprend qu’il s’agit d’une
organisation sociale élaborée par et pour l’ensemble de ses membres,
dans laquelle ils ont tous voix au chapitre, etc. Ceux qui voudraient en
savoir plus peuvent, par exemple, se procurer l’excellent ouvrage Démocratie, histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France de Francis Dupuis-Déri.
- http://partage-le.com/2018/01/8605/ ↑
- https://youtu.be/8Tt9hRY7Uk8 ↑
- https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9nat_(France) ↑
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Minist%C3%A8re_fran%C3%A7ais#Historique ↑
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Ministres_de_Napol%C3%A9on_Ier#La_conception_du_r%C3%B4le_de_ministre_sous_le_r%C3%A8gne_de_Napol%C3%A9on ↑
- http://melanine.org/?Douceur-Coloniale ↑
- https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/06/07/scandale-du-chlordecone-aux-antilles-l-etat-a-fait-en-sorte-d-en-dire-le-moins-possible_5311379_3244.html ↑
- https://www.ledevoir.com/lire/370322/la-democratie-trahie-par-l-election ↑
- http://partage-le.com/2016/02/cet-insoutenable-mot-de-developpement-par-fabrice-nicolino/ ↑
Source : http://partage-le.com/2018/08/de-la-royaute-aux-democraties-modernes-un-continuum-antidemocratique-par-nicolas-casaux/
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Pour découvrir les autres articles signés Nicolas Casaux, consulter : http://partage-le.com/author/niko7882/
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