mardi 1 janvier 2019

L'Humanitude au pouvoir

Comment les citoyens peuvent décider du bien commun
 

Enfin une bonne nouvelle en politique : on peut se fier à la capacité des citoyens à raisonner et à décider dans l’intérêt public ! Ce livre explique pourquoi et comment…
« Humanitude ». C’est ainsi que l’auteur baptise l’étonnante capacité des simples citoyens à comprendre les enjeux, à réfléchir, à délibérer et à prendre des décisions au nom de l’intérêt commun de l’humanité. Cet état transitoire se manifeste chez les personnes invitées à constituer des jurys citoyens pour proposer une solution à un problème d’intérêt général. L’humanitude est une propriété générale des êtres humains largement confirmée par l’expérience répétée des conférences de citoyens réunies à l’occasion de controverses sociotechniques. Jacques Testart propose d’exploiter cette capacité pour en faire un outil privilégié d’orientation et de gestion des sociétés humaines. Un protocole rationalisé et reproductible pour ces procédures est disponible sous le nom de convention de citoyens. L’auteur montre ensuite pourquoi et comment ce type de convention pourrait constituer une procédure ordinaire intervenant dans la plupart des choix publics fondamentaux : l’examen critique des programmes électoraux, les controverses sur des sujets de société, les choix à portée anthropologique tels ceux qui s’imposent à tous les humains pour les risques éthiques, écologiques et sanitaires liés aux innovations technologiques.

Jacques Testart est biologiste de la procréation et directeur de recherches honoraire à l'INSERM. Auteur connu pour son analyse critique de la science et des technosciences, il est aussi très impliqué dans la réflexion sur la nécessaire démocratisation des choix sociotechniques.

Sourcehttp://www.seuil.com/ouvrage/l-humanitude-au-pouvoir-jacques-testart/9782021219319

Extrait : http://ref.lamartinieregroupe.com/media/9782021219319/121931_extrait_Extrait_0.pdf

Introduction
Pourquoi ce livre ?

Vache folle, OGM, nucléaire et ses déchets, couche d’ozone et réchauffement de la planète, clonage, brevetage du vivant, partout l’incertitude gagne quand le faisable s’accroît et se
met en place. Alors, les élus, incomplètement informés, font surtout écho aux préoccupations portées par des groupes d’intérêt, ou encore, débordés par l’ampleur des savoirs à acquérir avant de pouvoir décider, ils délèguent à certains d’entre eux le champ de la technoscience et se satisfont de lieux communs dérisoires et redoutables : « On ne peut pas arrêter le progrès... », « Il faut bien demeurer compétitif... ».
De véritables leurres démocratiques sont aussi agités par le pouvoir politique pour résoudre les contradictions entre les projets qu’il veut imposer et les choix pressentis de la société,
particulièrement à propos d’innovations technologiques. Cela arrive pour la culture de plantes transgéniques aussi bien que pour le tracé d’une autoroute, l’implantation d’un incinérateur, l’escamotage des déchets nucléaires, la dissémination des produits nanotechnologiques, etc. À chaque fois, le gouvernement promet de faire « participer » le public en l’informant et en le consultant. Mais ces démarches interviennent souvent
après que les décisions furent prises et elles ont peu à voir l’humanitude au pouvoir avec la « participation » promise. Le pouvoir, qui utilise des arguments d’autorité (le savoir des « experts », les contraintes économiques), ignore aussi la pluralité des analyses provenant
de savoirs non techniques ou les démonstrations qui contre-disent l’expertise officielle. Alors, les quelques parlementaires commis aux réalités techniques (ainsi à l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques) subissent les assauts convergents des lobbies de la recherche et de l’industrie, soucieux de faire avaliser leurs promesses aventureuses. Et les militants indignés qui distribuent des tracts, arrachent des
plants, contrôlent les pollutions, dénoncent les risques et les manquements sont stigmatisés par l’appareil technoscientifique, du chercheur au politique, en passant par les marchands
d’illusions.
Au-delà des controverses socio-techniques, des procédures comparables concernent l’actualité politique et révèlent les mêmes carences démocratiques. Ainsi, à l’automne 2009, le gouvernement français lançait simultanément un « débat public sur les nanotechnologies » et un « débat national sur l’identité française », tous deux voués au néant démocratique : après dix ans d’investissements discrets mais massifs, on ne remettra pas en cause la compétitivité qu’apporteraient les nanoproduits ; quant à la définition d’une « identité française », vieux cheval de bataille de l’extrême droite, elle ne renversera pas le racisme
et la misère pour la plupart de ceux dont on voit bien qu’ils ne sont pas des Français « de souche » ! Plusieurs consultations politiques organisées en octobre 2009 dans deux pays européens ont montré que les citoyens sont susceptibles d’inverser les choix qu’ils exprimaient une année plus tôt. En Espagne, le projet de libéralisation de la loi sur l’avortement, approuvé par le gouvernement le 25 septembre, était immédiatement condamné par la population, selon un sondage qui montre une majorité d’opposants. Or, un an plus tôt, un précédent sondage indiquait une forte approbation du même projet.
En Irlande, alors que le référendum sur le traité de Lisbonne avait été rejeté en juin 2008, il fut approuvé en octobre 2009. Comment justifier une telle pratique qui permet aux partisans d’une certaine solution, repoussée par la population, de profiter qu’ils soient maîtres du jeu pour jeter encore les dés jusqu’à obtenir satisfaction ? Comment prendre au sérieux l’opinion si elle est susceptible de changer aussi rapidement ?
Pour expliquer la versatilité des citoyens, on dit que les Espagnols auraient pris tardivement conscience que leurs filles mineures pourraient, avec la nouvelle loi, procéder à un
avortement sans le consentement parental. Et que les Irlandais, très affaiblis par la crise économique, auraient été convaincus par des garanties sur le respect de « spécificités celtiques » (comme l’interdiction de l’avortement justement...). Possible... mais ces arguments, qui cachent la propagande intensive pour remplir les objectifs du pouvoir, soutiennent surtout que le peuple serait si peu fiable qu’il doit être fermement dirigé.
C’est pourquoi, face aux réticences des populations, experts et politiques répondent en proposant davantage de pédagogie, quand ce n’est pas de dirigisme (ainsi le pouvoir espagnol a fortement limité le droit à l’avortement en 2013). Mais alors, pourquoi donc nos dirigeants nous exhortent sans cesse à « débattre » en proclamant : « Faites-vous votre propre idée ! Exprimez votre opinion ! » ? Comme si l’opinion, exprimée à chaud et à partir d’informations non exhaustives, n’était pas seulement le reflet de l’efficacité d’un conditionnement... et comme si le « débat » n’était pas surtout l’occasion de ne retenir
que les « bonnes » opinions. Cette fièvre du « débat », à laquelle l’humanitude au pouvoir cèdent la plupart des démocrates, peut aller jusqu’à frôler l’obscène. Quand elle passe par un référendum dont le résultat, clair comme un couperet, est immédiatement enterré, on est
carrément dans la forfaiture. C’est ce qui est arrivé en 2005 quand les citoyens français ont rejeté massivement le projet de Constitution européenne, pourtant puissamment défendu
par l’establishment politique et médiatique. Après l’accusation scandaleuse contre les défenseurs de la démocratie, lesquels furent carrément jugés « anti-européens », le silence médiatique retomba sur cette trahison, malgré la crise politique de l’Europe et la vérification en quelques années que le pouvoir de la technocratie bruxelloise ruine les aspirations des peuples.
Cet épisode dramatique pour la démocratie marque une rupture durable entre le peuple et les « élites », sans aucune véritable analyse ou autocritique ultérieures puisque les « débats de société » dont les médias sont tellement friands n’ont jamais abordé ce sujet. Il signe la faillite de la démocratie « représentative », un séisme dans la mémoire populaire dont notre
pays paiera longtemps la facture, en particulier par l’abstentionnisme ou le vote « populiste ».
Comment l’avis des citoyens serait-il mieux respecté dans le champ de l’innovation technique où des intérêts énormes sont camouflés par des expertises absconses dans la comédie des consultations ? Il faut en finir avec ces leurres qui sont aussi des insultes à l’intelligence. Les humains valent beaucoup mieux que l’état de gogos auquel on les a réduits au jour le jour. Quand les incertitudes sur l’intérêt et les conséquences des technologies sont importantes, ce qui est de plus en plus fréquent, les autorités devraient rechercher et discuter les points de vue des simples citoyens, au-delà du cercle des experts statutaires. Mais, pour qu’il soit correctement argumenté, l’avis des citoyens doit se nourrir d’informations aussi exhaustives que possible. Il faut donc définir une méthodologie permettant de recueillir les avis de citoyens « naïfs » (non spécifiquement
impliqués dans la controverse) mais bien éclairés grâce à des informations complètes et contradictoires. Qui a peur de cette alternative au TINA (There is no alternative,en pratique depuis Margaret Thatcher) ? Pourquoi ne serait-elle pas compétente et efficace, c’est-à-dire productrice de solutions conformes au bien commun ? Et alors, puisque des propositions existent, pourquoi ne sont-elles pas débattues pour être éventuellement adoptées ?
Il n’y a pas d’avenir avec la compétition économique, cette nouvelle guerre de cent ans maximum (la planète ne tiendra pas davantage dans sa version hospitalière) qui prétend opposer les peuples aux peuples pour engraisser la finance. Il n’y a plus d’avenir pour la croissance, et c’est tant mieux pour le monde vivant ! La plupart des gens conviennent de tout ça, et de bien d’autres choses pourvu d’en avoir discuté. Pourtant, comme pour les catastrophes démontrées imminentes, tout se passe comme s’ils n’y croyaient pas, comme il arrive au moment de s’exprimer dans le rituel des élections. Quand les options sont
balisées par la domination d’une pensée unique, les électeurs semblent paralysés, et il ne reste que le jeu électoral, ses paris, ses champions. C’est ainsi que le protocole « démocratique » annule l’expression des désirs et des intelligences. Par coutume, ou par tartuferie, les dirigeants du pays comme ceux de l’opposition parlent de « volonté du peuple » pour désigner (à condition qu’elle leur convienne) l’opinion apparente de la majorité de la population. Ils clament qu’« il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles ». Notre démocratie est malade de sa démagogie : elle laisse croire que l’opinion fabriquée par les politiciens, les médias, et les communicants serait superposable à l’avis éclairé qu’exprimeraient les mêmes citoyens dans des conditions d’informations contradictoires et d’analyses réfléchies collectivement. Comme l’écrit le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond : « Il ne suffit pas de voter pour son député ou son président, voire de participer à un éventuel
référendum sur le nucléaire, pour opérer un choix démocratique satisfaisant. On aurait intérêt à distinguer le principe de la démocratie selon lequel chacun a un droit égal de donner son avis, homme ou femme, jeune ou vieux, savant ou ignare, et les pratiques servant à recueillir ces avis et les décisions prises.»
Le but de cet ouvrage est de rappeler que la démocratie exige la souveraineté populaire et de montrer que c’est possible. Il faut pour cela se débarrasser des idées, aujourd’hui convenues,
qui confondent élections libres et démocratie, afin d’admettre de nouvelles formes de pouvoir. Comme l’écrivait Alain : « La démocratie, c’est l’exercice du contrôle des gouvernés sur les gouvernants. Non pas une fois tous les cinq ans, ni tous les ans, mais tous les jours. » Pourtant, la lucidité et les capacités de choix et d’élaboration sont fortement inhibées chez la plupart des personnes, conditionnées à rechercher des satisfactions personnelles et immédiates davantage que le bien commun. En revanche, un échantillon aléatoire de la population, impliqué dans un protocole rigoureux et solennel d’élaboration collective,
démontre des capacités inouïes pour formuler des choix intelligents, altruistes et durables. Comme le dit une formule dont j’ignore l’auteur : « On a trouvé le chaînon manquant entre le singe et l’homme : c’est nous. » Nous proposons de valoriser cette capacité d’humanitude
qui ne s’épanouit que dans des contextes favorables à sa manifestation, comme ceux
ébauchés par les jurys citoyens et peaufinés par la conférence, ou mieux, la convention de citoyens. Loin des complicités de cuisine entre marchés, communicants et dirigeants, les
conventions de citoyens sont capables de produire les choix qui contribuent le plus au bien commun. Élargies à l’international, ces mêmes procédures confrontant les avis des citoyens
du monde pourraient aussi amener tous les pays à s’engager fermement dans le sauvetage de la planète, dans la coopération effective entre les peuples, dans la construction de modèles économes et conviviaux, et siffler la fin du match stupide pour la compétitivité qui ne conduit qu’à la ruine de tous et du monde.
Beaucoup critiqueront l’utopie de ces propositions ou l’emphase excessive s’emparant de certaines pages, et ils auront certainement raison. Par quelle nécessité et quelle audace fallait-il inventer un nouveau terme pour qualifier un état idéal des êtres humains, dont dépendraient à la fois la vérité et la justice ? Il reste que la découverte de l’humanitude
a réussi à déstabiliser mes noires certitudes car, enfin, il m’est possible de croire que notre espèce n’est pas forcément désespérante.

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