[… ] Nous sommes là parce que nous nous sentons requis. Nous nous sentons requis par un moment important, décisif peut-être.
Il y a du malheur dans ce pays, des gens souffrent seuls et ne se
rencontrent pas. Certains choisissent même d’en finir et qui
appartiennent désormais à des classes sociales qu’on n’aurait jamais
imaginées.
À un moment, il faudra mettre en ordre le vocabulaire :
quand des politiques publiques, continûment poursuivies depuis 30 ans,
conduisent ainsi directement des gens à s’abîmer ou à se supprimer,
comment faut-il les qualifier ?
Je retiens de justesse quelques
mots qui me viennent à l’esprit mais au minimum, ce sont des politiques
qui sont passibles de procès publics.
Il y a quelque temps j’ai
proposé moitié pour rire, moitié pour provoquer, et une troisième moitié
éventuellement pour réfléchir un peu, de considérer ce que j’ai appelé «
la classe nuisible ». Alors si ça en agace quelques–uns, on peut
l’appeler autrement, c’est vrai que ce n’est pas très gentil : la classe
béate, la classe pharisienne, mais en gros, tous les ravis de la
mondialisation, qui non seulement cautionnent mais applaudissent à
l‘installation des structures du malheur des autres, n’en ont aucun
égard, et pour finir, leur font la leçon à coup de généralités
édifiantes.
Mais la classe nuisible est surmontée d’une fraction
encore plus étroite qu’il faudrait appeler « la classe obscène ». Si
vous croyez que j’exagère, écoutez, tendez l’oreille. Il ne se passe
presque plus qu’une journée sans que quelques représentants de la classe
obscène ne viennent déposer sa bouse… La classe obscène, c’est ce
député macronien, entrepreneur enrichi qui vient expliquer que « ça
suffit cette obsession pour le pouvoir d’achat parce qu’il y a quand
même d’autres choses dans la vie» ; c’est cet autre qui soutient qu’il y
a tout au plus une cinquantaine de SDF dans Paris et qui ont choisi d’y
être ; ou bien ce sinistre individu qui suggère dans les colonnes du
Point qu’on compte les décès liés aux grèves. Et bien comptage pour
comptage, il faut relever le défi, et carrément même !
À quand,
par exemple, un livre noir mondial du néolibéralisme ? Livre noir de
l’ajustement structurel au sud, de la mise au travail des enfants en
Afrique, du massacre de la Grèce, des décès climatiques aux suicidés
bien de chez nous…
La classe obscène veut compter ? C’est
parfait, on va compter avec elle. À ceci près, que nous ici, on ne veut
pas seulement compter, on veut arrêter le compteur.
Alors on va
dire que j’extravague, qu’il n’est question après tout que d’une simple
dérégulation du transport ferroviaire demandée par l’Europe… Je réponds
qu’il ne faudra pas 5 ans pour que la SNCF connaisse sa vague de
suicides comme avant elle Orange, La Poste, et les hôpitaux … Nous ne
laisserons pas faire ça !
La vérité c’est que partout où ils
passent depuis 30 ans, les fanatiques qui se présentent comme des
modernisateurs, des pragmatiques et des bâtisseurs sèment
l’inefficacité, l’absurdité managériale et la démolition. Car voilà la
vérité : ce sont des bousilleurs, ce sont des démolisseurs. Ils
démolissent les collectifs, ils démolissent un état d’esprit, celui du
service du public, et pour finir, ils démolissent les personnes.
Beaucoup d’entre nous sans doute voudraient que le corps social en soit à
tout renverser dans un élan révolutionnaire. Le minimum de réalisme,
c’est de constater que nous n’en sommes pas là. Mais que voit-on à la
place ? Nous voyons cette chose toute simple, et en même temps assez
profonde : les gens ont le goût de bien faire leur travail. Ils n’en
sont pas exactement à renverser le système de l’exploitation et pourtant
ce capitalisme n’en a pas moins été assez con pour leur saccager le
travail, et ça, ça les rend malades, et puis ça les rend furieux. Ils
ont raison.
Après déjà de trop nombreuses étapes, les ordonnances
SNCF ne sont qu’une extension supplémentaire du domaine du saccage, du
saccage général. C’est bien pourquoi tous les secteurs du salariat
peuvent se retrouver dans la lutte d’aujourd’hui, pourvu que soit porté
au jour, ce lien invisible qui les relie tous, parfois sans qu’ils le
sachent. Nous sommes ici pour contribuer à ce que ce lien apparaisse,
pour le construire au besoin.
Toutes les forces de l’argent et
des médias de l’argent vont se dresser contre nous, comme en chaque
grande occasion, comme en 1995, comme en 2005 avec le TCE, en 2010 avec
les retraites… Les médias vont révéler leur parti; nous aurons droit à
tout : nous aurons droit aux sondages à la con, aux micro trottoirs à la
con, aux éditocrates à la con, avec leurs trois mots de vocabulaire :
grogne/galère/otage. Parce qu’il leur suffit de trois mots pour
appareiller leur haine viscérale de tous les mouvements sociaux. Et ce
sont les organes de la bourgeoisie tels qu’en eux-mêmes l’éternité les
laisse…
Mais même un film de reconstitution historique de série B
ne voudrait pas de pareils cabots, de tels tocards ! Ils sont too much,
ils sont épais, ils sont ridicules, et finiraient par faire passer le
scénariste pour un débile. Mais c’est notre réalité à nous. Et quelle
misère de voir de plus en plus souvent le service public leur emboîter
le pas.
Toutes ces forces vont se scandaliser que nous ayons à la
bouche, les mots de la bataille mais, elles, mènent la bataille. La
leur. L’oligarchie allume partout la guerre sociale et puis vient
s’offusquer que ce que les gens entrent en guerre : « Comment les gueux
n’ont-ils pas le bon goût de se laisser équarrir en silence? » !
Et ils ne se laisseront pas faire ; nous ne laisserons pas faire ça ! Et
à la place nous ferons autre chose. Nous savons que nos moyens sont
limités mais peut-être avons nous celui de la catalyse.
Une
vapeur plane sur tout le pays, une vapeur de souffrance, mais aussi de
colère et peut-être même de scandale social ; une vapeur de désir
également, le désir de se rassembler pour constituer une force et mettre
un terme à cette agression sans fin.
Si Macron s’imagine qu’avec
les ordonnances SNCF, il veut s’éviter un conflit de cheminots sur le
dos, il se trompe et de beaucoup, car pas de bol pour lui, une chimie du
malheur général est en train de s’opérer. Les gens étaient malheureux
quand ils étaient seuls, ils découvrent qu’ils ne le sont pas ; ils se
rassemblent et alors le malheur se convertit en rage, en énergie pour
lutter, comme quoi la chimie apporte parfois d’excellentes nouvelles.
Quant à Macron, c’est le fou du labo 4, c’est le chimiste malgré lui.
Si le macronisme a une seule vertu, c’est de rendre de plus en plus
visible à tous, la cohérence d’une offensive généralisée.
Il faut
porter cette évidence au dernier degré de clarté dans les têtes. Il
faut que tous sachent qu’ils sont tous candidats à y passer et qu’ils
sachent aussi qu’ils ont les moyens de faire dérailler le convoi.
Il faut que toutes les personnes qui constituent la masse deviennent
pleinement conscientes de ce qui les attend car c’est la même chose qui
les attend toutes ; et c’est à cette condition que la masse proprement
devient masse.
Alors, la masse tout naturellement trouve le moyen
de son auto-défense, c’est le mouvement de masse. On nous demande ce
que nous voulons, voici la réponse : nous voulons le mouvement de masse.
Si l’offensive est générale, nous voulons le débordement général.
Il faut dire à tous ceux qui se sentent dans le malheur qu’il y a une
issue : ne restez pas seuls ! Rassemblez-vous ! Luttez ! Luttons ! C’est
le moment !
Frédéric Lordon.
Le son : https://soundcloud.com/user-898678423/podcast-reunion-publique-a-la-bourse-du-travail (à la minute 1:19:20).
http://chouard.org/blog/2018/04/06/arreter-les-ravages-de-la-classe-nuisible-et-de-la-classe-obscene-frederic-lordon-bourse-du-travail-et-si-on-essayait-quelque-chose-4-avril-2018/
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