“Le socialisme est un mouvement culturel, une lutte pour la beauté, la grandeur, l’abondance.”
~ Gustav Landauer ~
Comment changer le cours de l’histoire humaine
David Graeber et David Wengrow
2 mars 2018
url de l’article:
https://www.eurozine.com/change-course-human-history/
~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~
1ère partie
2ème partie
L’histoire que nous nous sommes racontée au sujet de nos
origines est fausse et perpétue l’idée d’une inévitable inégalité
sociale. David Graeber (anthropologue) et David Wengrow (archéologue) posent la question du pourquoi le mythe de la “révolution agricole” [NdT: du néolithique] demeure si persistant et argumentent qu’il y a bien plus de choses que nous pouvons apprendre de nos ancêtres.
1. Au début était le mot
Pendant des siècles, nous nous sommes racontés une simple histoire au
sujet des origines de l’inégalité sociale. Pendant la plus grande
partie de leur histoire, les humains ont vécu au sein de petites bandes
de chasseurs-cueilleurs. Puis est venu l’agriculture, qui amena la
propriété privée, puis la mise en place des cités c’est à dire de la
civilisation au sens propre. La civilisation a voulu dire plein de
mauvaises choses comme les guerres, les impôts, la bureaucratie, le
patriarcat, l’esclavage… mais a aussi rendu possible la littérature, la
science, la philosophie et la plupart des grands succès de l’humanité.
Presque tout le monde connaît ce narratif dans ses grandes lignes.
Depuis au moins l’époque de Jean-Jacques Rousseau, ce narratif a cadré
avec ce que nous pensons être la direction générale de l’histoire
humaine. Ceci est important parce que ce narratif définit également
notre sens de la possibilité politique. Beaucoup voient la civilisation et
donc l’inégalité, comme une nécessité tragique. Certains rêvent de
revenir à une utopie passée, de trouver un équivalent industriel au
“communisme primitif” et même dans des cas extrêmes de tout détruire et
de retourner à la chasse et à la cueillette. Mais personne ne défie la structure de base de ce narratif. Il y a un problème fondamental avec celui-ci…
C’est qu’il est faux.
Des preuves surabondantes en provenance de l’archéologie, de
l’anthropologie et disciplines affiliées commencent à nous donner une
bien meilleure et plus claire idée de ce qu’ont été en réalité les
derniers 40 000 ans de l’histoire humaine et en quasiment tout, ne
ressemblent en rien au narratif conventionnel énoncé. Notre espèce n’a
pas passé le plus clair de son temps en fait au sein de petites bandes, l’agriculture
n’a pas été la marque indélébile et irréversible de l’évolution sociale
; les toutes premières cités furent souvent de robustes entités
égalitaires. Pourtant, alors même que les chercheurs sont
graduellement parvenus à un consensus sur toutes ces questions, ils
demeurent bizarrement circonspects quant à annoncer leurs trouvailles au
public. ou même à des universitaires et experts d’autres disciplines,
sans parler de réfléchir sur les implications politiques qu’elles ont
sur le politique au sens plus large.
Ainsi, ceux qui réfléchissent sur les “grandes questions” de
l’histoire humaine, les Jared Diamond, Francis Fukuyama, Ian Morris et
bien d’autres prennent toujours la question de Rousseau (“quelle est l’origine de l’inégalité sociale?”)
comme point de départ et assument que l’histoire au sens large va
commencer après une sorte chute, de la perte d’une innocence primordiale
(NdT: la théorie du “bon sauvage” corrompu chère à Rousseau..)
Simplement formuler cette question de la sorte veut dire supputer :
1. Qu’il y a une chose appelée “inégalité”
2. Que c’est un problème et
3. Qu’il y a eu un temps où cela n’a pas existé
Depuis le crash financier de 2008, bien entendu, et le tumulte qui
s’en est suivi, le “problème de l’inégalité sociale” s’est retrouvé au
centre du débat politique. Il semble y avoir un consensus parmi les
strates intellectuelle et politique, admettant que les niveaux
d’inégalité sociale sont hors norme et que les problèmes du monde en
résultent d’une manière ou d’une autre. Mettre ceci en évidence est vu
comme une mise en défi des structures du pouvoir global, mais comparez
ceci là la façon dont des problèmes similaires auraient été discutés une
génération plus tôt. A l’encontre de termes comme “capital” ou
“pouvoir de classe”, le mot “égalité” est pratiquement fait pour mener à
des compromis et à des demi-mesures. On peut parfaitement imaginer
renverser le capitalisme ou briser le pouvoir de l’État, mais il est
très difficile d’imaginer d’éliminer “l’inégalité”. En fait, il
n’est pas évident de savoir même ce que cela veut vraiment dire dans la
mesure où les gens ne sont pas tous identiques et que personne ne
voudrait vraiment qu’ils le soient.
“L’inégalité” est une manière de cadrer les problèmes sociaux en
accord avec des réformateurs technologiques, le genre de personnes qui
assument dès le départ que toute vision réelle de transformation sociale
a été retirée depuis longtemps de la table des enjeux politiques. Cela
permet de bidouiller les chiffres, d’argumenter au sujet du coefficient
de Gini (NdT: coefficient inventé pour mesurer la disparité
sociale entre les différentes strates d’une société, par exemple le
meilleur CG du monde occidental se trouve dans les pays scandinaves où
la différences entre riches et pauvres est la moins élevée…) et des
limites du malfonctionnement, de réajuster les régimes fiscaux ou les
mécanismes de redistribution sociale et même choquer le public en
montrant à quel point les choses sont devenues mauvaises: imaginez !
0,1% de la population mondiale détient plus de 50% de la richesse
mondiale !! et ce sans avoir à jamais adresser les facteurs sur lesquels
les gens objectent grandement au sujet d’un tel “arrangement social” si
inégal: par exemple que certains parviennent à transformer leur
richesse en un pouvoir sur les autres ou que des personnes s’entendent
dire que leurs besoins ne sont en rien importants et que leurs vies
n’ont aucune valeur intrinsèque.
Nous sommes supposés croire que ce dernier point est juste un effet
inévitable de l’inégalité et l’inégalité le résultat inévitable de vivre
dans une société urbaine complexe, et à haute sophistication
technologique. Voilà le véritable message politique émis par des
invocations sans fin d’un âge imaginaire de l’innocence, avant
l’invention de l’inégalité: que si nous voulons nous débarrasser de ces
problèmes entièrement, nous devrons dans une certaine mesure nous
débarrasser des 99,9% de la population terrestre et retourner dans des
bandes primitives de chasseurs-cueilleurs. Autrement, le mieux que nous
puissions espérer est de nous adapter à la taille de la botte qui nous
écrase le visage, pour toujours, ou peut-être faire un peu plus de place
pour que quelques-uns d’entre nous puissent y échapper temporairement.
La science sociale commune semble maintenant mobilisée pour renforcer
ce sens général de désespoir. chaque mois, nous sommes confrontés à des
publications essayant de projeter l’obsession actuelle de la
distribution de la propriété à l’âge de pierre, nous mettant sur le
chemin d’une fausse quête des “sociétés égalitaires” définies de telle
manière qu’elles ne pourraient pas exister en dehors de petites bandes
de collecteurs (et peut-être même pas). Nous allons faire deux
choses dans cet essai, d’abord nous allons passer un peu de temps à
regarder ceux qui passent pour avoir une opinion informée sur ce sujet, de
révéler en quelque sorte comment se joue le jeu, comment des
universitaires de renom et en apparence sophistiqués en viennent à
reproduire la sagesse conventionnelle telle qu’elle fut établie en
France et en Écosse disons vers 1760. Puis nous tenterons de définir les
fondations initiales d’un narratif tout à fait différent. Ceci ne
constitue en fait qu’un travail de débroussaillage.
Les questions que nous traitons sont si gigantesques et les problèmes
si importants, que cela prendrait des années de recherche et de débat
pour commencer à seulement comprendre leurs pleines implications. Mais
il y a une chose sur laquelle nous insistons. Abandonner l’histoire
d’une chute d’une innocence primordiale ne veut pas dire abandonner les
rêves pour une émancipation de la société humaine, c’est-à-dire d’une
société où personne ne peut transformer son droit de propriété en un
droit de réduire autrui en esclavage et où personne ne peut s’entendre
dire que sa vie et ses besoins n’ont aucune importance. Au contraire.
L’histoire humaine devient un endroit bien plus intéressant, contenant
bien plus de moments d’espoir qu’on nous a mené à imaginer, une fois
qu’on a appris à jeter nos chaînes conceptuelles et percevons ce qui est
véritablement là.
2. Les auteurs contemporains sur les origines de l’inégalité sociale ou… l’éternel retour de Jean-Jacques Rousseau
Commençons par tracer les grandes lignes du cours de l’histoire humaine, le narratif se déroule comme suit:
Alors que le rideau se lève sur l’histoire de l’humanité, il y a
disons quelques 200 000 ans, avec l’apparence de l’Homo sapiens moderne,
nous trouvons notre espèce vivant en de petites bandes nomades allant
de 30 à 40 individus. Ces bandes recherchent des territoires pour la
chasse et la cueillette, suivent les hardes, récoltant noix et baies. Si
les ressources se raréfient ou les tensions sociales augmentent, leur
réponse est de se déplacer. La vie de ces humains qui est on peut le
penser dans l’enfance de l’humanité, est dure et dangereuse mais aussi
pleine de possibilités. Il y a peu de possession matérielle, mais le
monde est pur et invite à l’exploration. Les individus ne travaillent
que quelques heures par jour et la taille modeste des groupes permet de
maintenir des rapports de camaraderie sans structure formelle de
domination.
Rousseau, qui écrivait au XVIIIème siècle, référait à “l’état de nature”,
mais de nos jours, il est présumé que cela comprenait la plus grande
partie de notre histoire. Il est aussi assumé que cette époque est la
seule qui a vu l’être humain vivre dans des “sociétés d’égaux”, sans
classes, sans castes, sans leaders héréditaires ou sans gouvernement
centralisé.
Hélas, ce joyeux état des choses eut une fin. Notre vision
conventionnelle de l’histoire du monde place ce moment il y a environ 10
000 ans, à la fin du dernier âge glaciaire.
A ce moment, nous trouvons nos acteurs humains imaginaires dispersés
sur les continents du monde, commençant à faire pousser leurs propres
récoltes et à élever leurs troupeaux. Quelles qu’en soient les raisons
locales (qui sont toujours en débat), les effets sont énormes et les
mêmes partout. L’attachement au territoire et la propriété privée
prennent une importance jusqu’ici inconnue et avec eux, des rivalité
sporadiques et la guerre. L’agriculture fournit un surplus de
nourriture, qui permet à certains d’accumuler une richesse et d’obtenir
une influence s’étendant au-delà de leur groupe relationnel.
D’autres utilisent leur liberté gagnée sur l’arrêt de la quête
perpétuelle de nourriture pour développer de nouvelles techniques comme
l’invention d’armes plus sophistiquées, d’outils, de véhicules et de
fortifications ou la mise en place de politique et de religions
organisées. En conséquence, ces “fermiers néolithiques” prennent
rapidement la mesure sur leurs voisins toujours chasseurs-cueilleurs et
se mettent à les éliminer ou à les absorber dans leur nouveau mode de
vie supérieur bien que moins égalitaire.
Pour rendre les choses toujours plus difficiles, du moins comme le
raconte l’histoire, l’agriculture permet une augmentation de la
population mondiale. Alors que les gens arrivent dans de toujours plus
grandes concentrations, nos ancêtres ignorants prennent une autre mesure
irréversible vers l’inégalité et il y a environ 6000 ans, des villes
apparaissent et notre destin est scellé. Avec les villes survient le
besoin d’un gouvernement centralisé. De nouvelles classes de
bureaucrates, de prêtres et de politiciens-guerriers s’y installent de
manière permanente afin de maintenir l’ordre et d’assurer le flot
tranquille des produits et des services ainsi que des services publics.
Les femmes qui ont auparavant eu un rôle important dans les affaires
humaines se retrouvent séquestrées ou emprisonnées dans des harems.
Les prisonniers des guerres sont réduits en esclavage. L’inégalité
totale fait son apparition et on ne peut plus s’en débarrasser. Mais,
nous assure toujours les diseurs de contes, pas tout ce qui émergea de
la civilisation urbaine n’est mauvais. L’écriture est inventée, d’abord à
des fins de comptabilité, mais ceci permet aussi de grandes avancées
dans les domaines de la science, de la technologie et des arts. Au prix
de notre innocence, nous sommes devenus modernes et pouvons maintenant
contempler avec pitié et jalousie ces quelques sociétés “traditionnelles
et primitives” qui quelque part, ont loupé le train en marche.
C’est cette histoire qui, comme on dit, forme la fondation de tout le débat contemporain sur l’inégalité.
Si, disons, un expert en relations internationales ou un psychologue,
veulent réfléchir sur de tels sujets, ils assumeront certainement que,
pour la plupart de l’histoire humaine, nous avons vécu au sein de
petites bandes de collecteurs égalitaires ou que la venue des cités a
aussi voulu dire l’arrivée de l’État. Il en va de même pour la plupart
des livres récents qui essaient de regarder l’histoire générale de
l’humanité afin d’en tirer des conclusions politique applicables à la
vie contemporaine.
Considérons le livre de Francis Fukuyama “The Origins of Political Order: From Prehuman Times to the French Revolution”:
“Dans ses premières étapes, l’organisation politique humaine est
similaire à la société de bandes observée chez les primates supérieurs
comme les chimpanzés. Ceci peut être vu comme une forme d’organisation
sociale par défaut… Rousseau a fait remarquer que l’origine de
l’inégalité politique repose dans le développement de l’agriculture et
en cela il eut largement raison. Comme les sociétés de bandes sont
pré-agricoles, il n’y a pas de propriété privée dans le sens moderne du
terme. Comme les bandes de chimpanzés, les bandes de
chasseurs-cueilleurs habitent une taille de territoire qu’ils peuvent
garder et éventuellement protéger. Mais ils ont moins de raisons
comparés aux agriculteurs de marquer un bout de terrain et de dire
“c’est à moi”. Si leur territoire est envahi par un autre groupe ou est
infiltré par de dangereux prédateurs, les sociétés de bandes peuvent
avoir l’option de simplement se déplacer ailleurs due aux faibles
densités de population. Les sociétés de bandes sont hautement
égalitaires… Le leadership repose sur des individus pour leur force,
leur intelligence et leur confiance, mais il tend à aller d’un individu à
l’autre.”
Jared Diamond dans son “World Before Yesterday: What Can We Learn from Traditional Societies?” suggère
que de telles bandes (dans lesquelles ils pensent que les humains
vivaient toujours il y a encore 11 000 ans), ne comptaient que quelques
douzaines d’individus, essentiellement biologiquement reliés. Ils
menaient une existence frugale “chassant et collectant tout animal ou plante vivant dans un acre de forêt”
(pourquoi juste un acre il ne l’a jamais expliqué). Leur vie sociale,
d’après Diamond, était des plus simples. Les décisions étaient prises
après des discussions en face à face, il y avait “très peu de
possessions personnelles” et “pas de leadership formel ni de
spécialisation économique”. Diamond en conclut que ce n’est tristement
que dans ce type de sociétés que l’humain est parvenu à un degré
signifiant d’égalité sociale.
Pour Diamond et Fukuyama, tout comme pour Rousseau quelques siècles
plus tôt, ce qui a mis un terme à l’égalité, partout et pour toujours,
fut l’invention de l’agriculture et les plus hauts niveaux de population
qu’elle permit d’entretenir. L’agriculture amenant un changement de la
bande d’individus à la tribu, à l’accumulation de surplus de nourriture
qui nourrit alors une croissance de population, menant certaines
“tribus” à se développer en des sociétés hiérarchisées connues sous le
vocable de “chefferies”. Fukuyama en fait une description quasi-biblique, un départ de l’Éden terrestre: “Alors
que de petites bandes d’humains migrèrent et s’adaptèrent à différents
environnements, elles commencèrent leur exode de l’état de nature en
développant de nouvelles institutions sociales.” Ces gens firent la guerre pour des ressources. Pubères, ces sociétés se dirigeaient vers toujours plus de problèmes.
Il était temps de grandir, temps de nommer un leadership approprié.
Avant longtemps, les chefs se déclarèrent rois, même empereurs. Cela ne
servait à rien de résister. Tout ceci était inévitable une fois que les
humains avaient adopté des formes larges et complexes d’organisation.
Même lorsque les leaders commencèrent à mal agir, s’emparant des surplus
agricoles pour promouvoir leurs sbires et leurs familles, rendant leur
statut permanent et héréditaire, collectionnant les trophées, les crânes
et des harems de femmes esclaves, ou arrachant les cœurs de leurs
rivaux au couteau, on ne pouvait plus faire machine arrière. Les
grandes populations, opine Diamond, “ne peuvent pas fonctionner sans
leaders qui prennent les décisions et des exécutifs qui mettent ces
décisions en pratique, des bureaucrates qui administrent les décisions
et les lois. Hélas pour vous, lecteurs anarchistes qui rêvez de vivre
sans état ni gouvernement, ce sont les raisons du pourquoi votre rêve
n’est pas réaliste: vous devrez trouver de petites bandes d’individus
qui vous accepteront, là où personne n’est étranger à personne et où
rois, présidents et bureaucrates sont inutiles.”
Une triste conclusion, pas seulement pour les anarchistes, mais pour
tous ceux qui se sont jamais demandés s’il pouvait y avoir une
alternative viable au statu quo. Mais la chose remarquable est que,
malgré le ton péremptoire, de telles affirmations et déclarations ne
sont en fait fondés sur aucune preuve scientifiquement établie. Il n’y a
absolument aucune raison de croire que de petits groupes sont plus
enclins à être égalitaires et que ces larges groupes doivent
nécessairement avoir des rois, des présidents ou des bureaucraties. Ce
ne sont que des préjugés, des opinions déclarées comme faits.
Dans le cas de Fukuyama et de Diamond au moins, notez qu’ils ne furent jamais entraînés dans les
disciplines idoines pour le sujet (le premier fait de la science
politique et l’autre a un doctorat en physiologie de la vésicule
biliaire…). Pourtant, même quand des anthropologues et des archéologues
s’essaient aux narratifs de "la grande fresque” de notre histoire, ils
ont une tendance bizarre à terminer avec une variation mineure sur la théorie de Rousseau. Dans leur livre: “The Creation of Inequality: How our Prehistoric Ancestors Set the Stage for Monarchy, Slavery, and Empire”, Kent Flannery
et Joyce Marcus, deux éminents universitaires , mettent par écrit
quelques 500 pages sur des cas d’études archéologiques et
ethnographiques pour essayer de résoudre le puzzle. Ils admettent que
nos ancêtres de l’âge glaciaire n’étaient pas entièrement ignorant des
institutions de hiérarchie et de servitude, mais insistent sur le fait
qu’ils ont essentiellement rencontré ces affaires dans le domaine du
surnaturel (esprits ancestraux et les choses de ce type). L’invention de
l’agriculture, proposent-ils, a mené à l’émergence de “clans” ou de
“groupes de descendance” démographiquement étendus et alors que cela se
produisait, l’accès aux
esprits et aux morts devint la route vers le pouvoir terrestre (comment
exactement n’est pas clairement expliqué). D’après Flannery et Marcus,
le grand pas suivant vers l’inégalité s’en vint lorsque certains membres
des clans de talent ou de renommée inhabituels, guérisseurs experts,
guerriers ou autres super-doués , reçurent le droit de transmettre leur
statut à leur descendant, sans aucun regard envers l’aptitude et la
compétence de l’héritier. Ceci sema dès lors la graine et voulut dire
dès cet instant que ce n’était plus qu’une question de temps pour
qu’arrivent les villes, la monarchie, l’esclavage et l’empire.
La chose curieuse au sujet du livre de Flannery et Marcus est que
seulement avec la naissance des états et des empires amènent-ils de
véritables preuves archéologiques. Tous les véritables moments-clefs de
leur compte-rendu de la “création de l’inégalité” dépend de descriptions
relativement récentes de dénicheurs, de gardiens de troupeaux et de
cultivateurs à petite échelle tels les Hadza des plateaux de l’Afrique
orientale ou les Mambikwara de la forêt amazonienne. Les
comptes-rendus de telles “sociétés traditionnelles” sont traités comme
s’ils étaient des fenêtres ouvertes sur les temps paléolithiques et
néolithiques passés. Le problème est qu’elles ne sont rien de la sorte. Les Hadza et les Mambikwara ne sont pas des fossiles vivants.
Ils ont été en contact avec des états et des empires agraires, des
pillards, des commerçants, pendant des millénaires et leurs institutions
sociales furent façonnées de manière décisive au travers de leurs
tentatives de s’engager avec ou au contraire de les éviter. Seule
l’archéologie peut nous dire ce qu’ils ont de communs avec les sociétés
préhistoriques, si tant est qu’il y ait des point communs. Donc, alors que Flannery et Marcus nous fournissent une foule de points de vue très intéressants sur le comment les inégalités pourraient éventuellement émerger dans les sociétés humaines, Ils nous donnent très peu de raisons de penser que ce fut de fait ce qui se produisit.
Finalement, considérons l’ouvrage de Ian Morris “Foragers, Farmers, and Fossil Fuels: How Human Values Evolve”. Morris suit
un projet intellectuel différent: amener les trouvailles en
archéologie, en histoire ancienne et en anthropologie en dialogue avec
le travail d’économistes comme Thomas Piketty sur les causes de
l’inégalité dans le monde moderne ou du point de vue plus politiquement
orienté de Sir Tony Atkinson et son: “Inequality: What can be done ?”
Le “temps profond” de l’histoire humaine, nous informe Morris, a
quelque chose d’important à nous dire au sujet de telles questions, mais
seulement si nous établissons en premier lieu une mesure uniforme de
l’inégalité applicable à tout le spectre sociétal. Il réalise cela en
traduisant les “valeurs” des chasseurs-cueilleurs et des fermiers du
paléolithique et du néolithique en termes familiers aux économistes
modernes et ensuite en utilisant ces valeurs pour établir des
coefficients Gini ou ratio formel d’inégalité. Au lieu des inégalités
spirituelles mises en lumière par Flannery et Marcus, Morris nous donne
quant à lui une vision matérialiste sans excuse, divisant l’histoire
humaine incluant les trois grands “F” de son titre, selon la manière
dont ils dirigent la chaleur. Toutes les sociétés, suggère-t-il, ont un
niveau “optimal” d’inégalité sociale, un “niveau spirituel” incorporé
pour utiliser les termes de Piketty et Atkinson, qui est approprié à
leur mode prévalent d’extraction énergétique.
Dans un article de 2015 publié dans le New York Times, Morris nous
donne des chiffes, des revenus primordiaux quantifiés en dollar US et
fixés à la valeur de 1990. Il assume également que les
chasseurs-cueilleurs du dernier âge glaciaire vivaient essentiellement
en petites bandes nomades. En résultat, ils consommaient peu,
l’équivalent suggère-t-il de 1,10 US$ / jour. En conséquence, il s
jouissaient d’un coefficient Gini de 0,25, ce qui est à peu près aussi bas
qu’on puisse aller, car il y avait très peu de surplus ou capital qui
aurait pu être capté par une élite voulant se dégager. Les sociétés
agraires et, pour Morris, ceci inclut tout, depuis le village néolithique
de Çatalhöyük il y a 9000 ans à la Chine de Kubilaï Khan ou la France de
Louis XIV, étaient plus peuplées et plus opulentes avec une
consommation moyenne de l’ordre de 1,50 à 2,20 US$ / jour et une
propension à accumuler le surplus de richesse. Mais les gens
travaillaient aussi bien plus dur et dans des conditions rendues
inférieures; ainsi les société agricoles tendaient à avoir bien plus
d’inégalités sociales.
Les sociétés à énergie hydrocarburée auraient vraiment dû changer
tout cela en nous libérant de la pénibilité du travail manuel et nous
ramener vers des coefficients Gini bien plus raisonnables, plus proches
de ceux de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs et pendant un moment il
apparut que cela commença, mais pour une raison étrange, que Morris ne
comprend pas très bien, les choses se sont inversées de nouveau et la
richesse est une fois de plus pompée dans les mains d’une infime élite
mondiale:
“Si les méandres de l’histoire économique de ces derniers 15 000
ans et la volonté populaire peuvent être des guides de tendance, le
“bon” niveau de revenu après imposition semble se situer entre 0,25 et
0,35 et celui de l’inégalité de richesse entre 0,70 et 0,80. Beaucoup de
pays sont maintenant sur ou au-delà de la limite supérieure de ces
niveaux, ce qui suggère que Mr Piketty a raison de prédire des
problèmes.”
Un ajustement technocratique est définitivement à l’ordre du jour !
Laissons de côté les prescriptions de Morris, mais concentrons-nous
juste sur un chiffre, celui du revenu paléolithique de 1,10 US$ / jour .
D’où cela tombe-t-il ? De manière présumée, le calcul a quelque chose à
voir avec la valeur calorifique de l’ingestion quotidienne d’aliments.
Mais on compare cela au revenu quotidien actuel, ne devrions-nous pas
alors aussi inclure comme facteur les autres choses que les récolteurs
paléolithiques avaient gratuitement mais que nous sommes attendus de
payer à notre époque comme: sécurité gratuite, résolution de disputes
gratuite, éducation primaire gratuite, gratuité des soins pour les
anciens, gratuité des traitements médicaux, sans mentionner la gratuité
des loisirs: musique, contes et services religieux ? Même lorsqu’on en
vient à la nourriture, on doit considérer aussi la qualité: après, on
parle ici d’une nourriture 100% bio de produits entièrement naturels,
lavés à l’eau de source la plus pure qui soit. La plus grande partie des revenus actuels part dans le remboursement des emprunts ou dans les loyers.
mais considérez les prix d’emplacement de camping sur des sites de
premières qualités en Dordogne ou au Vézère, sans parler des cours du
soir de luxe comprenant la peinture rupestre et la sculpture sur ivoire,
et tous ces superbes manteaux de fourrure. Certainement que tout ceci
doit coûter bien au delà de 1,10 US$ par jour, même à la valeur du
dollar de 1990. Ce n’est pas pour rien que l’anthropologue Marshall
Sahlins référait aux collecteurs de ces sociétés comme faisant partie de
la “société affluente originale”. Une telle vie aujourd’hui ne serait
certainement pas bon marché.
Nous reconnaissons que tout ceci est un peu poussé à dessein, mais
c’est notre sujet. Si on réduit l’histoire du monde au coefficient Gini,
il s’ensuivra nécessairement des choses bien bizarres et un peu
idiotes. Toutes très déprimantes. Au moins Morris sent bien que quelque
chose déraille avec la récente galopade des inégalités globales. Par
contraste, l’historien Walter Scheider a pris le style de lecture de
Piketty de l’histoire humaine et l’a mené jusqu’au bout de sa conclusion
misérable dans son livre publié en 2017: “The Great Leveler: Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century”,
concluant qu’il n’y a rien que nous puissions vraiment faire en ce qui
concerne l’inégalité. La civilisation invariablement met toujours à sa
tête une petite élite qui se saisit de toujours plus de parts du gâteau
La seule chose qui ait jamais été efficace pour les déloger est une
catastrophe: guerre, peste, conscription de masse, souffrance et mort
généralisées. Les demi-mesures ne marchent jamais. Donc, si vous ne
voulez pas retourner vivre au fond d’une grotte ou mourir dans un
holocauste nucléaire (qui de manière présumée se termine aussi avec les
survivants allant vivre dans des grottes…), vous devrez juste accepter
l’existence des Warren Buffet et Bill Gates.
L’alternative libérale ? Flannery et Marcus, qui se sont ouvertement
identifiés avec la tradition de Rousseau, terminent leur recherche avec
la suggestion intéressante suivante:
“Nous avons une fois abordé ce sujet avec Scotty MacNeish, un
archéologue qui a passé 40 ans de sa vie à étudier l’évolution sociale.
Comment, nous demandions-nous, la société pourrait-elle devenir plus
égalitaire ? Après avoir brièvement consulté son vieux pote “Jack
Daniels”, MacNeish répliqua: ‘Mettez les chasseurs-cueilleurs en charge
de la société’”.
A suivre…
“Le socialisme vient des siècles et des millénaires précédents, en
cela, aucun politicien du quotidien ne peut être un socialiste. Le
socialisme englobe toute la société et son passé, sent et sait d’où nous
venons et ensuite détermine où nous allons…”
~ Gustav Landauer ~
Source : https://resistance71.wordpress.com/2018/04/20/anthropologie-politique-et-changement-de-lhistoire-humaine-david-graeber/
lundi 23 avril 2018
Anthropologie politique et changement de l’histoire humaine (David Graeber) ~ 1ère partie ~
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3 commentaires:
Le coefficient de Gini est une mesure statistique de la dispersion d'une distribution dans une population donnée, développée par le statisticien italien Corrado Gini.
Le coefficient de Gini est un nombre variant de 0 à 1, où 0 signifie l'égalité parfaite et 1 signifie une inégalité parfaite (par exemple un seul salarié dispose de tous les revenus et les autres n'ont aucun revenu).
Ce coefficient est très utilisé pour mesurer l'inégalité des revenus dans un pays.
Mathématiquement, le coefficient de Gini est équivalent à l'écart moyen relatif (l'écart moyen divisé par la moyenne pour le mettre à l'échelle) : il s'agit donc bien d'une mesure de dispersion de valeurs numériques ; dans le cas de revenus d'une mesure d'inégalité économique.
Les pays les plus égalitaires ont un coefficient de l'ordre de 0,2 (Danemark, Suède, Japon, République tchèque…). Les pays les plus inégalitaires au monde ont un coefficient de 0,6 (Brésil, Guatemala, Honduras…). En France, le coefficient de Gini est de 0,292 en 2015. La Chine, malgré sa croissance, demeure un pays inégalitaire avec un indice s'élevant à 0,47 en 2010 selon le Centre d'enquête et de recherche sur les revenus des ménages (institut dépendant de la banque centrale chinoise).
L’indice de Gini ne permet pas de tenir compte de la répartition des revenus. Des courbes de Lorenz différentes peuvent correspondre à un même indice de Gini. Si 50 % de la population n’a pas de revenu et l’autre moitié a les mêmes revenus, l’indice de Gini sera de 0,5. On trouvera le même résultat de 0,5 avec la répartition suivante, pourtant moins inégalitaire : 75 % de la population se partage de manière identique 25 % du revenu global d'une part, et d'autre part le 25 % restant se partage de manière identique le 75 % restant du revenu global.
L’indice de Gini ne fait pas de différence entre une inégalité dans les bas revenus et une inégalité dans les hauts revenus. L’indice d’Atkinson permet de tenir compte de ces différences et de considérer l’importance que la société attribue à l’inégalité des revenus.
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