Les « spécialistes » interrogés par France 2: « une analyse pas si neutre de l’actualité »…
En guise de commémoration des attentats
survenus en France durant l’année 2015, la rédaction du magazine Envoyé
Spécial de France 2 y a consacré une émission inédite. Nous avons eu la
surprise d’y apparaître dans un reportage concernant « les adeptes du soupçon« .
Comme nous allons le voir, le choix des « experts » interrogés (Gérald
Bronner et Rudy Reichstadt) par les journalistes pour analyser les
médias de réinformation jugés coupables de propager le soupçon n’a rien
d’anodin. Pour reprendre une expression utilisée par le journaliste Paul Sanfourche
à l’encontre du Cercle des Volontaires dans le reportage, nous allons
voir qu’ils sont les vecteurs d’une « analyse pas si neutre de
l’actualité ».
Libre aux journalistes d’interroger des
« spécialistes » confortant leurs positions. Mais il aurait été
souhaitable d’équilibrer ce point de vue en présentant celui d’un
intellectuel critique envers la production de l’information
subventionnée fournie par les médias de masse. C’est cette omission d’un
nombre conséquent de points de vue dans beaucoup de domaines qui
nourrit la légitimité de notre travail. Ce type de manquement à ses
obligations déontologiques avait déjà valu voilà deux ans une mise en cause d’Envoyé Spécial par le CSA.
C’est le quatrième reportage de l’émission qui nous donne rendez-vous
sur la terre inconnue des « adeptes du soupçon ». Et pour reprendre une
expression de ces journalistes concernant le travail du Cercle des
Volontaires, les « spécialistes » qu’ils interrogent afin de les
éclairer sur les us et coutumes de l’étrange tribu exotique des
soupçonneux sont eux aussi les véhicules d’une « analyse pas si neutre
de l’actualité ».
Pour Gérald Bronner, trop de démocratie tue la démocratie
Prenons Gérald Bronner
par exemple, professeur de sociologie, directeur du « Laboratoire
interdisciplinaire des Énergies de Demain » (LIED) et accessoirement, membre du conseil d’orientation scientifique d’Areva.
Contrairement aux journalistes d’Envoyé spécial, le premier réflexe
d’un « adepte du soupçon » serait de se demander si les liaisons de M.
Bronner avec Areva n’auraient pas, à tout hasard, un rapport avec sa
lutte acharnée, en tant que sociologue, contre « L’inquiétant principe de précaution » auquel il dédie un livre éponyme avec Etienne Gehin (PUF, 2010), ou contre les sceptiques qui ont la « crédulité » de se méfier du nucléaire,
par exemple. Plus soupçonneux encore, un tel « adepte » irait peut-être
jusqu’à se demander si la vision si singulière que M.Bronner donne de
la démocratie dans d’autres ouvrages, ne serait pas la manifestation du
« biais de confirmation » (pour reprendre l’un de ses concepts) par
lequel il se donne les moyens de discréditer quiconque s’oppose au
modèle idéologique d’ « expertise » dont il se fait l’apôtre.
Ce qui inquiète M. Bronner dans le développement de « nouvelles conditions technologiques », ce n’est en aucun cas le profilage des populations auquel
les attentats de 2015 ont donné de nouveaux prétextes d’extension dans
notre pays par exemple, mais au contraire, l’éventualité que les
populations exercent un droit de contrôle sur l’action de leurs
dirigeants. Il y a dans cette volonté de contrôle, écrit-il dans La démocratie des crédules (PUF,
2013), quelque chose de dangereux pour la démocratie elle-même, quelque
chose d’éminemment « populiste ». Les « crédules », dans cette logique,
sont moins ceux qui évitent de se poser des questions, que ceux qui ont
une fâcheuse tendance à trop s’en poser et à « mal » les poser.
Gérald Bronner, les médias et la politique : vraie « crédulité » ou fausse naïveté ?
Quel est donc ce déficit de méthode
qu’il fustige ? Pour M. Bronner, les crédules sont ceux qui affirment:
« j’ai le droit de savoir, j’ai le droit de dire, j’ai le droit de
décider ». Ils sont victimes d’un « mal génétique » dont souffre la
démocratie, et « qui ne peut se révéler que sous certaines conditions
technologiques: un mal matriciel qui, tapi dans l’ombre de l’histoire,
attendait pour surgir qu’une certaine révolution s’opère sur le marché
cognitif » (p.219). Révolution amorcée avec l’avènement d’internet, qui
va jusqu’à profaner, par le biais de Wikileaks par
exemple, la notion de secret d’État (p.219). Dans cette logique, la
révélation partielle d’un secret d’état produit l’effet pervers de
briser une partie de la confiance du peuple dans les structures
institutionnelles. Plus il en sait, moins il est apte à conférer sa
créance à l’idée que le gouvernement œuvre pour son bien, et plus il
veut en savoir.
Ainsi M. Bronner se fait-il le porte-voix de Tony Blair,
qui aurait déclaré au terme de son dernier mandat que sa plus grande
erreur politique, loin des polémiques générées par son engagement dans
la guerre en Irak, était d’avoir fait adopter en 2005 la loi sur la
liberté de l’information (FOI, Freedom Of Information Act),
parce qu’elle permettait de souligner tant de dysfonctionnements
systémiques au Royaume-Uni, qu’elle contribuait à renforcer la méfiance
envers le pouvoir à tous les échelons de la société (p. 194). Telle est
la trame de ce « mal génétique » déploré par M. Bronner, qui oublie
savamment de rappeler que c’est
grâce au FOI que l’activiste Greg Muttit a réussi à prouver que Blair
s’était concerté avant la guerre avec British Petroleum, Shell et
British Gas concernant le butin potentiel des ressources naturelles de
l’Irak. Une raison certaine pour Blair de regretter la mise en place de
l’outil par lequel la corruption a été révélée (le FOI), plus que la
corruption elle-même. On regrette rarement sa faute, on regrette plus
souvent d’avoir été pris sur le fait. D’autant qu’avant cette
révélation, Blair avait lui aussi tenté l’argument sophistique de la « théorie du complot » concernant le rapport entre la guerre et les intérêts gaziers et pétroliers.
Larry Lessig, brillant analyste ou dangereux complotiste populiste ?
Ironiquement, Bronner cite un article du juriste états-unien Larry Lessig datant de 2009 (Against transparency,
The new Republic, 9 oct. 2009) pour confirmer son hypothèse selon
laquelle le désir de transparence produit l’effet pervers d’éroder le
lien social (p.194-195). À l’époque, Lessig était conseiller du nouveau
président Obama, et pensait pouvoir changer les choses de l’intérieur:
« On pourra de façon plausible attribuer chaque acte d’un parlementaire à l’influence de l’argent […] Que signifie le fait de verser un don à un parlementaire ? Un don incite-t-il un élu à adopter telle ou telle position ? Ou bien est-ce la position qu’il a adoptée qui suscite le don ? « ,
s’interrogeait alors Lessig, cité par Bronner. Depuis, Lessig, à qui nous consacrions un article le mois dernier,
a répondu à cette question d’une manière qui invalide le discours de M.
Bronner. Mauvaise pioche ! La fréquentation du pouvoir lui aura
certainement ôté une partie de sa « crédulité », pour reprendre un terme
chéri par le sociologue. Tant et si bien que Lessig publiait en 2011 Republic Lost, un ouvrage dans lequel il décrivait la manière dont les lobbys achètent le congrès aux États-Unis.
Contre les candidats du sérail démocrate, il proposait sa candidature
aux présidentielles le 6 septembre 2015, mais dut renoncer le 2
novembre, pour avoir été censuré par un parti qui n’a pas hésité à changer ses règles au dernier moment afin d’éviter que Lessig participe aux débats.
Si l’on prolonge l’hypothèse de M.
Bronner, Lessig serait donc passé en quelques années du rang d’analyste
clairvoyant digne d’être cité positivement dans son ouvrage, à celui de
« crédule » ou de « croyant », d’individu confirmant « sa théorie en trouvant des liens, même ténus, qui permettront d’alimenter sa suspicion » concernant « telle décision d’un homme politique favorable à telle industrie » (p.195), propageant à son tour « la vieille idée populiste de la corruption généralisée des politiques »
(p.194). Car c’est bien par la désignation des « crédules » et des
« croyants », en effectuant un glissement sémantique permanent d’un
terme à l’autre, que M. Bronner envisage de disqualifier quiconque
formulerait un point de vue divergeant de sa conception de la réalité.
Comme si ses convictions étaient le fruit d’une science pure dénuée de
croyance à leur fondement.
Du 11 Septembre aux licornes, une stratégie peu éthique de disqualification par l’absurde…
L’équipe de rédaction de l’association
française ReOpen911 a fait les frais de cette technique de
disqualification. Dès les premières pages de La démocratie des crédules,
M. Bronner relate un échange avec l’un des animateurs du site. Dans
cette narration de cet échange, il n’hésite pas à glisser en moins de
trois pages de la critique de la remise en question de la version
officielle des évènements du 11 septembre à l’évocation de la croyance
dans l’existence des licornes… C’est oublier (ou feindre d’ignorer) un
peu vite qu’une association regroupant 2200 architectes et ingénieurs remet en question les explications techniques de la version officielle.
Or, il n’existe à notre connaissance aucun groupe de biologistes
certifiant de l’existence des licornes. Bien que l’on puisse répondre
avec un brin d’humour à Bronner sur ce point que les pyrosomes et les
saola soient respectivement nommés licornes des mers et licornes d’Asie. Comme le rappelait l’épistémologue Gaston Bachelard, dont M. Bronner ne semble pas goûter les subtilités, science et poésie se rencontrent plus souvent qu’on ne l’imagine
sur les sentiers de la connaissance. Les sages qui nous ont précédé,
pétris de cette « croyance » pour laquelle il semble avoir tant de
mépris, l’avaient pourtant saisi en lisant leur histoire et en calculant
les longueurs de l’histoire et du temps dans les astres.
Mais redescendons sur terre, et observons la réponse faite à M. Bronner par ReOpen911 :
» M. Bronner vit dans un monde finalement relativement simple : si vous doutez de la thèse officielle, alors vous êtes un « croyant », et si vous avez une compétence particulière, alors vous instrumentalisez votre discipline à des fins « idéologiques ». On imagine sans peine que pour lui, les ingénieurs en génie civil de cette liste et ces experts du contre-terrorisme qui remettent en question la thèse officielle doivent être bien dogmatiques (…) Suite au passage de M. Bronner dans une émission de France Culture en septembre 2011, un de nos sympathisants avait noté à ce propos : « Invitons plutôt un sociologue confortablement assis et tentons une petite conversation appliquée sur le concept buté de la croyance irraisonnée. Sachons interroger de façon concise les fictions plutôt que les faits. Conversons sur la fantaisie populaire de toute époque et sur les rumeurs de toutes sortes colportées aujourd’hui via internet. N’analysons rien des incohérences scientifiques véhiculées par le NIST ou par la Commission d’enquête directement supervisée par l’ancien conseiller à la Sécurité Nationale auprès de Condoleezza Rice, M. Philip Zelikow. » ».
Philosophiquement, il est regrettable que M. Bronner ait ignoré les acquis des réflexions sur la croyance amorcées par William James, John Dewey, Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein, Bernard Williams ou encore Jacques Bouveresse,
auxquelles il n’apporte malheureusement rien. Les prendre en
considération lui aurait peut-être évité une somme considérable de
clichés sur la nature de la certitude, de la « crédulité », de la
réalité et de la vérité dans leur rapport à la science. Mais cela
l’aurait certainement privé de l’attrait qu’éprouvent pour les
explications simplistes les médias de masse et la presse subventionnée,
qui se montrent particulièrement friands de ses interventions.
Envoyé Spécial, artisan de la « théorie du complot » selon Bronner ?
Il est assez piquant de constater qu’il fustige dans La démocratie des crédules
une émission d’Envoyé Spécial, à cause de la partialité supposée de
l’un de ses reportages (sur la vague de suicides chez France Telecom —
diffusion en septembre 2010) (p.159). En participant à ce genre
d’émissions, ne collabore-t-il pas à l’accumulation d’approximations et
de contrevérités qu’il entend dénoncer dans son livre, et qu’il déplore
exclusivement lorsqu’elles s’attaquent à des sujets qui lui sont chers
(l’importance de la confiance des citoyens envers leurs dirigeants pour
la solidité du lien social, la défense des techniques libérales de
management contre le monopole de leurs détracteurs…) ?
On peut s’amuser du fait qu’Envoyé
spécial, qui va chercher une légitimation intellectuelle dans la parole
de Gerald Bronner, figure sur sa liste noire des « crédules » de « la
société de l’information » aux côtés de ReOpen911. Et de fait, Envoyé
spécial correspond bien à la définition donnée par M. Bronner des
adeptes de « la théorie du complot », lorsque l’un de ses reportages
explique comment le FBI fabrique des faux terroristes de toute pièce sur
le territoire des États-Unis, par exemple. Bienvenue au club !
Bronner oscille donc entre le rôle de
policier de la pensée chargé de donner aux médias les limites au-delà
desquelles ils sont susceptibles de se faire qualifier de complotistes,
et pourvoyeur d’arguments biaisés lorsque les mêmes médias cherchent à
légitimer leur autocensure concernant les sujets les plus sensibles.
Comme le suggère l’article de l’équipe rédactionnelle de ReOpen911 :
« Gérald Bronner est un universitaire régulièrement sollicité par les journalistes et dont le rôle consiste avant tout à les rassurer dans leurs préjugés, dans leurs croyances, de les conforter dans l’idée que le sujet ne mérite pas d’être étudié, analysé et qu’ils n’ont donc pas failli à leur devoir« .
De Rudy Reichstatdt à Pierre-André Taguieff, les « experts » mandatés par BHL et par le CRIF…
Dans ce rôle, il fut précédé par Pierre-André Taguieff, référence majeure de Rudy Reichstadt,
autre « spécialiste » appelé à la rescousse par les journalistes
d’Envoyé Spécial. Il n’est guère utile de s’épancher plus que de raison
sur le cas Reichstadt, dont le champ conceptuel est assez faible.
Contentons-nous d’orienter nos lecteurs vers l’excellent Rudy Riechstadt Watch d’Alter Info, vers l’article que lui consacre l’observatoire du néo-conservatisme ou vers son truculent profil sur le site de BHL, La règle du jeu. Mieux vaut s’intéresser au pape des « sociologues du complot », plutôt qu’à ses saints, j’ai donc nommé Pierre-André Taguieff.
Militant actif du MRAP, de la LICRA et
de la ligue des droits de l’homme dès les années 1970, il publie à la
fin des années 80 un ouvrage de référence, non dénué d’intérêt, sur les
impasses de l’antiracisme et leur rapport à la doxa communautariste et multiculturaliste : La force du préjugé ( La Découverte, 1988). Dès lors, il ne cache pas cultiver ce qu’il appelle sa « schizophrénie ». Auteur « d’une pléiade d’articles mi-savants mi-militants »
selon ses propres termes, M. Taguieff correspond trait pour trait à la
définition péjorative du militant « croyant » (archétype du complotiste
en devenir), déviant de l’idéal de neutralité axiologique formulé par
Max Weber qui définit des fondements pour l’objectivité scientifique en
sciences sociales (et dont Taguieff se réclame…), à mesure qu’il se
laisse dériver par les courants houleux de son « biais de
confirmation », pour reprendre la terminologie de Bronner.
En 1989, un an après la publication de La force du préjugé,
Jean-Christophe Cambadélis (encore lui…), alors député du XIX°
arrondissement de Paris ayant fraîchement bouté l’élu PS Alain Billon
avec l’appui de l’Elysée, s’inspire de ses concepts pour fonder son
« manifeste contre le national-populisme« . A la même époque, Taguieff devient président de « l’Observatoire de l’antisémitisme » de SOS Racisme, avant d’intégrer la Commission nationale consultative des droits de l’homme (1991), puis d’intégrer la Fondation du 2-mars présidée par Elisabeth Lévy (1999), et de la présider à son tour de 2001 à 2003. Durant les années 2000, il devient conseiller du CRIF, pour le compte duquel il rédige de nombreuses tribunes, avant de reprendre la revue le meilleur des mondes,
ayant pris un tournant ouvertement « néo conservateur ». A cette même
époque, il s’investit dans l’animation de Dreuz info, site d’information
explicitement « américain francophone, chrétien néo-conservateur et pro-israélien ».
Pour une analyse « neutre de l’actualité », on repassera… On s’étonne
de ne pas entendre parler de ce site dans le reportage d’Envoyé Spécial
consacré aux « adeptes du soupçons ».
De l’antiracisme PS au néo-conservatisme sioniste-atlantiste: « une analyse pas si neutre de la réalité ».
A cette même époque, il s’engage au sein du Cercle de l’oratoire,
aux cotés de Raphaël et André Glucksmann, Pascal Bruckner, Frédéric
Encel et Bernard Kouchner. C’est la grande époque du noyautage des
milieux médiatiques et intellectuels par les réseaux sionistes
néo-conservateurs en France, et le Cercle de l’Oratoire est à la croisée
des chemins empruntés par leurs protagonistes, comme le montre ce visuel de l’Observatoire du néo-conservatisme.
Après avoir vulgarisé le concept de
« national-populisme » dans l’intention de relancer le débat sur la
nature du FN à la fin des années 1980, Taguieff publie au cours des
années 2000 une série d’ouvrages sur La nouvelle judéophobie (Mille et une nuits, 2002) et La nouvelle propagande anti-juive (PUF, 2010). C’est également la grande époque des essais sur les « théories du complot », de La foire aux illuminés (Mille et une nuits, 2005) à L’imaginaire du complot mondial (Mille
et une nuits, 2007). Toujours à l’avant-garde de la conception de
l’arsenal sémantique nécessaire aux assauts idéologiques des réseaux de
la domination politique, ce linguiste de formation, qui a débuté dans
les rangs de l’Internationale Situationniste, accompagne désormais le mouvement de « dédiabolisation » du FN assumé par le CRIF (Du diable en politique, CNRS, 2014), et de récupération flagrante de la rhétorique « nationaliste » du FN par le Parti Socialiste (prétention d’un passage du « nationalisme ethnique » au « nationalisme civique ») qui l’avait jusqu’alors si souvent assimilée à du « fascisme » (La revanche du nationalisme, PUF, 2015).
Les « théories » de Taguieff, postes avancés de la Novlangue politico-médiatique
Les schémas argumentatifs de Taguieff et Bronner, bien différents l’un de l’autre,
mais tous deux taillés sur mesure pour les guerres éclairs de la
communication, leur donnent un poids politique conséquent qui leur offre
une visibilité de premier plan non seulement dans les médias, mais
aussi dans le milieu universitaire. Les ouvrages de Taguieff sont
devenus des classiques des programmes de licence en sociologie et en
sciences politiques, et on s’étonne de la surprise de Jean-Claude Michéa (qui pour sa part a toujours refusé d’enseigner à l’université), quand il déclare à propos de L’illusion populiste (Berg International, 2002) dans Impasse Adam Smith (Flammarion, 2006, p.82) :
« Même Pierre-André Taguieff esprit pourtant si lucide, a du mal à se défaire tout à fait de la glu habilement répandue par les politologues de l’ordre établi.« .
Là où Michéa sous-entend qu’il lui fait
face, d’autres se sont demandé si Taguieff n’était pas à l’avant-poste
de cet « ordre établi ». De la disqualification par l’accusation de
« national-populisme » à celle par l’anathème de « judéophobe », en
passant par sa récente entreprise de « dédiabolisation » d’un FN pour
lequel il avait lui-même fourni les armes de manipulation au PS dans les
années 1980-90, Taguieff semble être toujours à l’avant-garde de la
Novlangue politico-médiatique.
Vincent Geisser a répondu aux arguments de La nouvelle judéophobie par La nouvelle islamophobie (La découverte, 2002), et Ivan Segré a vu en Taguieff un artisan de La réaction philosémite (Lignes, 2009), tandis qu’Eric Hazan et Alain Badiou avaient distingué en lui un des individus s’ingéniant à propager l’idée de L’antisémitisme partout aujourd’hui en France (La Fabrique, 2001).
L’ombre d’un doute: critique sociale et critique des médias = antisémitisme
La disqualification par l’accusation d’antisémitisme, Taguieff en a fait une spécialité. Les sociologues Patrick Champagne et Henri Maler rapportent une anecdote assez édifiante à ce sujet, dans un article intitulé « Usages médiatiques d’une critique « savante » de la « théorie du complot« » (Revue Agone, 24/01/12). Ils relatent un entretien entre Alain Finkielkraut et le linguiste sioniste Jean-Claude Milner
datant du 13 janvier 2007, dans l’émission « répliques » de France
culture. Milner fit à cette occasion la déclaration suivante sur
l’ouvrage de Pierre Bourdieu Les héritiers, les étudiants et la culture (Avec Jean-Claude Passeron, Editions de Miniuit, 1964) : « J’ai ma thèse sur ce que veut dire “ héritiers” chez Bourdieu : les héritiers, c’est les Juifs ! (…) Je crois que c’est un livre antisémite« …
Champagne et Maler relatent ensuite un
second entretien, toujours sur France Culture, entre Raphaël Enthoven et
Pierre-André Taguieff, datant du 18 décembre 2009. Enthoven y revint
sur les propos de Milner en demandant aà Taguieff :
« Vous iriez jusqu’à dire, comme Jean-Claude Milner sur les ondes de France Culture que Les Héritiers de Bourdieu c’est un livre sur les juifs ? ». Et Taguieff de répondre : « Non ça je… on peut soutenir cette thèse, mais ce n’est pas la mienne. Non moi je vois simplement la sociologie de Bourdieu comme une sociologie s’intéressant aux stratégies liées à des réseaux qui complotent. Je pense que le modèle, le paradigme de la pensée de Bourdieu est un modèle conspirationniste. »
Champagne et Maler donnèrent l’analyse suivante de cette déclaration:
« En soutenant qu’il s’agit d’une « thèse » qui « peut se soutenir » Taguieff entretient donc le doute – un doute qui lui fournit l’occasion de réaffirmer « simplement » que la sociologie de Bourdieu repose sur « un paradigme » : façon pseudo-savante de désigner un modèle sous-jacent, complotiste évidemment (…) Ainsi, les critiques englobantes de la « théorie du complot » ne se bornent pas à débusquer des interprétations abusives ou délirantes : ils les amalgament et leur amalgament tout ce qui, de près ou de loin, mais surtout de loin, leur déplaît« .
On voit par quels ressorts Taguieff entretient le doute sur l’antisémitisme présumé de Bourdieu. Dans une tribune intitulée « Après Bourdieu, à qui le tour ? »
(8 février 2007), le philosophe Jacques Bouveresse répliqua aux propos
de Milner de la manière suivante, qui , a posteriori, pourrait tout
aussi bien s’appliquer à Taguieff :
« Ce n’est pas un hasard si ces propos visent un sociologue, et, qui plus est, un sociologue critique. Il serait piquant si le sujet prêtait à rire de rappeler que la sociologie dès ses origines, parce que son père fondateur, Durkheim, était fils de rabbin, fut traitée de «science juive». Sociologue antisémite, science juive, ces anathèmes ne révèlent qu’une chose : les sciences sociales, dès lors qu’elles dévoilent la réalité des mécanismes sociaux, sont dérangeantes.Au-delà, l’usage de cette injure, qui atteint également la personne de Jean-Claude Passeron, coauteur des Héritiers, est le symptôme de la vacuité du débat intellectuel et politique. Faute d’arguments, on injurie. Mais, à force de manier l’injure n’importe comment, ce sont les actes et les paroles réellement antisémites ou racistes que l’on banalise.«
Lors de leur prochaine « investigation »
sur un sujet semblable, nous ne saurons que trop conseiller aux
journalistes d’Envoyé Spécial d’interroger des intellectuels de la
stature de Jacques Bouveresse, Patrick Champagne et Henri Maler, afin
d’équilibrer les analyses de Gerald Bronner, ou de Rudy Reichstadt ou de
quelque autre disciple de Pierre-André Taguieff. Voilà qui pourrait à
leur tour leur éviter d’être soupçonnés (notamment par le CSA) de fournir « une analyse pas si neutre de l’actualité ».
Galil Agar
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Pour aller plus loin:
Sur la critique autorisée des médias et sur celle qui ne l’est pas: « Quand les médias dominants consacrent la « bonne » critique des médias« , sur acrimed.org
Deux articles de l’observatoire critique des médias concernant les propos tenus sur Bourdieu, sur acrimed.org:
. » Nouvelle insanité contre Bourdieu: Finkielkraut propose d’en débattre sur France Culture »
. » Droits de répondre et droit de répandre: Jean-Claude Milner, Alain Finkielkraut et compagnie «
Une critique sévère de La démocratie des crédules, sur Slate.fr
Une critique positive de La démocratie des crédules, sur Contrepoints.org
Une critique positive de La foire aux illuminés, de Pierre-André Taguieff sur Contrepoints.org
Les arguments avancés par les architectes et ingénieurs pour la vérité sur le 11 septembre sur ae911truth.org
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