“Les anarchistes sont tellement épris d’ordre qu’ils n’en supportent aucune caricature.” (Antonin Arthaud)
“Le terme grec d’anarchie réfère aux individus qui dénigre volontairement l’autorité et rejette le gouvernement quel qu’il soit, ce ne fut que lorsqu’ils commencèrent à être persécutés que le nom s’en vint à désigner ces dangereux rebelles qui mettent en danger l’ordre établi.” ~ Max Nettlau ~
Déconstruire l’anarchie
Anarchisme ontologique et philosophie
Donatella di Cesare*
Conférence à Berlin en juillet 2021
~ Traduit de l’anglais par Résistance 71 ~
1.
Bien que parfois tempéré par des relents nostalgiques, le sens courant du mot “anarchie” demeure péjoratif. Il est pris comme la négation du principe du commandement, mais plus souvent encore comme l’absence de gouvernement et donc par là-même synonyme de désordre.
La souveraineté est donc légitimée comme la seule condition de l’ordre, la seule alternative à l’absence handicapante de gouvernement. L’anarchie devient une autre manière d’indiquer qu’un chaos sauvage ferait rage dans l’espace illimité au-delà de la souveraineté de l’État. C’est pourquoi l’historique de ce mot et son utilisation vont bien au-delà d’un intérêt sémantique et révèle la conception de l’architecture politique qui s’est renforcée au cours des siècles.
Le narratif à succès de Hobbes est ici à l’œuvre. Établi pour surpasser le chaos de la nature duquel le conflit civil provient continuellement, le pouvoir souverain serait le résultat d’un pacte partagé, d’une soumission volontaire à l’autorité. Hobbes pousse le bouchon aussi loin que de faire de l’État une “personne”, une figure, personnage quasi anthropomorphique dont la souveraineté interne, absolu et indiscutable, correspond à une souveraineté externe personnifiée par les autres états souverains. Dans un mouvement destiné à avoir des effets à très long terme, il projette le Leviathan au delà de ses frontières, l’animal du chaos primitif, choisi comme emblème du pouvoir d’état. Le manque de règle sauvage, restreint de l’intérieur, est au contraire relâché vers l’extérieur dans la guerre virtuelle permanente entre les loups étatiques, les Leviathans souverains.
La dichotomie entre l’intérieur et l’extérieur, entre la souveraineté et l’anarchie, coule au travers toute la pensée moderne. Jusqu’à aujourd’hui elle impose une hiérarchie des problèmes, prescrit des solutions, justifie des principes et par dessus tout l’obéissance au pouvoir souverain. Il va sans dire que des jugements de valeur sont introduits : d’un côté, l’espace intérieur, où on peut viser à bien vivre, où le progrès, la justice, la démocratie et les droits de l’Homme sont affirmés ; et de l’autre, l’espace extérieur, où au mieux la survie est octroyée, où seulement le vague projet d’une confédération des peuples semble possible, si pas le re-proposition d’un état mondial.
La mondialisation change le scenario mais ne défie en rien la dichotomie entre la souveraineté et l’anarchie. En revanche, elle élargit la perspective, révélant les limites d’une politique fondée sur les frontières traditionnelles, incapable de voir au-delà de celles-ci. Le paysage apparaît plus compliqué que jamais parce que tandis que les états-nations continent d’imposer le cadre régulateur des évènements, les espaces réels et virtuels qui s’ouvrent entre une frontière et une autre sont peuplés par d’autres protagonistes. Ceci nous mène à nous départir de la dichotomie entre l’interne et l’externe, le civilisé et le non-civilisé, entre l’ordre et le chaos.
Pour trouver notre chemin dans un paysage inconnu, nous aurions besoin d’une bonne carte, qui n’existe pas en ce moment. Mais, un nouveau phénomène comme les migrations mondiales (NdT : résultat du chaos étatico-marchand et voulu par le système, il y a les migrations naturelles et celles qui sont organisées, celles d’aujourd’hui sont essentiellement organisées comme arme du chaos…) permet un aperçu de ce qui se passe en dehors. De la même manière, des révoltes actuelles se produisent largement au-delà de la souveraineté, dans l’espace ouvert qui a toujours été relégué à l’anarchie. Cette ouverture devrait être comprise non seulement comme une frontière entre un endroit et un autre, mais aussi comme une fissure, comme un espace interstitiel au sein d’un scenario interne. La révolte qui affaiblit l’archë, le principe et l’ordre de l’architecture politique, de l’ordre étatico-centrique, est une révolte anarchique. Elle viole les frontières de l’état, dénationalise les supposés citoyens, les aliène et les rend temporairement sans état, les invite à se réclamer résidents étrangers.
La souveraineté indiscutée de l’état, considérée comme un moyen indispensable et une fin suprême, demeure le critère définissant la cartographie de la scène contemporaine et énonce les limites de la philosophie politique. La bonne administration de la polis est jugée de cette perspective, sans aucune critique sur la manière dont la polis est constituée. Ce cas de paradigme est la théorie de la justice de Rawls. La philosophie politique relance des fictions puissantes : de ce contrat mythique auquel tous les citoyens consentent, à celui de la naissance qui, par signature, crée une appartenance à une nation et autorise le retour à une patrie. Comme si les frontières étaient inéluctables, comme si une communauté gouvernée par une descendance génétique était auto-évidente. De telles présuppositions sont prises comme des faits naturels et donc exclus de la politique ou plutôt, dépolitisés. Mais alors une philosophie politique serait fondée sur une fondation non-politique. Faisant face à une philosophie toujours confinée dans les frontières étatiques, le besoin se fait sentir pour une trans-politique anarchiste, oltre politica.
2.
Comment peut-on “racheter” le mot “anarchie” si ce n’est au travers d’une archéologie anarchiste ? Regardons le contexte grec. Le composant vient de l’ajout du préfixe privatif a- ou an- (comme dans atonal, atypique, anachronique) au verbe archo, qui veut dire commander. Succinctement, anarchia, veut dire absence de commandement, manque de gouvernement, désir d’ordre. En remontant aussi loin qu’Homère, ánarchos a voulu dire, groupe sans leadership, sans chef.
Intimement connecté avec les sphères militaire et judiciaire durant la période classique, anarchia assuma un sens de plus en plus nébuleux sans perdre de sa force privative. Ces deux aspects sont en miroir : absence de gouvernement d’un côté, mais aussi révolte hors-la-loi de l’autre. Comme l’a écrit le grand historien de l’anarchisme Max Nettlau : “Le terme grec d’anarchie réfère aux individus qui dénigre volontairement l’autorité et rejette le gouvernement quel qu’il soit, ce ne fut que lorsqu’ils commencèrent à être persécutés que le nom s’en vint à désigner ces dangereux rebelles qui mettent en danger l’ordre établi.”
Ce qui est néanmoins intéressant, sont les premières réflexions sur l’anarchie dans la pólis.. De grands et mortels spectres hantent la cité. Éschyle avertit contre l’excès et fait l’apologie de la vie, biós, qui n’est “ni anarchie, ni tyrannie”, ni ánarchos, ni despotoumenos. Déjà ici, l’anarchie et la tyrannie apparaissent être les deux menaces qui planent. Mais à la fin, seule l’anarchie est le véritable risque politique. Sophocle fait dire à Créon : “Le leader décrété de la cité, qui qu’il soit doit être obéi […]. Il n’y a pire malheur que l’anarchie.” Dans “Les lois”, Platon prend l’avertissement de Sophocle presque à la lettre : “chaque société humaine est destinée par nature, à agir un leader.” Et une fois de plus : “L’anarchie doit absolument être éliminée de la vie de tous les êtres humains et aussi de tous les animaux qui le servent.”
NdT : Il y a aussi un passage chez Platon qui narre la mort de Socrate. Ses élèves le supplient de refuser la sentence de mort et de s’échapper, ce à quoi Socrate répond en substance que l’on doit toujours se plier à la décision de justice de la cité (état). L’essentiel des philosophes classiques grecs, mis à part les pré-socratiques, sont des chantres du pouvoir et ont œuvré pour le maintien en profondeur de la séparation du pouvoir du corps social. C’était essentiellement des élitistes, des aristocrates, pour qui seule une caste “supérieure” méritait et devait mener les affaires de la cité/état. Le monde occidental dit “civilisé” est pathétiquement bien l’héritier de cette atrophie politique.
Mais pour Platon, l’anarchie n’est pas qu’un simple ordre non-naturel. Dans un sens plus politique, elle représente l’ombre inséparable de la démocratie, le cauchemar pérenne de sa ruine. Il en va de même d’Aristote. Bien qu’il évoque des mots similaires comme “monarchie” ou “oligarchie”, il ne fait aucun doute que l’anarchie est vue par les deux philosophes comme une non-constitution. La négation de l’alpha (“a”) privatif prévaut. Condamné à une nébuleuse sombre et indistincte, l’absence de commandement défie l’imagination et échappe à la portée de la pensée enseignée par kósmos et péras, l’ordre et la limite. Même le désordre concret a plusieurs visages : celui de tarachë et de stásis, de la sédition et de la guerre civile. Celui qui échappe à l’archë est exclu de la pólis. Cette exclusion aura des effets décisifs sur la théorie politique.
Dans la transition du grec au romain, un sens supplémentaire est venu au jour. En latin, archë est essentiellement traduit en principium. Il est donc lair qu’archë est tout sauf monolithique, divisé qu’il est entre deux sens : origine ou principe d’un côté, commandement ou règle de l’autre. Cette doublet s’applique aussi au verbe archö, qui veut dire “prendre la tête, précéder, guider”, mais aussi “diriger, commander”. Ce qui vient en premier mène la danse, le début commande, l’origine gouverne, pas seulement la naissance, mais aussi, la croissance, le développement, l’histoire.
Que commencement et commandement doivent converger n’est pas si évident. Le commencement affirme le commandement, le commandement affirme le commencement. Comme le dit Agamben, le “prestige de l’origine” peut expliquer pourquoi la disparité sémantique sous-entendant archë est habituellement perçue comme auto-évidente.
Après tout, pourquoi le premier devrait-il être le leader ? Et pourquoi le dirigeant devrait-il être le premier ? Bien des sens différents se rapprochent jusqu’à ce qu’ils se chevauchent et entrent en collision. Mais c’est peut-être le mot archë, son prestige acquit par habitude, qui pourrait avoir dicté la coïncidence. Inauguration et commandement, comme le grec le dit, suivi par beaucoup d’autres langues, sont intimement connectés, un tout co-substantiel. Les répercussions sont théologiques, politiques et philosophiques.
Une archéologie anarchiste, qui n’est pas seulement de la “ruinologie”, mais qui aussi désamorce, déconstruit l’arché, ne peut que déterrer la complicité archaïque. Cela met en lumière l’alliance du pouvoir, déconnecte le principe et le commandement.
3.
Aux XVIIIème et XIXème siècles, dans le sillage de la révolution française, l’anarchie devint de plus en plus un concept positif. Elle prit une place parmi les formes de gouvernance. La célèbre déclaration de Proudhon “l’anarchie c’est l’ordre sans la domination” marque un avant et un après.
[…]
La modernité, qui a enfanté l’anarchisme, constitue l’impasse. Les limites métaphysiques dans lesquelles il demeure coincé et qui finissent par avoir d’inévitables répercussions politiques sont maintenant évidentes. Les anarchistes, ne comprenant pas pleinement le potentiel subversif, enferment l’anarchie dans un archë, en faisant un principe et un commandement. De là, la naïveté, les illusions, les erreurs. Ceci émerge dans la vision de l’individu faisant face au pouvoir, qui peine dans le dilemme de le saisir une fois pour toute mais sans permettre de se faire prendre, de s’enfermer. C’est précisément le refus de toute médiation couplé avec la conception réductrice du pouvoir, assimilé à un fléau, qui a condamné le mouvement anarchiste à toute une série de défaites. (NdT : les anthropologues politiques anarchistes comme Pierre Clastres, Marshal Sahlins, James C. Scott, David Graeber, Charles McDonald ont bien compris qu’il ne pouvait y avoir de société sans pouvoir, que le pouvoir est inhérent, toute l’affaire réside dans la méthodologie de l’exercice du pouvoir : non-coercitive ou coercitive…) Cet échec est des plus sérieux parce que l’anarchie, comprise comme l’auto-négation du pouvoir (NdT : il faudrait préciser ici “pouvoir coercitif”…), aurait du ouvrir un nouvel espace politique. Pourtant, c’est comme si les anarchistes avaient refusé d’habiter cet abysse sans fond duquel une autre politique aurait pu anarchiquement surgir. Au lieu de cela, ils se sont réfugiés dans le terrier de renard archique d’un principe.
4.
Est-il possible aujourd’hui de sauver l’anarchie de l’anarchisme ? Y a t’il toujours une chance de le faire et si oui, comment ?
Avec son passé tragique et son futur impossible, l’anarchisme semble avoir été relégué à un état de mémoire culte, fière, têtue, mais aussi ésotérique. Ses textes sacrés, assemblés dans un corpus canonique inviolable, demandent foi et acceptation. Les anarchistes pour la plupart, semblent largement institutionnalisés : ils se réfèrent à une liturgie, ils suivent une sorte de catéchisme, ils cultivent cette certitude inébranlable que toute réponse est contenue dans ces textes de l’orthodoxie des XIXème et XXème siècles. (NdT : cette généralisation est hâtive à notre sens, mais il est vrai que les anarchistes agissent pour la plupart au sein de structures officielles dépendant de “fédérations”, qui aujourd’hui répondent favorablement à la doxa des élites mondialistes sur les modèles écologico-énergétiques, de genre, de culture. Les anarchistes institutionnalisés sont en porte-à-faux constant et perdent donc en puissance de conviction…)
Ceci peut-être confirmé par les reconstructions historiques qui, malgré quelques petites différences, se sont fossilisées autour des mêmes lieux communs, les mêmes dogmes doctrinaires (NdT : doctrinaire implique la notion de force, de coercition dans la conviction, la persuasion… Les penseurs anarchistes ne sont pas doctrinaires, les marxistes le sont, ce fut et c’est tout le débat entre Marx et Bakounine depuis la 1ère Internationale… Toute pensée anarchiste est sujette à débat, personne n’a jamais clamé avoir “raison”, ni de faire une “science” de la doctrine comme Marx et Engels et leur cabale l’imposèrent et dont les relents persistent jusqu’à aujourd’hui…) et idéologiques, qui ont été établis et ratifiés au cours des siècles. L’épique se répète : après les précurseurs, une succession est ouverte par Godwin, suivi par Proudhon ; la rivière ensuite se sépare entre le courant inauguré par Max Stirner, champion de l’individualisme radical et celui initié par Kropotkine, chantre du collectivisme. (NdT : alors pour faire une bonne critique, il faudrait déjà ne pas faire d’erreur sur le qui fait quoi… Bakounine était le collectiviste, Kropotkine représente le courant anarcho-communiste. La différence entre les deux se situe essentiellement sur la question monétaire : sur le que faire de l’argent en société anarchiste ? Pour Bakounine, on maintient le rapport marchand pour qu’il s’efface de lui-même, pour Kropotkine, pourquoi s’arrêter en si bon chemin : suppression de l’État ET de l’argent, garantissant la société “communiste”, de “commune”, “bien commun”.)
Le sommet est atteint avec Bakounine. L’entourant d’une multitude de personnages dont les visions du monde sont souvent en contradiction. Puis tout stagne, mis à part des exceptions come Murray Bookchin et Noam Chomsky (NdT vraiment ? Chomsky.. Le pape de l’opposition contrôlée, un traître à l’idée de l’anarchie… allons, allons…), dans les premières décennies du XXème siècles. L’histoire officielle de l’anarchisme n’est pas différente de toute autre historiographie avec ses paradigmes, ses dogmes, ses principes. La fidélité pétrifiée court le risque de terminer sa course dans un sectarisme sombre et une stagnation catastrophique.
Nous pourrions être tentés de supposer que la cloche de fin a retenti depuis un moment maintenant, si ce n’est pour le fait que la torche de l’anarchie ne s’est jamais éteinte. Hétérodoxe et subversif, le A cerclé, peut-être le symbole politique le plus répandu au monde, excède l’iconographie classique et montre une vitalité qui va bien au-delà de l’anarchisme traditionnel. (NdT : très juste)
L’économie de l’archive s’oppose à l’impulsion an-archique. Ainsi émerge un besoin de ne pas archiver l’anarchisme, ou plutôt de ne pas le laisser archiver. La fièvre de l’archivage afflige l’anarchiste, cet ange dissident qui est appelé à ne pas oublier que dans l’ordre du début, comme dans celui du commandement, l’archë est une fiction. L’alternative serait ce personnage embarrassant d’un anarchiste institutionnalisé clamant un accès exclusif à la véritable mémoire, à la propriété des textes, aux arcanes et au pouvoir patriarcal d’une origine authentique. Dans sa nostalgie impossible, il n’aurait que les clefs d’une maison hantée. C’est là que l’anarchisme inarchivable doit agir pour échapper à la violence des vieilles archives. Même les siennes.
Silencieux par vocation, l’anarchisme sera toujours le destructeur de toute archive. Détruire veut ici dire déconstruire, interpréter, en lisant profondément dans les excavations archéologiques et généalogiques afin de désarticuler le corpus des textes et désagréger la sémantique des archives.
5.
Dans les récentes décennie une veine anarchiste a émergé en philosophie. Ceci n’est en rien surprenant étant donné que la pensée continentale est caractérisée par son déploiement des profondeurs abyssales qu’elle ne peut plus éviter.
Heidegger fut le pionnier de la destruction de toutes sortes de chemins officiels. Il inaugura ce qui peut être appelé le “post-fondamentalisme”. Si Husserl demeure tenu par une conception de la philosophie qui demande toujours une “fondation ultime”, pour Heidegger il est temps de se départir de toutes les erreurs de la métaphysique, de dire adieu à toute fondation incontestée, stable et ferme à chaque fois que cette fondation se révèle être cassée et précaire. Ceci est le cas avec cette fondation de l’univers, un statut auquel s’est auto-promu le sujet moderne : le souverain qui, auto-assuré, sûr de se fonder dans son autonomie, devrait en fait se reconnaître comme ayant été “balancé” dans le monde, comme étant inexorablement temporel et irréversiblement fini.
L’évènement qui littéralement secoue la fondation ultime met un terme à la philosophie, la remue, la laisse craquée et fissurée, ouverte. L’abysse sans fond de toute fondation est ainsi descellé. Ab-grund est donc le nom qui, préservant au sein du mot lui-même le fossé crucial, appelle à l’esprit ce qui est maintenant une non-fondation abyssale.
Mais on ne devrait pas mal comprendre le geste de Heidegger, qui se limite à prendre note de cet évènement. Ce n’est pas une question de nier ou de réfuter. C’est plutôt une question d’admettre que des fondations indiscutées ne sont plus données. Ceci s’applique aussi à bien des mirages connectés à toute une série de fondations souvent invoqués, bien connues comme : l’être, la substance, l’essence, la structure, l’universalité, l’identité, le genre, l’état, la nation. Heidegger n’abandonne pas le terrain de la métaphysique, mais il y demeure pour superviser sa désintégration, pour le creuser et laisser l’abysse le submerger au travers des fissures.
La philosophie post-fondamentaliste, qui questionne chaque archë, se sépare de l’action archique. Plusieurs noms pourraient être mentionnés. Le Grand Hotel Abyss, qui a déjà accueilli des membres de l’École de Francfort, Benjamin, Adorno, Horkheimer et Marcuse, n’ont pas fermé leurs portes. D’autres invités peuvent aller et venir, ayant des vues différentes et de nouvelles perspectives.
Une place importante est occupée par Reiner Schümann, auteur de l’ouvrage “Heidegger sur l’être et l’action : des principes à l’anarchie”, publié pour la première fois en français en 1982 et en anglais en 1987. On peut lire ses pages comme un long commentaire œuvrant à démocratiser Heidegger, à savoir montrer qu’il ne fait pas de mythologie de l’origine, qu’il ne fait pas d’assertion de principe, ni ne s’identifie avec le Führerprinzip. Au lieu de cela, il pense la dissolution anarchique de tout archë.
Laissant rapidement la politique derrière lui, Schümannn focalise son attention sur la déconstruction de la métaphysique, un projet qui n’est ni innocent ni sans danger. Afin de mettre en lumière la charge dérangeante latente à la fondation brisée, il propose une expression paradoxale : “le principe d’anarchie”. La contradiction entre les deux termes est évidente. Schümann avertit contre toute tentative de réconciliation ou de dépassement. Le “principe d’anarchie” est un principe anarchique qui, en se destituant lui-même, empêche l’anarchie de devenir, à son tour, un principe. Dans l’histoire des principes qui ont gouverné les époques du monde, il y a toujours un principe anarchique paradoxal, prélude du renversement de chaque principe, et qui porte l’anarchie inscrite en lui-même, en tant que destinée.
Ce qui devient donc inévitable est la transition vers l’histoire an-archique qui ouvre de nouveaux scénarios. Mais, les scénarios politiques demeurent nébuleux parce que, d’après Schümann, la politique a toujours été archique, a toujours été configurée autour d’un archë. Pas même ce qu’il appelle le “pouvoir de l’anarchisme”, dans lequel il inclut également Marcuse, est une exception. Mais ici se trouve une impasse contre laquelle Schümann se débat sans résoudre quoi que ce soit. Si, en fait, l’anarchie politique peut seulement être reconsidérée à la lumière de l’anarchie ontologique, le contraire est aussi vrai et l’anarchie ontologique ne peut pas être traduite en anarchie politique.
Une difficulté similaire réapparaît chez d’autres philosophes qui contribuent à la déconstruction anarchique de chaque archisme. Comment ne pas mentionner Derrida ? Ses mots lors d’un entretien sont emblématiques : “Je ne suis pas un anarchiste. […] La déconstruction est indubitablement anarchique ; ce serait en principe, si on pouvait dire une telle chose. Cela met l’archë en question, le commencement et le commandement.”
En bref : partager une ontologie anarchique n’est pas encore la même chose qu’être anarchiste. Mais la question ne peut pas être close abruptement par un désaveu ostentatoire de toutes restrictions. La relation entre philosophie et anarchisme, qui semble presque être comme une rencontre manquée, est bien plus ambiguë et complexe que cela, peut-on supposer au premier abord.
C’est au nom de l’anarchie que l’anarchisme est critiqué. (NdT : absolument !) Tout est une question de laisser émerger la trahison dont est victime l’anarchie, que ce soit par son enfermement dans un principe archique, à commencer avec celui de l’ordre proposé par Proudhon, ou en étant consignée, par un jeu spéculatif, dans le désordre de l’explosion sans forme. Ceci est la contradiction interne d’un anarchisme qui ne questionne pas ses propres principes. Levinas utilisa cette phrase provocatrice en fait il l’utilisa deux fois, pour bien que ce soit clair : “L’anarchie ne règne pas.” Et encore : “L’anarchie ne peut pas être souveraine comme un archë.”
La philosophie pousse l’anarchisme, dans une sorte de quasi auto-analyse critique, pour qu’il retrouve sa propre ontologie anarchique réprimée, étouffée. Les répercussions politiques sont profondes. Il ne sera plus possible de remplacer une souveraineté par une autre, ni de comprendre le pouvoir de manière manichéenne. Les vieilles erreurs, qui ont coûté cher, retournent à la mémoire.
Pouvons-nous vraiment croire que la déconstruction anarchique de l’anarchisme n’ait rien à voir avec cette tradition ? Un déni provient de références de ces grands évènements qui ont marqué l’histoire du mouvement anarchiste : de la Commune de Paris de 1871 à la Catalogne de 1936. Comme si dans ces évènements, une politique anarchique s’était déjà concrétisée, éludant les théories de l’époque et leurs schémas archiques. Des références explicites ne se reproduisent pas par hasard chez les suiveurs d’une philosophie plus récente, qui a développé la pensée du “politique”, de Claude Lefort à Cornelius Castoriadis en passant par Miguel Abansour et Jacques Rancière. Le fil qui les unit tous malgré leurs différences, est une critique de l’archë compris à la fois comme principe philosophique et comme commandement politique.
Peut-être que le temps est venu pour un nouvel anarchisme qui fonctionne à la limite des concepts d’un héritage schlérosé, un anarchisme qui amène à la lumière l’anarchie pétrifiée et réprimée et, préservant l’alpha privatif qui nie et s’oppose au principe établi, regarde aussi au-delà des frontières de la souveraineté et de l’architecture politique archiques.
Juillet 2021
(*) Donatella Di Cesare
Née à Rome en 1956, professeur de philosophie théorique à l’université La Sapienza de Rome, enseigne également l’herméneutique philosophique à la Scuola Normale Superiore de Pise. Elle a été l’une des dernières élèves de Hans-Georg Gadamer et compte parmi les intellectuels engagés les plus présents du moment en Italie et en Europe.
« De la vocation politique de la philosophie »
Tandis que dans un monde entièrement globalisé, capitalisé et intégré dépourvu d’en-dehors, les crises succèdent aux crises et que l’antihumanisme gagne du terrain, la philosophie, elle, affiche un étrange conformisme : tout au plus émet-elle ça et là une timide recommandation de conformité morale dans les comités d’éthique… Mais pour le reste, elle se contente généralement d’un simple accompagnement intellectuel du monde tel qu’il est.
Donatella Di Cesare appelle la philosophie à redescendre dans l’arène politique et à revenir au cœur de la cité, la polis, d’où elle avait été bannie après la mort de Socrate. Au nom d’un existentialisme radical et d’un nouvel anarchisme, D. Di Cesare montre qu’une vocation politique était initialement inscrite dans la philosophie occidentale depuis ses origines antiques, mais que son refoulement l’a privée de ce qu’elle avait de plus précieux : sa capacité à nous éclairer.
Mais selon D. Di Cesare, la critique et la dissidence ne suffisent plus. Passées la défaite de l’exil et l’émigration intérieure, les philosophes ont à présent pour devoir de revenir, et de faire alliance avec les opprimés.
(Source : https://philosophietage.ch/fr/conférencierères/donatella-di-cesare)
= = =
Lectures complémentaires :
Notre page “Anthropologie politique”
Hakim Bey et l’anarchie ontologique
Il n’y a pas de solution au sein du système, n’y en a jamais eu et ne saurait y en avoir ! (Résistance 71)
Comprendre et transformer sa réalité, le texte:
Paulo Freire, « La pédagogie des opprimés »
+
5 textes modernes complémentaires pour mieux comprendre et agir:
Guerre_de_Classe_Contre-les-guerres-de-l’avoir-la-guerre-de-l’être
Francis_Cousin_Bref_Maniffeste_pour _un_Futur_Proche
Manifeste pour la Société des Sociétés
Pierre_Clastres_Anthropologie_Politique_et_Resolution_Aporie
Société des sociétés organique avec Gustav Landauer
A bas l’État ! A bas la marchandise ! A bas l’argent ! A bas le salariat !
Vive la Commune Universelle de notre humanité enfin réalisée !
Source : https://resistance71.wordpress.com/2024/09/21/35057/
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