Comment expliquer l’incroyable indifférence de la classe éduquée face
aux violences policières, l’acceptation des restrictions croissantes
aux libertés publiques ? Plus on est éduqué, moins on doute des médias,
nous dit Chomsky ;
voilà un premier élément de réponse. D’autres explications résident
dans l’incapacité de la classe éduquée de se penser comme une classe,
dans sa fascination pour les dominants dont elle partage les attributs
culturels, dans la propagande bien rôdée dont elle est la cible, dans
l’illusion de la fin de l’Histoire. L’article se conclut par une mise en
garde adressée à ceux qui manifestent leur colère face aux mutilations
et aux violences d’État : ils feraient bien de se méfier ; leurs cris
n’alertent pas, ils dérangent.
Merci Macron, merci Hollande, merci Sarkozy : il me semble enfin
trouver une réponse à la question qui me taraudait depuis mes cours
d’histoire sur la montée du fascisme, du nazisme, du pétainisme :
comment a-t-on pu, au cours des années 30, s’accommoder toujours
davantage de l’ignominie croissante, sans que les peuples y mettent un
frein ?
Peut-être la réponse réside-t-elle dans ce que l’on observe en ce
moment : on est tellement peu nombreux à crier notre colère, à alerter,
alors même que les réseaux sociaux facilitent l’expression ; dans les
manifestations, on est des centaines de milliers, mais on devrait être
des millions. Quant aux plus courageux – les gilets jaunes notamment –
ils se font battre, embastiller, mutiler et cela dans l’indifférence
stupéfiante du plus grand nombre.
Parmi nous, il y a la classe des éduqués, passée par le tamis de
l’école, Bac et +, courtisés par le PS-LREM-PR, qui s’identifient aux
maîtres, sans en avoir ni le patrimoine, ni le pouvoir, à qui l’on a
appris, par martèlement médiatique, à se méfier de toutes les idéologies
qui ne sont pas le néolibéralisme, à qui l’on fait gober que la marche
du monde s’explique techniquement (économie, management…), que la
répartition des richesses est l’effet du travail et du mérite. Cette
masse des éduqués (« l’influence des médias est plus importante sur la
fraction de la population la plus éduquée » nous apprend Chomsky)
n’imagine même pas que le néolibéralisme puisse être une idéologie,
elle rejette avec dégoût l’idée qu’elle devrait constituer une classe
solidaire sachant faire valoir ses intérêts, alors que la classe qui la
domine est, elle, très soudée, très active, très organisée.
Il y a ensuite parmi nous la masse des moins éduqués, des plus
pauvres, que le PS et le PC ont laissé tomber depuis 40 ans ; le PS sous
l’influence de ses thinktanks, de communicants malins se vendant comme
philosophes, comme ce « pompeux cornichon de BHL »,
de sa gentrification ; le PC parce qu’il n’a pas survécu à
l’effondrement de l’avatar stalinien du communisme. C’est cette classe
privée de parole, qui ne se reconnaît pas dans les modèles médiatiques
dominants, et que le FN (je refuse la banalisation du FN et donc aussi
son changement de nom) a pu facilement courtiser et séduire en trop
grand nombre.
Voilà maintenant comment s’installe un pouvoir autoritaire : les lois
liberticides de l’antiterrorisme, raison commode, ont préparé le
terrain; la mondialisation a permis aux grandes entreprises d’immenses
profits avec les marchés émergents : elles n’ont depuis bien longtemps
plus besoin de transformer la classe pauvre en classe moyenne pour
élargir leur marché, et on dirait bien qu’elles n’ont même plus besoin
aujourd’hui de la masse de la classe éduquée; restent toutefois les
marchés de la santé, de l’éducation, des retraites.
On en arrive alors au point où nous sommes : 28 yeux crevés, 6 mains
arrachées, plus de 800 cas d’abus selon le décompte remarquable et
courageux établi par le journaliste David Dufresne, des milliers de
personnes interpellées pour des motifs fumeux, des jugements expéditifs
rendus par une justice qui paraît trop aux ordres pour qu’aux consignes
de Belloubet ne s’ajoute pas un mépris de classe pour les plus pauvres
Les milliers de vidéos prises par des citoyens remarquables et des
journalistes courageux (Gaspard Glanz, Taha Bouhafs, et tous ceux qui
ont le même engagement journalistique) nous montrent une police sans
limites, dont les membres les plus violents peuvent jouir sans entrave
de leur liberté de battre, de fouler, d’humilier, de mutiler.
Au gouvernement, on trouve des dirigeants cupides (les millionnaires
qui forment la moitié de ce gouvernement ont bénéficié de la fin de
l’ISF), inhumains (pas un mot pour le peuple blessé, humilié, mutilé),
infiniment moins cultivés et moins frottés aux réalités politiques que
leurs prédécesseurs, des ministres dont l’intelligence et la dignité
sont très questionnées – pensons à Schiappa, Pénicaud, Belloubet, avec
leurs phrases mal construites, leurs erreurs (Mila), leur indécence (5
jours pour enfant mort) – manipulateurs (Le Driant et sa gauche du
macronisme).
Ces tyrans qui n’écoutent rien, qui bousculent, qui maltraitent,
s’entourent, comme tous les petits chefs médiocres, d’une basse-cour de
sots, d’incompétents absolus : tous ces députés LREM godillots, qui
ânonnent leur propagande, incapables de comprendre le rôle et la
responsabilité d’un député de la nation. Les exemples grotesques
abondent : l‘ineffable Legendre, fils à papa qui s’imagine trop
intelligent pour être compris, mais dont le parcours sur les bancs
d’écoles majoritairement privées ne reflète certes pas du génie,
s’invente un rapport fictif à l’Europe (sa vidéo de campagne pour
2019) ; ou encore les phrases stupides, indignes, mesquines dans
l’affaire des congés pour la mort d’un enfant.
Et tout ce monde, aux ordres de la classe dominante, met en œuvre au
vu de tous une entreprise de pillage systématique des biens et services
publics (ADP et caisses de retraite bientôt, autoroutes, …), détruit
tout ce qui fait le vivre ensemble, tout ce que la République a conçu de
solidarité depuis 1945 et ne conçoit même pas ne serait-ce que la
nécessité politique de prétendre éprouver indignation, ou même
compassion pour les citoyens de notre pays, quand la police de la
République blesse, cogne, mutile, tue (Zineb Redouane tuée à sa fenêtre à
Marseille, et les morts à venir, car cela viendra).
Face à ce déferlement de la violence d’État, à cette déconstruction
du bien commun, la classe éduquée est, dans son ensemble, dans un déni
total de la réalité, déni facilité par le fait que les victimes des
violences sont majoritairement des membres de la classe moins éduquée ;
cette classe éduquée continue de croire en son poulain, qu’elle pense
avoir choisi (et ne se rend toujours pas compte de la facilité avec
laquelle on l’a bernée, tant elle continue d’ignorer que la propagande
est une technique dont le XXème siècle a fait un outil terriblement
efficace), parce qu’il est jeune, parce qu’il est réformateur, parce
qu’il va lever les blocages de la France, cette classe éduquée qui a
faite sienne la novlangue dont on lui a bourré le crâne, qui a fini par
s’approprier l’idée qu’il faut changer, qu’il faut réformer, qu’il y a
des corporatismes, des privilégiés parmi les gueux, qui ne comprend
rien, qui ne parvient pas à être critique et à voir que la classe
dominante, elle, se garde bien de changer, de se réformer, que c’est
elle qui a les vrais privilèges et même tous les privilèges !
Bien sûr, parmi cette masse éduquée, il y a des exceptions
nombreuses, mais hélas trop minoritaires. Tous ces enseignants, ces
avocats, ces personnels hospitaliers, ces retraités solidaires, qui
manifestent depuis de nombreuses semaines.
Mais revenons à la classe des moins éduqués, ceux sur qui l’on cogne
si impunément, qui ont des salaires de misère, qui subissent la violence
économique de plein fouet, qui vivent 10 ans moins vieux, qui sont
bouffés par les angoisses et à qui, je l’ai dit, on ne parle jamais dans
les médias. Quelle peut bien être leur réaction ? Quel est leur choix ?
Voter FI ou choisir l’infection FN ? La France Insoumise, dont le
programme n’est pourtant pas plus audacieux que celui de Roosevelt après
29 est systématiquement décrite comme un parti extrémiste par les
télés, les radios, les journaux, et par la classe éduquée qui a tiré un
trait sur l’espoir dans l’avenir. Alors, il reste le FN.
On en est là. Les dominants maximisent leurs profits : à leur place,
si l’on était comme eux une classe sociale active et solidaire, on
ferait de même. Les plus pauvres vont peut-être voter FN dans leur
majorité, mais qui peut les en blâmer ? Ceux qui les méprisent à
longueur de journée, ces BFM, TF1, LCI, FT, France Info, France Inter,
Le Monde, Le Point, l’Express, ces faux experts, ces communicants
omniprésents ? Ces médias qui invitent depuis des lustres le FN à tours
de plateau, qui légitiment l’horreur raciste, bornée, méchante, et qui
opposent la pondération du FN à l’effervescence de Mélenchon ?
Alors qui porte la plus lourde responsabilité dans ce désastre ? Les
puissants défendent leurs intérêts, les médias sont aux ordres, les
pauvres sont dirigés vers le FN. Il semble bien alors que ce soit la
majorité des éduqués, avec leur mépris pour les pauvres, leur macronisme
de droite ou de gauche, PS, Modem, UMP, leur indifférence, leur cécité,
leur absence de sens critique, leur aspiration à ressembler aux maîtres
qui les méprisent pourtant tellement fort, leur respect des médias qui
les manipulent, la novlangue qu’ils dégustent : la “politique
responsable”, les “ressources humaines”, les “on ne peut pas accueillir
toute la misère du monde” – comme si le monde s’arrêtait à notre
frontière – , la “valeur travail”, l’assimilation des mots “libre” et
“néolibéral” ancrée dans les cervelles à coups de mots clefs et de
campagnes de com.
Au langage malmené, privé de sens, s’ajoutent les croyances que le
discours néolibéral a enracinées dans leurs esprits : ce serait
l’Europe qui empêcherait nos dirigeants nationaux de prendre en compte
les intérêts des citoyens ; cette mythologie vomitive des pères
fondateurs animés par le désir de paix – Schuman qui a voté les pleins
pouvoirs à Pétain, l’affairiste Monnet – alors que les vrais fondateurs
de l’Europe sont ces millions d’hommes et de femmes privés d’emploi et
de perspectives, ces générations, nos générations, sacrifiées sur
l’autel de la construction européenne, pour respecter des critères
économiques absurdes et bureaucratiques (pas plus de 3% de déficit, une
Banque Centrale dont la priorité est le contrôle de l’inflation) ; le
modèle privé de management qui serait le plus performant et qu’on
applique au forceps à l’État, à l’Éducation Nationale, aux hôpitaux,
avec les désastres humains que cela crée et sans jamais percevoir que le
modèle privé, lui, n’aspire qu’à ressembler à l’administration
(l’accumulation des procédures, la réduction de l’autonomie des gens…) ;
la croyance enfin dans les vertus de la compétition, dans le mérite,
dans l’économie de marché, alors même que les grands économistes
libéraux (Adam Smith…) n’ont jamais et nulle part écrit qu’il fallait
abandonner la vie de la cité au marché.
C’est ça qui s’est passé dans les années 30 et dans l’avènement de
nombreuses dictatures : c’est cette classe moyenne éduquée, ce centre
mou, méprisant la classe en dessous et adorant celle au-dessus, qui a
tout laissé faire. Les fanatiques libéraux sont au pouvoir et tout
autour de nous. Ceux qui crient leur colère feraient bien de se méfier.
Leurs cris n’alertent pas : ils dérangent.
Une frustration signée Gilles Siva, ancien ingénieur et aujourd’hui musicien.
Source : https://www.frustrationmagazine.fr/indifference-de-la-classe-eduquee-face-a-la-montee-de-lautoritarisme-en-france/?fbclid=IwAR2YNOweVnrQEk6F6OhtuqQ1NHaPyLwNGOFE6JAUcH1RVeoHxFnxSGYxquc
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