Ce texte a été écrit par Albert Einstein en mai 1949 et publié dans la revue américaine progressiste « Monthly Review ». Albert Einstein : « Est-il convenable qu’un homme qui n’est pas versé dans les questions économiques et sociales exprime des opinions au sujet du socialisme ? Pour de multiples raisons, je crois que oui. »
Albert Einstein: «Est-il convenable qu’un homme qui n’est pas versé dans les questions économiques et sociales exprime des opinions au sujet du socialisme ? Pour de multiples raisons, je crois que oui.»
Je
suis maintenant arrivé au point où je peux indiquer brièvement ce qui
constitue pour moi l’essence de la crise de notre temps. Il s’agit du
rapport entre l’individu et la société. L’individu est devenu plus
conscient que jamais de sa dépendance à la société. Mais il n’éprouve
pas cette dépendance comme un bien positif, comme une attache organique,
comme une force protectrice, mais plutôt comme une menace pour ses
droits naturels, ou même pour son existence économique. En outre, sa
position sociale est telle que les tendances égoïstes de son être sont
constamment mises en avant, tandis que ses tendances sociales qui, par
nature, sont plus faibles, se dégradent progressivement. Tous les êtres
humains, quelle que soit leur position sociale, souffrent de ce processus de dégradation. Prisonniers sans le savoir de leur propre
égoïsme, ils se sentent en état d’insécurité, isolés et privés de la
naïve, simple et pure joie de vivre. L’Homme ne peut trouver de sens à
la vie, qui est brève et périlleuse, qu’en se dévouant à la société.
L’anarchie (Ndlr : sens négatif : mot à connotations positives depuis l'Antiquité a été dévoyé de son étymologie par les dominants) économique de la société capitaliste, telle qu’elle existe aujourd’hui, est, à mon avis, la source réelle du mal.
Nous voyons devant nous une immense société de producteurs dont les
membres cherchent sans cesse à se priver mutuellement du fruit de leur travail collectif – non
pas par la force, mais, en somme, conformément aux règles légalement
établies. Sous ce rapport, il est important de se rendre compte que les
moyens de la production – c’est-à-dire toute la capacité productive
nécessaire pour produire les biens de consommation, ainsi que, par
surcroît, les biens en capital – pourraient légalement être, et sont
même pour la plus grande part, la propriété privée de certains
individus.
Pour des raisons de simplicité, je veux, dans la discussion qui va suivre, appeler « ouvriers » tous ceux qui n’ont point part à la possession des moyens de production, bien que cela ne corresponde pas tout à fait à l’emploi ordinaire du terme. Le possesseur des moyens de production est en état d’acheter la capacité de travail de l’ouvrier. En se servant des moyens de production, l’ouvrier produit de nouveaux biens qui deviennent la propriété du capitaliste. Le point essentiel dans ce processus est le rapport entre ce que l’ouvrier produit et ce qu’il reçoit comme salaire, les deux choses étant évaluées en termes de valeur réelle.
Dans
la mesure où le contrat de travail est « libre », ce que l’ouvrier
reçoit est déterminé non pas par la valeur réelle des biens qu’il
produit, mais par le minimum de ses besoins et par le rapport entre le
nombre d’ouvriers dont le capitaliste a besoin et le nombre d’ouvriers
qui sont à la recherche d’un emploi. Il faut comprendre que même en
théorie, le salaire de l’ouvrier n’est pas déterminé par la valeur de
son produit.
Le capital privé tend à
se concentrer en peu de mains, en partie à cause de la compétition
entre les capitalistes, en partie parce que le développement
technologique et la division croissante du travail encouragent la
formation de plus grandes unités de production aux dépens des plus petites. Le résultat de ces développements est une oligarchie de
capitalistes dont la formidable puissance ne peut effectivement être
refrénée, pas même par une société qui a une organisation politique
démocratique. Ceci est vrai, puisque les membres du corps législatif
sont choisis par des partis politiques largement financés ou autrement
influencés par les capitalistes privés qui, pour tous les buts
pratiques, séparent le corps électoral de la législature. La conséquence
en est que, dans le fait, les représentants du peuple ne protègent pas
suffisamment les intérêts des moins privilégiés. De plus, dans les
conditions actuelles, les capitalistes contrôlent inévitablement, d’une
manière directe ou indirecte, les principales sources d’information
(presse, radio, éducation). Il est ainsi
extrêmement difficile pour le citoyen, et dans la plupart des cas tout
à fait impossible, d’arriver à des conclusions objectives et de faire
un usage intelligent de ses droits politiques.
UNE « ARMÉE » DE CHÔMEURS
La situation dominante dans une économie basée sur la propriété privée du capital est ainsi caractérisée par deux principes importants: premièrement, les moyens de production (le capital) sont en possession privée et les possesseurs en disposent comme ils le jugent convenable; secondement, le contrat de travail est libre. Bien entendu, une société capitaliste pure dans ce sens n’existe pas. Il convient de noter en particulier que les ouvriers, après de longues et âpres luttes politiques, ont réussi à obtenir, pour certaines catégories d’entre eux, une meilleure forme de « contrat de travail libre». Mais, prise dans son ensemble, l’économie d’aujourd’hui ne diffère pas beaucoup du capitalisme « pur».
La
production est faite en vue du profit et non pour l’utilité. Il n’y a
pas moyen de prévoir que tous ceux qui sont capables et désireux de
travailler pourront toujours trouver un emploi; une « armée » de
chômeurs existe déjà ( Ndlr : chômage structurel voulu,
voir le NAIRU) . L’ouvrier est constamment dans la crainte de perdre
son emploi. Et puisque les chômeurs et les ouvriers mal payés sont de
faibles consommateurs, la production des biens de consommation est
restreinte (Ndlr : ou de qualité médiocre qu'il faut
renouveler très souvent, de sorte qu'en définitive ça coûte plus cher
qu'un produit de qualité) et a pour conséquences de grands
inconvénients. Le progrès technologique a souvent pour résultat un accroissement du nombre de chômeurs, plutôt qu’un allégement du travail
pénible pour tous (Ndlr : partage du travail par le
diminution du temps de travail et temps libre augmenté ... mais salaire également partagé). L’aiguillon du
profit en conjonction avec la compétition entre les capitalistes est
responsable de l’instabilité dans l’accumulation et l’utilisation du
capital qui amène des dépressions économiques de plus en plus graves. La
compétition illimitée conduit à un gaspillage considérable de travail
et à la mutilation de la conscience sociale des individus dont j’ai fait
mention plus haut.
Je considère cette mutilation des individus comme le pire mal du capitalisme.
Tout notre système d’éducation souffre de ce mal. Une attitude de
compétition exacerbée/exagérée est inculquée à l’étudiant, qui est dressé à idolâtrer le succès
de l’acquisition comme une préparation à sa carrière future.
POUR LE SOCIALISME
Je
suis convaincu qu’il n’y a qu’un seul moyen d’éliminer ces maux graves, à
savoir l’établissement d’une économie socialiste, accompagnée d’un
système d’éducation orienté vers des buts sociaux. Dans une telle
économie, les moyens de production appartiendraient à la société
elle-même et seraient utilisés d’une façon planifiée.
Une économie planifiée, qui adapte la production aux besoins de la
société, distribuerait le travail à faire entre tous ceux qui sont
capables de travailler et garantirait les moyens d’existence à chaque
homme, à chaque femme, à chaque enfant. L’éducation de l’individu
devrait favoriser le développement de ses facultés innées et lui inculquer le sens de la responsabilité envers
ses semblables, au lieu de la glorification du pouvoir et du succès,
comme cela se fait dans la société actuelle.
Il est cependant nécessaire de rappeler qu’une économie planifiée n’est
pas encore le socialisme. Une telle économie pourrait être accompagnée
d’un complet asservissement de l’individu. La réalisation du socialisme
exige la solution de quelques problèmes sociopolitiques extrêmement
difficiles: comment serait-il possible, en face d’une centralisation
extrême du pouvoir politique et économique, d’empêcher la bureaucratie
de devenir toute-puissante et présomptueuse ? Comment pourrait-on
protéger les droits de l’individu et assurer un contrepoids démocratique
au pouvoir de la bureaucratie ? (Ndlr : je ne vois que la vraie démocratie avec
le référendum d'initiative populaire (RIC) en tous domaines). La clarté
au sujet des buts et des problèmes du socialisme est de la plus grande
importance à notre époque de transition. Puisque, dans les circonstances
actuelles, la discussion libre et sans entrave de ces problèmes a été
soumise à un puissant tabou, je considère que la fondation de cette
revue est un important service rendu au public.
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